Chapitre 9

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Au rez-de-chaussée, on m'amena dans une cuisine où cinq femmes installées à une table de bois mangeaient en cadence du gruau épais. Un bol refroidissait à la place qu'on me désigna. L'idée d'y tremper une cuiller me révulsa. Mais j'aurais besoin de forces pour affronter la journée.

La première bouchée me souleva le cœur. Des grains d'avoine s'amalgamaient en grumeaux collants. Ni sucre, ni crème, n'adoucirent mon supplice.

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Je posai ma cuiller. Un coup brutal m'atteignit à la nuque. Je me retournai, prête à me défendre. Une grosse femme, vêtue d'un sarrau, tenait à la main une spatule de bois. D'un geste de la tête, elle m'intima de manger. Je me levai, lui fis face. Elle leva de nouveau le bras, je bloquai son attaque. Elle hurla.

Blaise surgit dans la pièce, un revolver à la main.

- Alors, on fait des siennes, Mariloup ?

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On m'avait jointe à une équipe formée de trois autres Épouses, toutes vêtues, comme moi, d'une mauvaise robe de coton. Je compris que les femmes assignées à la partie neuve de la demeure faisaient partie de l'élite de la communauté. Leurs perruques étaient composées de vrais cheveux, leurs vêtements d'étoffe de qualité. Pendant mes courtes pauses, je les voyais partir au lac, les peignoirs sur les bras, sans un regard vers moi.

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Deux dortoirs de trente lits occupaient chacun un étage de la maison. On avait à ce point optimisé l'espace qu'il était difficile de se faufiler entre les matelas où gisaient, souillés comme des suaires de lépreux, les draps à laver. À travers mes gants de latex, je sentais les récentes empreintes des chairs qui s'y étaient vautrées.

Nous jetions le linge dans un vide-linge. Au sous-sol, quatre énormes machines s'activaient.

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Le travail était astreignant. Il se faisait en silence. Au fur et à mesure que l'avant-midi avançait, la maison, goulue, buvait aux rayons du soleil, se repaissait de sa cruauté. Ma sueur trempait le mince tissu de ma robe. J'avais ce dortoir en horreur. Des relents de mes premières nuits me hantaient, les chairs grasses et débordantes, la promiscuité. Stella m'avait dit que certains participants revenaient chaque année. Comment y croire ?

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Le plus incompréhensible, c'était ma propre situation. J'avais gagné une formation, je me retrouvais soumise à un esclavage abject. Mon seul espoir était de trouver un téléphone, ou Jade.

Je repensai à l'auto de la veille, qui fonçait vers la grille. Qui fuyait ? Était-ce seulement une fuite ?

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Mon intuition me disait que ça n'allait pas pour eux non plus. L'entrée de Dave au bras de Stella, les yeux de foudre de Jade. S'étaient-ils réconciliés, avaient-ils fui pour un week-end en amoureux, laissant à Blaise le soin de parfaire ma formation de conférencière sur l'usage du javellisant contre les cernes de sueur ?

Dave et Stella ? Pourquoi pas ? Ou les deux femmes ensemble, comme dans les Diaboliques ?

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J'en venais à penser que le séminaire n'avait été orchestré que pour moi, pour me piéger. Ça n'avait aucun sens, cette clownerie immonde dans un bled reculé, le peu de participants, leur sottise, leur indifférence à dormir entassés dans des dortoirs puants ; ça n'avait aucun sens, ce prix qui m'obligeait à rester six jours de plus ; pas de sens non plus, l'attitude nonchalante de mon mari, heureux, même, que j'aie signé.

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Je voyais parfois passer Stella, son peignoir à l'épaule, nue, ou les autres jeunes. Puis le samedi, le groupe partit. Je les entendis rire, se disputer. Le bruit des portières, les crissements des pneus sur l'allée de gravier.

Et moi, pourquoi restais-je avec ces femmes silencieuses et terrorisées ?

Je devais trouver un moyen d'en savoir plus, avant de mettre les bouts.

Il n'était pas question que je m'éternise en enfer.

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