Le petit déjeuner du père

 Six heures trente. J’entends ses chaussons qui frottent le sol de manière déjà nerveuse. Le robinet s’ouvre à fond quelques secondes. Je perçois le bouton qui enclenche la bouilloire. Tandis que le grondement sournois s’amplifie, il pose un bol sur la table. Le frigo s’ouvre et je sais qu’il pioche d’abord le beurre et deux pots de confiture. Il les amène sur la table et ses chaussons dérapent en faisant demi-tour vers le réfrigérateur. Il choisit deux autres bocaux, puis tire un sachet contenant le reste de baguette vieillissante. Le grille-pain reçoit deux tartines pour commencer. La bouilloire est prise d’assaut dès que l’eau produit des bulles. J’entends l’eau se déverser dans le bol où ne manquera pas de trôner un sachet de thé russe. Mon sommeil est suspendu par les allées et venues des chaussons et les bruitages qui donnent lieu à des images nettes dans mon esprit. C’en est crispant de précision et de prévisibilité. Vingt ans que j’ai le loisir d’observer son cérémonial du matin, à la table du saint petit déjeuner. Les tartines sautent du grille-pain. Il jure en se brûlant les doigts et les remplace immédiatement. Le couteau gratte les zones noircies du pain et me fait définitivement renoncer au trou noir du sommeil. La chaise irrite le carrelage et mes tympans en reculant. Je le devine attablé avec son bol de thé fumant et les six pots de confitures disposés en arc de cercle. Les raclements du couteau chatouillent mon échine recroquevillée. Je visualise le dépôt du beurre dans les trous du pain tiède et durci. Hier soir, j’ai fini la barquette de beurre salé breton. Je sais qu’il est en train de compenser en saupoudrant d’un geste extrêmement mesuré quelques grains de sel sur sa tartine. Il doit commencer par la marmelade incontournable de chaque matin du monde, celle à l’écorce d’orange qui marie l'amer et le sucré. La cuillère opère des virages méticuleux sur la surface de la tartine. Puis il la trempe dans son bol. Inévitablement, l’eau chaude déploie la matière grasse sur toute sa surface. Avec toutes les attentes du monde, il croque un premier morceau. Il aspire aussi une gorgée de thé aussi prudente que bruyante. C’est le même son contrariant qu’avec la cuillère de soupe qu’il porte à sa bouche tous les soirs d’hiver. Deux tranches de pain sursautent à nouveau dans le calme de la maison. L’odeur des toasts et du beurre fondu monte jusqu’à mon lit situé dans la mezzanine. Surtout, ne pas descendre maintenant. Je n’ai pas faim et surtout pas envie d’assister à ce spectacle que je connais trop bien. Pas besoin de quitter mon perchoir pour être sûre qu’il a la tête rentrée dans les épaules et marmonne des conversations tout seul devant son bol en levant les sourcils. J’attends nerveusement que tout cela prenne fin avant de pouvoir me rendormir ou me lever. Le tic tac de l’horloge accompagne les pensées silencieuses de mon père. Il est en train d’engueuler son collègue en même temps que la troisième tartine croustille dans sa bouche.

 Alors que mon sommeil menaçait un instant de tirer le rideau sur cette scène culte, le bol se prend un choc dans l'évier, suivi du tintement mat de la cuillère collante et du couteau graisseux. Je sais qu’il ne m'embêtera pas avec le bruit du lavage. À mon tour sur les lieux du crime, je trouverai sans faute le bol du protagoniste, un fond de thé refroidi abritant des débris de pain épanouis comme des algues. Le reste sera encore sur la table, miettes de pain comprises. Le beurre aura ramolli dans l’axe du rayon de soleil et les pots de confiture demeureront ouverts aux mouches opportunes.

 À présent, c’est la cafetière qui s’échauffe. Sa musique est plus récréative que celle de la bouilloire. L’indestructible tasse de mon père avec marqué “coffee” dans tous les sens est placée sous l’averse de liquide senseo. Nul doute sur le fait qu’elle aussi restera exhibée sur la table basse avec de la mousse imprimée sur les parois. Le parfum de sa boisson finit par atteindre l’air que j’inspire. Je me laisse bercer par le son de la cuillère qui touille. Dans le silence de la maison résonnent les inquiétudes de mon père, jambes croisées sur le divan. Il songe au devis qu’il n’a, encore une fois, pas bien su estimer. Sa journée s’annonce mal car il est en train de dépasser de loin le nombre d’heures qu’il avait prévues pour ce projet "balustrades". Ces réflexions durent environ huit minutes. Enfin, j’imagine qu’il a découvert l’heure sur la pendule car ses pas se dirigent brusquement vers l’entrée. Il jette ses charentaises et ouvre la porte du sous-sol pour saisir ses souliers de travail. Il tire la fermeture de son blouson et saisit les clés de voiture avant de sortir en claquant la porte. Le fourgon démarre dans le jour timide et froid. Trente secondes plus tard, j’entends des pas pressés dans l’escalier. La porte du sous-sol s’ouvre brusquement et les gros sabots se dirigent vers la cuisine. Une casserole se remplit d’eau à vive allure. La porte claque à nouveau et il s’en retourne dégivrer le pare-brise. Mon corps est tendu. Je sais que mon père a besoin de plusieurs allers-retours entre la voiture et la maison avant de partir pour de bon. Voilà qu’il fait à nouveau irruption. À coup sûr, il a dû oublier son portefeuille ou ses lunettes. Il repart en claquant la porte plus fort que les fois précédentes, comme s’il y mettait la détermination pour que ce soit la dernière. Et, effectivement, le fourgon vrombit en marche arrière, puis le moteur s’éloigne. La maison pousse un soupir de soulagement.

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Le petit déjeuner du pèreChapitre35 messages | 2 ans

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