Chapitre 7

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On avait ouvert à la pleine grandeur les portes de la salle de bal, et la fraîcheur du soir se mêlait à celle du climatiseur qu'on avait négligé d'éteindre. Je frissonnais dans ma minirobe. Si Dave avait misé sur les danseurs pour réchauffer la place, on voyait qu'il s'était planté. Agglutinés au bar, une dizaine d'émules des Kardashian s'envoyaient des shooters en attendant qu'il se passe quelque chose.

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Jade se trouvait parmi eux. Sa longue chevelure de jais reflétait la lumière criante des lustres. Ces derniers, lourds de centaines de lamelles de verre, formaient un cercle autour d'une intrigante installation, censée représenter Atlas portant une Terre suspendue à un filin. Les pieds du colosse pendaient dans le vide, ce qui jetait un doute sur l'efficacité de ses efforts. Un jour perpétuel peignait le plafond de bleu, de nuages et d'angelots.

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Je m'avançai. L'épouse de Dave se penchait sur Yan, effleurait de ses mèches sa joue, caressait de ses ongles carmin sa main. Elle lui parlait à l'oreille, tentait de couvrir le vacarme du disco qui rebondissait en écho dans la vastitude de la salle conçue pour accueillir une délégation olympique américaine.

Je me plantai derrière elle. Jade ne se retourna pas. Je lui touchai l'épaule.

- Ah ! C'est toi...

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Elle m'observa un instant, d'un œil mi-amusé, mi-soucieux, puis se tourna de nouveau vers Yan. J'insistai :

- Je dois te parler, c'est important.

Jade se leva d'un bond, s'excusa auprès du jeune homme, et m'entraîna au milieu de la salle de danse.

- Il faut que je parte d'ici.

- Pourquoi t'adresses-tu à moi ?

- J'ai...

- Tiens, voici David !

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L'homme faisait son entrée, tel un vainqueur ému marchant vers le podium. À son bras, une Stella radieuse, l'œil agrandi par l'excitation. Leur look sciemment harmonisé, la chemise de satin argentée de Dave répondant à l'éclat des sequins de la minijupe de sa compagne, ils semblaient sortis d'un mauvais film des années 80.

Je me tournai vers Jade. Elle observait la scène, livide.

- Sois courageuse, murmura-t-elle.

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Le bar se vida, tous s'attroupèrent autour de Dave. Stella quitta son bras, s'avança vers moi, tout sourire.

- Eh bien, tu en fais une tête !

- J'ai la migraine.

- Viens, sortons. Nous danserons plus tard.

Elle m'entraînait vers la pelouse. Avant de s'y engager, elle défit les courroies de ses fines sandales, les enroula autour de ses doigts, et nous enfonçâmes nos orteils dans l'herbe fraîchie par l'humeur de la nuit.

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La rumeur de la fête s'estompa. Nous nous retournâmes, observâmes un moment la lumière scintillante des lustres sur les têtes savamment coiffées des danseurs. On se serait cru dans un roman de Fitzgerald : n'y manquaient que Gatsby, sa lumière verte et son espoir. L'aile Est de la demeure, plongée dans la pénombre, prenait des allures de parente pauvre. Sa façade de bois récemment repeinte cachait la tristesse de son abandon.

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- Je rentre, dit Stella. Je frissonne.

Je restai seule, savourai ce répit. Je pensai téléphoner à Bertrand pour le supplier de venir me chercher, mais me rappelai l'expression moqueuse de Stella. J'étais perdue. L'ombre de mon mari planait sur moi, me guidait. Stupide, je me laissais mener. Bertrand restait muet, je guettais dans le pli de sa bouche le reproche ou l'approbation.

Le bruit d'un moteur me tira de ma rêverie amère.

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Un coupé sport surgit de l'arrière de la maison. Ses phares m'aveuglèrent au moment où il bifurqua pour s'engager dans l'allée qui menait à la grille. Je me demandai combien étaient restés après le séminaire : Blaise, que j'avais entrevu à la fête, Jade, Stella, les huit oisifs, et moi. Des Épouses immaculées, du personnel de cuisine, peut-être un jardinier.

Qui s'enfuyait ? Était-ce seulement une fuite ?

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Dans la lumière des phares, une silhouette blanche brilla, fugace. Une fois mes yeux réhabitués à la noirceur, je compris qu'une femme me faisait signe d'approcher.

- Chut ! Dépêche-toi.

Une Épouse immaculée se tenait à l'orée du boisé, non loin du chemin qui menait au lac. Elle m'entraîna sous les arbres.

- On ne doit pas me voir, murmura-t-elle.

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Elle se tenait devant moi, un doigt sur les lèvres. Elle le retira, me sourit, devint grave.

- Si on me trouve ici, je suis morte.

- Au propre ou au figuré ?

- Une de mes sœurs a été retrouvée flottant sur le lac. On ne rigole pas, ici, avec les désirs de liberté.

- Il n'y a pas eu d'enquête ?

- Qui sait où tu es ?

- Mon mari.

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- Réfléchis : pourquoi es-tu restée quand tous les autres sont partis ?

- Que me veux-tu ?

- Te mettre en garde.

- J'irai voir Jade demain.

- Oui, et ton mari va venir te chercher. Moi aussi, j'ai cru au père Noël.

- Laisse-moi. Je rentre.

- Tu ne comprends rien ? Tu crois vraiment qu'on est ici de notre plein gré ?

- J'ai gagné une formation. Je vais devenir guide et conférencière.

- C'est drôle, c'est ce qu'on m'avait promis, à moi aussi.

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Je tremblais de tous mes membres. Je me ressaisis, me dirigeai vers la porte-fenêtre. À l'intérieur, Stella et Yan se serraient en un slow langoureux sous le colosse aux pied de faux bronze. Autour d'eux des couples s'enlaçaient, femme et homme, femme et femme.

Comme je me faufilais au milieu des danseurs, une main empoigna fermement mon bras. Je me retournai : Blaise.

- Viens danser, Mariloup.

- Désolée. J'ai la nausée, je monte.

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Les yeux de Blaise brillèrent de leur étrange lueur rouge. D'où provenait cette illusion ? De ma paranoïa ? Tout me paraissait si irréel.

- Sois en forme demain matin, ma belle. Une longue journée t'attend. Huit heures, sur la pelouse, sans faute.

Je contournai les danseurs, et m'éclipsai.

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Je montai en courant. Dans ma chambre, je reprendrais mes sens et pourrais téléphoner à Bertrand. J'avais laissé mon portable à charger.

Il n'y était plus.

Paniquée, je fouillai partout les lieux, sous le lit, entre les coussins du récamier, jusque dans ma trousse de maquillage.

Toujours pieds nus, je ressortis.

Marchant à ma rencontre, formant un mur blanc, trois Épouses immaculées me bloquaient le passage. Au milieu, la femme du boisé.

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