Toile de fond

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 Le vent gonflait légèrement la bâche tendue au travers du rectangle vide de la porte. Virginie se dit qu’elle devrait refaire le laçage au pied de l’embrasure afin que la toile ne se courbe plus à la moindre pression et fasse mieux illusion.

 Elle jeta un œil par-dessus son épaule, et ne vit personne, comme d’habitude. Puis elle s’accroupit et entreprit de défaire deux des nœuds attachés à la tringle du bas. Avec de l’entraînement, c’était suffisant pour créer une ouverture à travers laquelle elle pouvait se glisser de profil. Virginie fit passer les sacs de ses courses avant elle, puis pénétra chez elle en prenant soin de ne pas se prendre les pieds dans la tringle. Enfin, elle renoua les cordelettes en les serrant plus étroitement qu’auparavant. Elle amena ensuite ses provisions jusqu’à la cuisine.

 Tout en rangeant ses vivres, les unes dans le réfrigérateur, les autres dans les placards, elle se félicita une nouvelle fois de l’ingéniosité de son stratagème. L’imprimé de la toile cirée reproduisait à merveilles l’aspect du bois, nœuds et irrégularités comprises. L’appréhension avait fini par faire place à la satisfaction à chaque fois qu’elle rentrait chez elle après une sortie et que de loin elle scrutait anxieusement l’effet que rendait la fausse porte. Avec le temps, et après que plusieurs amis passèrent devant sans rien remarquer, elle avait conclu que l’objectif était atteint. On n’y voyait que du feu.

 Aimé avait fait un sacré bon travail en saccageant cette pauvre porte. Après tout, il y avait mis l’énergie nécessaire. Virginie était restée interdite devant le résultat. Elle n’arrivait pas à croire que de telles mains, bien blanches, avec la peau douce et les ongles soignés, étaient capables d’une telle brutalité. Elle en avait donc déduit que son raisonnement se basait sur de mauvaises prémisses, et que si ces mains n’étaient pas capables d’une telle chose, c’est qu’elles n’avaient pas été si brutales que ça. Aimé était resté avec la porte sur les bras, et il avait gloussé d’un air incrédule en regardant les gonds arrachés. « J’imagine que c’est ce qu’il fallait faire, » avait marmonné Virginie d’une voix caverneuse au terme d’un silence où Aimé l’avait fixée avec le sourire aux lèvres et l’œil interloqué de celui qui demande des comptes, « elle était un peu coincée après tout. »

 « C’est peu de le dire ! » avait rétorqué le jeune homme en riant. « Quelle idée d’avoir de la si mauvaise qualité. Allez, comme elle est bigrement lourde, je vais aller te la jeter. » Virginie s’était sentie obligée de le remercier. Elle était de toute façon trop lasse, presque prostrée, pour faire quoi que ce soit d’autre. Elle avait quand même fini, en attendant son retour, par traîner ses jambes pesantes jusqu’à la salle de bains pour prendre une douche et sortir de sa stupeur. Bizarrement, sous l’eau, elle s’était mise à pleurer. Elle s’en voulait de réagir comme ça. C’était grotesque. Ce n’était qu’une porte d’entrée après tout.

 Une fois ce désagréable incident avalé, il restait le malaise de vivre dans une maison ouverte à tous vents. Virginie avait l’angoisse des cambriolages. Mais tant qu’Aimé était là pour la protéger, se disait-elle, elle pouvait bien se considérer en sécurité.

 Aimé avait promis de réparer la porte. Virginie avait admis avec simplicité qu’elle n’y connaissait rien en bricolage ; elle avait donc proposé de faire appel à un professionnel. Mais Aimé avait trouvé l’idée ridicule, puisqu’il était tout à fait capable de régler le problème tout seul. La jeune femme lui avait donc renouvelé sa confiance et s’en était remise à lui. À plusieurs reprises, il avait semblé étudier la question avec un œil expert pendant quelques minutes. Une fois il avait même pris des mesures avec l’écartement de son pouce et de son majeur – sa compagne lui tendit un mètre-ruban, mais il lui assura que c’était superflu. Quand, en attendant de trouver une solution définitive, Virginie avait posé une tringle à laquelle était suspendu un rideau de perles afin de retrouver un minimum d’intimité, Aimé lui avait reproché d’entraver les travaux. Et en fin de compte, il n’avait jamais rien fait. C’est vrai qu’il avait tendance à trouver pratique de pouvoir entrer et sortir de chez son amie quand bon lui semblait, sans même requérir son aide ni celle d’une clef. Mais au bout de quatre ans, Virginie avait fini par mettre littéralement Aimé à la porte, ou ce qu’il en restait, et elle s’était retrouvée seule dans une maison pleine de courants d’air.

