Le bug

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« Selon toi, qu’est-ce qu’un bon développeur ? »

Valentin toisa son futur directeur technique d’un regard confiant, avant de lui répondre:

« Quelqu’un qui anticipe les problèmes. »

Depuis ce jour, il était persuadé que cette réponse pertinente lui avait valu son embauche chez Tourbillon. Mais aujourd’hui, cet argument restait manifestement un mensonge que Valentin allait payer au prix fort si — d’ici ce soir 18h00 — il n’arrivait pas à anticiper les problèmes. Ou plutôt à les résoudre.

Ce matin-là, Valentin balaya l’open space d’un regard furtif, s’attardant sur le visage tendu de ses collègues.

« Alors, tu penses que ça va le faire ? »

Valentin sursauta. En face de lui, la silhouette discrète de Francis se redressa sur son siège.

« Tu m’as fais peur ! grogna Valentin, tout en tapant son mot de passe de session. Ce soir à 18h00, ce bug sera de l’histoire ancienne, et Tourbillon 2.0 sera disponible dans le monde entier. »

L’équipe marketing ne pouvait plus faire marche arrière sur ses dernières annonces officielles. Depuis bien trop longtemps, tout le monde attendait la mise à jour TRBL 2.0 pour qu’un nouveau retard puisse être envisageable par la communauté impatiente.

La notification de 10h00 indiqua à l’équipe qu’il était l’heure de la réunion quotidienne.

Après avoir rejoint la salle de réunion, Valentin promena son regard sur les personnes présentes. Soudain, son visage se fit sombre. Il n’en croyait pas ses yeux. Là, Alexis, le directeur technique de Tourbillon en personne, se tenait en bout de table, les mains dans le dos, scrutant les développeurs d’un regard froid. D’une voix coupante, Alexis prit la parole.

« J’imagine que vous savez pourquoi je suis là. »

Alexis toisa Valentin d’un regard accusateur.

« Le bug », hasarda Valentin.

— Je n’en reviens toujours pas qu’on se retrouve dans une telle situation. Il y a encore deux jours, tout allait bien. Et là, quelques heures avant la mise à jour officielle, des bugs apparaissent ! Comme par magie ! »

Alexis hurlait véritablement, comme un père qui gronde ses enfants. Terrorisés, tous les développeurs abaissèrent leurs yeux au sol. Valentin n’écoutait plus, seuls quelques mots lui parvenaient par bribes désordonnées.

« Meilleure blockchain du monde ! … Responsabilité !… »

Le temps d’un instant, son esprit s’évanouit. Le visage colérique d’Alexis, la tempe sillonnée d’une énorme veine verdâtre, semblait flotter dans la pièce, débitant toutes les récriminations du monde.

« J’avais confiance ! … Savoir anticiper les problèmes ! … »

Le regard de Valentin s’arrêta sur la commissure des lèvres d’Alexis qui commençaient à sécréter un liquide mousseux. Des postillons de reproches pleuvaient sur la table de réunion.

« Ce soir 18h00 ! … Dernier délai ! … Sinon !… Licenciement ! »

Le dernier mot résonna dans l’esprit de Valentin et le ramena à la réalité. Il réalisa que tout le monde le fixait. Alors qu’une rougeur empourprait son visage, l’idée de se sauver et ainsi se dérober à la honte lui traversa l'esprit, mais cet acte n’aurait fait qu'aggraver son cas déjà bien désespéré.

« Est-ce que c’est bien compris ? », lui demanda Alexis avec insistance.

Silencieux, Valentin marqua son approbation d’un signe de tête.

En rejoignant son siège, Francis fit part à Valentin de son soutien en lui proposant son aide.

« C’est cool de ta part, mais je suis le seul responsable. Je pense que j’ai déjà trouvé la solution. »

Valentin mentait. Il était 10h16, et le bug n’avait pratiquement aucune chance d’être résolu pour 18h00. Mais en avait-il vraiment la volonté ?

