l’assaut

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Le sifflement strident résonnait dans le silence laissé par les salves de bombardement qui précédaient toujours les assauts. Émile sortit d’un coup de sa torpeur. Une demi-seconde plus tard ce fut son propre hurlement lui permit de bouger son corps transi par la peur et le froid. Un cri de fureur déchirant déjà rempli de l’horreur qui allait suivre, et anticipant les futures plaintes de douleur. Sans hésitation, il bondit à l’échelle hors du trou de fange faisant office de tranchée. Des milliers d’autres firent de même, en même temps. À l’unisson, la première vague se jetait vers l’enfer.

Il se mit alors à courir en poussant sur ses jambes le plus fort possible. Continuant à hurler pour oublier la peur, pour s’enivrer de toute la violence qu’il pouvait y avoir en lui. La baïonnette en avant, avec les milliers de silhouettes anonymes, il courait sous le feu de l’ennemi. Deux faucheuses allemandes, une sur sa gauche et l’autre sur sa droite crépitaient dans un nuage de fumée pour récolter leurs lots de chair humaine, de douleur et de mort. Les soldats tombaient autour de lui, devant, derrière, sur les côtés. Partout le sang, les cris d’horreur, les corps déchirés au champ d’honneur bourbeux, la mort dans la solitude de l’anonymat.

Il courait le plus vite qu’il pouvait, et fut de ceux qui s’approchèrent le plus de la tranchée ennemie. Soudain, il trébucha sur quelque chose, et tomba les mains en avant, l’obligeant à lâcher son arme pour amortir sa chute. Au lieu de toucher le sol, sa main gauche s’empala sur la baïonnette d’un fusil laissé par un camarade tombé devant lui. Il s’affala sur le sol. La douleur dans sa main existait à peine. Il était déjà essoufflé par la peur avant même de sortir de la tranchée, mais là, en fin de course déchainée, il semblait s’asphyxier. L’impression de mourir étouffé masquait la douleur de sa main traversée par la longue lame d’acier. Son arme avait dévalé la pente d’un trou d’obus, à côté duquel il se trouvait allongé dans la boue. Quelques longues secondes plus tard, plus d’une minute peut-être, il avait retrouvé son souffle, et au moindre mouvement la douleur lui rappelait fermement sa blessure. Étrangement, comme par réflexe, il pensait à son fusil : il fallait absolument qu’il le retrouve sinon l’adjudant-chef allait le sermonner et le punir. Après sa longue course, il s’était tellement rapproché des lignes allemandes qu’en levant légèrement la tête et en tordant le cou, il pouvait distinguer le visage de ses ennemis dans leur propre tranchée.

D’un geste vif et salutaire, il arracha violemment sa main de la baïonnette dans laquelle elle s’était prise. Ces lames étaient si bien aiguisées, durant les longues heures d’attente et d’ennui des soldats, qu’il sentit à peine la brûlure du métal contre ses chairs pourtant déjà tranchées. Cependant, quelques secondes plus tard, la main maintenant libérée, la douleur profonde devint alors intensément insupportable. Il dut attendre un moment, en haletant, mais sans émettre le moindre gémissement, que cela s’estompe un peu.

Ce qui restait de la deuxième vague de soldats avait maintenant rejoint l’endroit où il se trouvait. Ils couraient et sautaient par-dessus lui pour, quelques mètres plus loin, se jeter baïonnette en avant, et criant de toutes leurs forces, dans la tranchée ennemie. Leur arrivée le sortit de sa commotion et lui remit les idées en place. En roulant sur lui-même, il se laissa dévaler la pente du trou d’obus pour récupérer son fusil. Il y en avait pourtant partout, laissés à terre par d’infortunés camarades. Mais il voulait le sien, entre lui et son arme s’était formée une intime relation. Au fond, il atterrit dans une profonde flaque d’eau boueuse, rouge, sale et glacée. Une bonne cinquantaine de centimètres de profondeur. Toujours obsédé par la recherche de son arme, il commençait à tâter le fond à quatre pattes, la tête hors de l’eau, pour essayer de sentir sa présence. Un soldat tomba d'en haut directement au milieu de la flaque, générant un gros remous qui lui fit boire la tasse. Il toussait de l’eau presqu’à en vomir. Ses gros vêtements d’hiver gorgés d’eau résistaient à ses mouvements. Il trouva son fusil et l’agrippa fermement. Deux hommes de la troisième ou quatrième vague, il ne savait même plus, chutèrent eux aussi en même temps dans ce trou. L’un d’entre eux lui tomba dessus, alors qu’il essayait de remonter la pente glissante en rampant. Il se retrouva de nouveau au fond, épuisé, découragé, le froid et la douleur baignant son visage de larmes. Il finit par perdre connaissance.

Lorsqu’il reprit conscience près, d’une heure plus tard, la nuit était presque là. Une pluie d’obus français bombardait la tranchée allemande et donc aussi la zone où il se trouvait. Le bruit et le feu de l’enfer se déchainaient autour de lui. Assourdi par les explosions, et complètement engourdi par le froid de ces vêtements détrempés, il comprit qu’il fallait se rendre à l’évidence, c’était la fin. Pas la peine d’essayer de remonter pour sortir, ce cratere d'obus serait sa tombe.

Quelques minutes plus tard, après la fin du bombardement une nouvelle vague de soldats arrivait à son niveau pour s’engloutir dans la tranchée allemande. L’un d’entre eux glissa et tomba dans le trou sans être blessé. Il s’aperçut alors qu’Émile toujours vivant, s’y trouvait aussi. Après avoir scruté en dehors, il redescendit le chercher pour l’extraire et le ramener vers la tranchée française. Dans la tranchée allemande, les combats au corps à corps qui faisaient rage laissaient un espace libre de tir pour battre en retraite. Après quelques mètres, appuyé sur l‘épaule de son sauveur, il s’arrêta. « Je n’ai qu’une blessure à la main, on ne peut pas revenir pour cela. Ils vont nous prendre pour des déserteurs au combat. Allons aider les autres à en finir avec cette tranchée » dit-il en désignant le côté allemand. Ils se regardèrent fixement dans les yeux l’espace intense d’un instant. Ils y virent la peur, la douleur, l’ivresse de la violence et la folie déterminée à en découdre. Ils firent demi-tour d’un commun accord tacite et coururent se jeter dans la mêlée baïonnette au canon.

Épuisé en arrivant au bord, Émile se laissa simplement tomber dans la tranchée adverse, visant de sa baïonnette le dos d’un Allemand, occupé à se battre avec un autre soldat français, puis roula sur le sol de planches de bois laissant son fusil planté profondément dans le dos de l’ennemi. Cela donna l’avantage du surnombre aux Français qui repoussèrent en arrière les trois soldats allemands qui restaient encore debout. S’entravant sur les corps et les armes, ces derniers tombèrent au sol et furent tous trois achevés à coup de sabre et de baïonnette.

Levant les bras au ciel, les Français survivants criaient allègrement victoire.

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