 Au début, elle s’était dit qu’il ne servait à rien de vivre dans la paranoïa, que dans certaines cultures les concepts mêmes de porte et de verrou n’existaient pas, et qu’elle pouvait très bien se contenter de son joli rideau de perles. Il donnait à l’entrée un air tranquillement accueillant, d’ailleurs. Pour entrer et sortir, la jeune femme joignait ses mains comme en prière, puis les plongeait dans l’onde cliquetante qu’elle écartait dans une brassée avant que, petit à petit, la surface se reforme. Elle appréciait la poésie quotidienne de ce geste et l’aspect miroitant des perles. Mais c’était sans compter sur les cauchemars qui commencèrent à l’assaillir. Les nuits de Virginie devinrent le théâtre de cambriolages imaginaires. Certains se produisaient sans violence supplémentaire ; d’autres incluaient des voleurs un peu sadiques, qui la ligotaient et la bâillonnaient sur son lit pour mieux retourner les tiroirs et vider les armoires à loisir. Une fois, elle rêva qu’elle se réveillait au son d’un intrus qui farfouillait dans l’obscurité de sa chambre et qu’elle alluma instinctivement sa lampe de chevet. C’était Aimé, accoutré d’une combinaison de ninja et d’un loup de cambrioleur, qui cherchait une chevalière qu’il avait oubliée dans la commode. Virginie s’était alors réveillée, pour de vrai cette fois-ci, en sursaut, et avait allumé la lumière avec un cœur qui battait à tout rompre. Après ça, elle ne savait plus, la nuit, ce qui faisait partie du rêve ou de la réalité, et elle se résolut à entreprendre quelque chose.

 Elle consulta alors plusieurs artisans. Le premier, qui pouvait très bien remplacer une porte par une autre, était incapable ou fatigué d’avance de réparer les dégâts conséquents qu’avait laissé la fracture. D’autres étaient tellement submergés de demandes que Virginie abandonna face aux nombreux mois d’attente. Un autre encore, au lieu d’examiner le cadre de la porte afin de trouver une solution appropriée, passa son temps à sermonner sa cliente sur l’inconscience de passer des années sans porte d’entrée, sur l’insécurité actuelle dans le pays, et la bêtise qu’elle avait eu de ne pas avoir immédiatement requis ses services en faisant payer la note à l’animal qui avait fait une chose pareille. Au bout d’une heure de prêche, voyant qu’aucune mesure concrète n’était encore prise alors qu’il allait lui faire payer son intervention au tarif horaire, Virginie le reconduisit fermement dehors. Ensuite, on lui suggéra d’opter pour une porte électrique munie d’une alarme et d’un système de surveillance hors de prix. Puis on lui proposa un simple battant en bois massif, mais pour à peine moins cher. Elle dut décliner tous les devis. Elle n’avait pas encore assez de ressources personnelles pour mener à bien aucun de ces projets. C’est alors qu’elle finit, dans un magasin de bricolage, par tomber sur un rouleau de toile imitant le grain du bois et se dit que, au fond, le début de toute protection était de faire croire qu’elle en avait une. Si la fausse porte qu’elle s’était fabriquée grâce à cela n’était guère d’aucune aide face à une intrusion, elle pouvait cependant la prévenir en amont, et en cela elle contribua à rendre à Virginie un peu de sa paix intérieure. Dès lors, ses cauchemars se tinrent à une distance plus respectueuse.

 Après avoir rangé ses courses, Virginie se mit à préparer un quatre heures. Elle attendait Bonaventure, un collègue qui lui plaisait beaucoup et qu’elle avait invité à boire un chocolat chaud dans son jardin en fleurs. Il devait arriver dans un quart d’heure, ce qui laissait à la jeune femme le temps de poser les éclairs au chocolat et au café sur un plateau, de chauffer le lait, et d’apporter le tout sur la table du jardin. Elle protégea celle-ci de son vieux parasol, qui pouvait faire rempart tant au vent et à la pluie qu’à la lumière. À peine avait-elle terminé que Bonaventure arriva, en sautant d’un pied vif par-dessus le portillon. Elle l’accueillit avec un sourire radieux, et il lui fit toutes sortes de compliments, sur sa mine comme sur ses œillets. La boisson fut onctueuse et les pâtisseries délicieuses. Ils discutèrent tout l’après-midi, comme s’ils étaient en si bonne compagnie que leurs fesses ne sentaient pas combien les chaises de jardin étaient inconfortables.