Assis sur son siège, il se prenait souvent à rêver d’un autre métier. A travers la fenêtre, une vue panoramique de Paris s’offrait à lui. Dans le gris pâle du ciel nuageux, des cerfs volants géants flottaient vigoureusement, représentant chacun le visage d’Alexis. Chaque NFT volant représentait une expression différente du directeur technique de Tourbillon. L’un d’entre eux le représentait avec le visage squelettique d’une tête de mort, le logo de Tourbillon tatoué sur sa langue qu’il tirait de manière enfantine. Sur son front, on lisait: “Achetez des TRBL ou mourez”.

Si seulement, comme ses parents, il avait pu vivre au début du 21ème siècle, il lui aurait suffit d’investir un peu d’argent dans les cryptomonnaies, et, à l’heure qu’il est, il serait multimillionnaire. Il ne serait pas ici, dans ces locaux, à exécuter les ordres d’un patron mégalomane qu’il haïssait pationnelement.

Après avoir sorti son téléphone pour regarder le cours des crypto-monnaies, il soupira d’indignation. Qui, en 2044, pouvait se permettre d’acheter un Bitcoin à 787632 dollars lorsque la plupart des gens n’arrivaient même pas à finir les fins de mois. Il se reporta un peu plus bas dans la liste pour voir la valeur du TRBL: cinq cent trente dollars. Il y a six mois, il aurait pu en acheter en entrant chez Tourbillon, lorsqu'un TRBL ne valait que cinq dollars. Mais c’était au-dessus de ses forces. Peu de gens le savaient, pour ne pas dire personne, mais Alexis lui-même possédait 95% de l’intégralité des TRBL. Il lui suffisait de tout vendre pour ainsi gagner des centaines de millions de dollars, et ruiner tous les investisseurs de Tourbillon.

La matinée passa vite.

« Vous inquiétez pas, je suis sur le coup », répétait-il à ses collègues, réprimant un rire nerveux lorsqu’il mentait.

Ce midi-là, il alla se chercher un sandwich poulet crudité à la boulangerie Emilio, en compagnie de Francis et Carole, l’une des testeuses de l’équipe.

« Alors, tu en es où ? », lui demanda-t-elle en payant sa salade de quinoa.

Cette question l’oripillait. Fallait-il leur dire la vérité ?

« Tiens, ils n’acceptent plus le ChihuahuaCoin ? », s’étonna Valentin en payant son sandwich à la caisse, lui évitant de répondre à Carole.

— Il y avait trop de fraude sur cette blockchain, répondit Francis. Apparemment, le créateur du ChihuahuaCoin possédait 95% des jetons: il a tout vendu hier soir. Je suis dégouté, j’avais investi mille dollars dessus. »

“Si seulement il savait qu’Alexis s'apprêtait à faire la même chose avec le TRBL” pensa Valentin.

« Ne jamais mettre de l’argent sur ce genre de projet », intervint Emilio, le gérant de la boulangerie. Un beau matin, le créateur du projet vend tout, et tout le monde est ruiné.

— T’as vu Francis, il faut toujours écouter les personnes âgées, railla Valentin.

— Petit con ! répliqua Emilio, un sourire paternel accroché aux lèvres »

En sortant de la boulangerie, Francis s’étonna que Valentin connaisse si bien Emilio.

« On mange dehors ? proposa Carole. Pour une fois qu’il ne pleut pas. »

Après avoir avalé son sandwich, Valentin retourna au travail plus tôt que d’habitude, laissant ses collègues profiter des quelques rayons de soleil que les nuages jaloux tentaient de garder pour eux.

