Mon bonhomme

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— Maman ?

— Oui ?

— Pourquoi tu as renoncé à tout ça ?

— Renoncé à quoi ?

— A moi.

— A toi ?

— Aux enfants en général. J’veux dire que tu pouvais et que tu t’es juré de toujours refuser, tu te souviens ?

— Parce que tu aurais voulu venir ici, toi ? Dans ce merdier en rotation autour d’une étoile déclinante ? Sur ce lopin de terre où le but c’est d’en avoir une plus grosse et de montrer aux autres qu’on sait pisser le plus loin ?

— C’est pas beau les gros mots dans ta bouche, maman.

— Oui, bah tu vois, si j’ai choisi de ne pas t’avoir c’est justement pour parler avec les mots que je veux, petit con.

— Mais en vrai, maman, pourquoi tu ne veux pas de moi ?

— Arf… Ce n’est pas que je ne veux pas de toi, hein. Enfin… Ce n’est pas de l’égoïsme, tu vois ? Je veux dire… Avant que tu sois là, j’en ai connu des marmots. Ceux des colonies que j’animais pour me faire de la thune, ceux que j’encadrais lors d’activités équestres et ceux des cousins cousines que j’ai vu devenir parents. Ce n’est pas comme si je n’avais jamais essayé et le résultat est là : des échecs cuisants à répétition.

— T’as essayé…

— J’ai essayé et j’ai déprimé. Je ne sais pas comment elles font ces mamans qui gardent le sourire, leur tendresse et leur joie de vivre devant les détresses émotionnelles devant lesquelles tu peux nous foutre, toi, le petit bout d’homme. Et si je n’étais pas assez bien ? Assez forte ? Assez douce ? Assez tendre ? Assez stable ? Assez parfaite pour toi ? Je suis bonne à rien alors pourquoi je ferais une exception pour toi ? Je n’ai pas plus de compétences pour t’éduquer que pour faire de la voltige en avion.

— Tu auras trop peur de moi, c’est ça ?

— Je n’aurais pas peur de toi. J’aurais peur pour toi.

— Pour moi ?

— Tu viens de débarquer ou quoi ? La faim dans le monde, les migrants qui se noient, les drogues, les meurtres, la pédophilie, la pornographie, la propagande médiatique, les néofascistes, l’eugénisme, l’escroquerie, l'homophobie, le terrorisme, l’inégalité homme-femme, la crise écologique, démographique, économique, mondiale, t’es pas au courant de tout ça petit ?

— Bah … Non.

— Eh bah moi je sais : le monde est une pute. Et je sais que je ne veux pas que tu saches. Pas envie de te balancer là-dedans en te faisant croire que j’ignorai tout et que j’étais persuadée que c’était un endroit plein de barbe à papa et d’ours en chocolat.

— Ça veut dire que tu ne veux pas que j’existe alors.

— C’est exactement ça, petit monstre. Mais ça ne veut pas dire que je ne t’aurais pas aimé. Je ne vois juste pas comment t’expliquer le sort qui est réservé aux plantes, aux animaux, aux femmes et à tous ces hommes qui n’appartiennent pas aux dix pourcents de la population mondiale qui prend les décisions pour cette pauvre planète. En vrai, même moi je ne décide rien à part que je ne veux pas balancer une âme aussi pure que la tienne dans la gueule baveuse de mensonge que prépare mon monde pour toi.

— Et tu n’as pas peur que je te manque parfois ?

— Ooooh que si ! Des fois j’y pense. Je me dis qu’un jour je vais finir vieille, tu sais. Les gens que je côtoierai auront une horde de chiards dans les pattes. Et les différences de ce genre, entre les gens du même âge, ça éloigne, tu vois ? Pour s’entendre, on a besoin de se ressembler, nous les membres de cette espèce trop nombreuse. Peut-être même que ça me séparera de l’homme que j’aime. Je n’en sais rien. Et il viendra un jour où je serai trop vieille pour me contenter de ma solitude. Ce qui me terrorise, ce n’est pas d’être seule : ce dont j’ai le plus peur, c’est d’arriver à cet âge où on n’arrive même plus à garder la tête sur ses épaules et les jambes sous le corps. A cet instant de ma vie où j'aurai besoin à nouveau de proches pour prendre soin de moi, et que j’irai dans ces maisons où on jette les vieux comme des presque morts. Des chaussettes dont on essore encore le fric avant de les laisser mourir. Je ne veux pas laisser de famille, ni de mémorial. Je veux juste qu’on me traite comme un être humain jusqu’au bout. Pas comme une sans famille. Même prendre soin de ceux qui n'ont rien, mon monde ne sait plus le faire.

— Et ça ne pourrait pas te pousser à me faire exister tout ça, dis ?

— Il me faut du temps, gamin. J’aimerai bien t’y voir à vingt ans, toi. Avant de penser à toi, je dois d’abord me débarrasser de mes rêves d’enfants.

— Ça prendra du temps, tu crois ?

— Du temps, de l’argent. Du courage et de la persévérance.

— Mais c’est encore possible, hein ?

— Tout est possible dans ce triste bourbier. Regarde Donald Trump.

— C’est qui Donald Trump ?

— Personne, petit. Ce n’est pas une personne, en fait.

— Alors on peut se dire à plus tard, maman ?

— On se reverra plus tard petit. Quand on aura tous les deux retrouvé un truc.

— Quel truc ?

— De la patience et de l’espoir, mon bonhomme.

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