 Tandis que le soleil se faisait de plus en plus intense à mesure qu’il approchait de l’horizon, Bonaventure posa sa main sur celle de Virginie, qui jouait avec quelques pétales de fleurs de cerisier tombés au milieu de la table. Elle se figea, rosit du menton jusqu’au front, et une douce chaleur l’envahit tout entière. En imagination, elle sentit les deux mains fermes de Bonaventure se poser sur ses cuisses, remonter le long de son corps, épousant les collines de ses hanches, de ses seins et de ses épaules, se rejoindre sur sa nuque, et défaire son chignon en se glissant dans ses cheveux. Bonaventure dut saisir dans ses yeux un aperçu de son rêve éveillé, puisqu’il la fit quitter sa chaise, l’attira contre lui, la fit asseoir sur ses genoux et lui donna un long baiser. Elle le lui rendit avec une gratitude enthousiaste, comme si elle buvait enfin à même la source après avoir traversé un désert.

 Après l’avoir serrée contre son cœur, Bonaventure la regarda dans les yeux d’un air entendu. « Le temps passe vite, il commence à faire tard. Je ne vais pas prendre le volant alors que la nuit tombe… Je crois qu’il vaut mieux que je reste ici ce soir. »

 Mais ce n’était pas vraiment ce que Virginie avait prévu. Pas tout de suite, pas comme ça. « Oh, le soleil est encore haut et les nuages ont disparu ; la nuit promet d’être claire. Tu peux rentrer sain et sauf, on se verra demain. » Et elle lui caressa la joue pour rendre sa phrase plus douce.

 « Mais enfin, petit ange, ce n’est pas maintenant que je vais m’en aller. Pas maintenant que tu m’as mis en appétit ! » Avec un vague doute dans la voix, elle répondit : « Je n’ai plus d’éclairs, mais si tu veux, j’ai des cookies. »

 Bonaventure éclata de rire et lui tapota la tête comme à une bête savante qui vient de réussir son numéro. « Ce n’est pas de cet appétit-là dont je parle, ma biche. »

 Virginie se leva de ses genoux, épousseta sa jupe, commença à rassembler la vaisselle sur le plateau. « Écoute, Bonaventure, tout ça est un peu précipité. On a tout notre temps. Tu vas un peu trop vite à mon goût. »

 Il attrapa sa main qui posait la théière vide du lait qu’elle avait contenu. « Tu ne m’as quand même pas invité et embrassé pour me dire de prendre mes cliques et mes claques ? »

 Elle se défit de sa prise et souleva le plateau. « Je ne voyais pas les choses comme ça. » Et elle se détourna.

 « Virginie ! Virginie, mon ange ! » l’appela-t-il, alors qu’elle se dirigeait d’un pas résolu vers la porte de derrière, rentra dans la maison et ferma derrière elle à double tour. Il la suivit et tambourina sur le bois du battant. « Allez, Virginie, ne fais pas ta mauvaise tête ! Qu’est-ce que c’est que ces manières ? Tu ne vas quand même pas me reprocher de te donner ce que tu cherches ! »

 « À demain, Bonaventure ! » lui répondit-elle derrière la porte. « Rentre bien et passe une bonne nuit ! »

 Il ne fit plus de bruit. Virginie se sentit tout autant soulagée que coupable. Sans doute aurait-elle dû lui faire comprendre sur un ton moins froid ? Ou peut-être aurait-elle dû se serrer contre lui un peu moins fort ? Avec un soupir, elle posa le plateau sur la table de la cuisine sans rien ranger ni laver, et se dirigea vers sa chambre. Mais en traversant le hall, son corps se figea.

 Sur la toile qui tapissait le vide béant de l’entrée, un point de tension apparaissait là où un index était posé. Le doigt glissa, et la tension migra ; puis les deux disparurent. Ils furent bientôt remplacés par une extrémité plus pointue qui perça la bâche d’un coup sec. La lame courte et étroite d’un couteau suisse apparut à l’intérieur de la maison. Virginie, comme envoûtée, fit quelques lents pas de plus pour entrer dans sa chambre. Elle ne pensa même pas à fermer la porte de la pièce. De toute façon, elle ne pouvait plus la verrouiller depuis qu’Aimé en avait égaré la clef. La jeune femme s’assit lourdement sur son lit. Elle entendait au loin le petit canif fendre la toile, avec un chuintement plus doux qu’une fermeture éclair. Puis un bruit de pas résonna, après avoir soigneusement enjambé la tringle à rideau. Virginie, lasse, sentait qu’elle avait perdu d’avance. Elle ferma les paupières, et ne bougea plus.

 Car, enfin, on n’invite pas impunément un homme à boire du chocolat dans son jardin en fleurs, surtout quand on n’a plus de porte d’entrée.

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