Le chant du vitalione

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  • Écoute, Corleno. Voici ton requiem.

Tandis qu'un air cordé fredonne doucement le début d'une mélopée, un sentiment d'immense chagrin s'empare du vieil homme. Corleno ne sait pas où il est, ni pourquoi, mais le chant sinistre du vitalione suffit à l'apaiser. C'est un son lent, grave même sincère qui l'a suivi tout au long de sa vie, le hantant presque par moments. Et si la cécité n'a fait qu'accroître son amour pour cet instrument, ses accords langoureux en revanche lui en sont parus mille fois plus tragiques. Comme si chacune des notes ainsi prononcées était un mot d'adieu céleste qui touchait directement son cœur. Pourquoi donc cette lulabie lui apparait-elle maintenant ? Le vieux Corleno poserait bien la question, mais les mots ne lui viennent pas. Serait-il trop ému ? Le grincement des cordes acquiesce sombrement, accordant un timbre affecté dans son harmonie. Il jurerait entendre au loin des sanglots portés sur l'écho de sa prosopée, mais n'y prête pas attention. Seule la musique est importante. En écoutant les arpèges, il devine le cheminement talentueux des doigts le long des cordes, caressant le vitalione avec virtuosité. Un frottement satiné surssure alors à son oreille : c'est la veste en soie du mélomane qui glisse sur le corps de bois de son instrument. Corleno reconnaît la qualité de l'habillage du musicien, il en est rassuré. Ainsi le joueur porte une veste de même facture que la sienne, voilà un homme de goût ! Et bien sûr, son maniement des cordes est exceptionnel. Mais qui donc est ce mystérieux vitalioniste ? Alors qu'il y songe à nouveau, un bruit désagréble vient troubler la pureté de son écoute. Une coupure nette à travers le grésillement des filins, comme une goutte qui s'écoulerait dessus. Floc ! Tiens ? À nouveau, quel est donc ce désagrément. Une si légère perle qui tintinnabule sur le vitalione. Corleno reconnait enfin ce dont il s'agit : seule une larme résonne ainsi. Mais le musicien larmoyant ne cesse pas de jouer, malgré ses sanglots. Il en perdrait un peu son rythme, et Corleno décèle à présent de légères erreurs de tonalités - ou en est-ce vraiment ? Le son n'en est pas mauvais, bien au contraire... Alors, une émotion profonde envahit le vieil aveugle, un sentiment frissonnant qui le parcoure entièrement. Il n'avait pas entendu ce style depuis des lustres, mais ce jeu si particulier, il en a ouï les notes pour la première fois lors des funérailles de son fils aîné. C'était une symphonie mélancolique qui avait accompli l'exploit d'atteindre tout droit son âme en ce jour si noir. Aujourd'hui, elle retentissait à nouveau. Et il en reconnaissait par conséquent l'interprète : son fils cadet. Si Louca jouait du vitalione avec autant d'émotion, ce ne pouvait être que pour lui. Bien sûr, c'était si clair à présent ; Corleno aurait pleuré s'il le pouvait, ou plutôt, il aurait applaudi.

Le vitalione est un instrument très singulier dont la messe apparait seulement lors des enterrements. L'arrangement de ses cordes et sa mélodie inégalable lui donne l'étonnante faculté de redonner un souffle aux défunts, le temps seulement d'un morceau. Ainsi, Corleno comprend là que ce requiem joué par son fils est le sien. Tout est arrivé si vite... Mais le trépas était inévitable, il le sait. Louca reprendra son flambeau, il a toute confiance en lui.

Ne pleure pas mon fils, je sais que je te laisse avec une lourde responsabilité ; mais tu es mon digne successeur, tu feras mieux que moi dans tous les domaines. Tu seras un bon père, un bon amant, un bon grand-père... Tu seras le chef parfait pour cette famille.

Les dernières notes se suspendent alors dans les airs, Louca peine à finir son morceau tant la perte est cruelle à ses yeux. Mais il est brave, ses doigts continuent de gratter doucement les cordes affinées du vitalione en un adieu solennel. C'est ainsi que font les hommes dans la famille : sans beau discours, sans prière ; la musique dit ce que les mots ne sauraient exprimer. Corleno est si fier de son fils... Et tandis que le decrescendo final achève le solo, il sait à présent qu'il peut reposer en paix.

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