Alors qu’il ruminait son algorithme dans sa tête, le cœur de Valentin fit un bon dans sa poitrine. En face de lui, Aurélie, 24 ans, brune aux yeux verts, chargée d'étude marketing, s’engagea d’un pas élancé dans le couloir. Le département marketing se trouvait juste en dessous, au neuvième étage, mais il savait pourquoi elle était là. Le bureau d’Alexis se trouvait au bout, et il n’était pas rare de les apercevoir tous les deux, alimentant ainsi les rumeurs et potins. Des jalouses, Aurélie en faisait. Mais ce qui était sûr, c’est qu’Alexis ne se contentait pas seulement d’Aurélie, et c’est ce qui agaçait le plus Valentin. En arrivant à son niveau, il lui sembla que leurs yeux se croisèrent. Mais, instantanément, comme si leur regard était impossible, irréel et brûlant, la jeune femme détourna son regard.

Alors que ses collègues revenaient progressivement de leur pause déjeuner, Valentin réalisa qu’il ne restait que quelques heures avant l’échéance, n’étant pas plus avancé que ce matin.

A 14h36, Alexis débarqua à nouveau.

« Alors ? demanda-t-il, haletant. »

Piégé, Valentin ne pouvait que mentir.

« C’est bon, dit-il en esquissant un sourire de satisfaction. Dans une heure maximum, le bug sera corrigé.

— Pas trop tôt ! grommela Alexis. Francis, Thomas et Chloé, vous vérifierez que la modification de Valentin ne contient pas d’erreur. Carole, Doriane et Mathieu, vous lancerez toutes les séries de test dans la foulée. Je repasse dans l’après-midi pour prendre des nouvelles. »

Plus d’une heure après, Alexis n’était finalement pas revenu. Et c’était tant mieux. Alors que l’horloge en bas à droite de son écran affichait 16h27, la résolution du bug n’avançait toujours pas.

Pourtant, ses doigts pianotaient le clavier comme un pianiste aguerri qui récite ses gammes. Dehors, alors que des nuages s’amoncelaient dans le ciel, les visages d’Alexis flottaient avec frénésie, lui donnant l’impression que le temps s’accélérait.

Tout autour, les écrans accrochés au mur de l’open space affichaient fièrement: TRBL 2.0. A nouveau, Valentin vérifia le cours du TRBL. Il venait d’augmenter de 5% depuis ce matin. La rumeur était en train de s’acheter. Est-ce que la nouvelle allait être vendue ? Un sourire effleura ses lèvres: il n’y avait pas de doute.

Autour de lui, il remarqua que des tables avaient été installées, sur lesquelles des boissons et des sucreries s'étalaient. Pour l’occasion, un énorme interrupteur rouge en mousse patientait au milieu de l’open space.

Finalement, Valentin annonça à ses collègues que le bug était résolu.

« Je suis soulagé pour toi, répondit Francis, ça venait de quoi exactement ? »

Alors que Valentin improvisait une réponse farfelue, son cœur se chargea d’une mélancolie soudaine. Il appréciait véritablement Francis. Lui mentir, mais surtout le sentiment de lui parler pour la dernière fois lui serra la poitrine. Il promena son regard autour de lui, conscient qu’il vivait ses derniers instants ici.

Au même moment, alors que ses collègues vérifiaient avec acharnement la solution de Valentin, la silhouette d’Alexis se profila. Il fut soulagé d'entendre que le bug était corrigé. Alors qu’il s’assurait que les testeurs et les développeurs fassent bien leur travail d’investigation de la correction, Valentin attardait son regard sur la femme de ménage qui vidait sa poubelle en ce moment même. Tandis que leurs regards se croisèrent, Valentin eut la même sensation qu’avec Aurélie. Un regard brûlant, dangereux. Jusque-là Valentin n’avait commis aucune erreur, alors ce n’était pas le moment de tout gâcher.

Alors que TRBL 2.0 dansaient sur toutes les lèvres des salariés, Francis et les autres développeurs confirmèrent à Alexis que la modification de Valentin était valide. Le directeur technique poussa une exclamation de joie.

Intérieurement, le jeune développeur bouillonnait. La plupart des employés s’était regroupée ici, au dernier étage, pour fêter l'événement. Les brouhahas et les bourdonnements s’intensifiaient, Alexis recevant déjà les acclamations fournies de la foule.

17h51, la pression montait.

Et s’il avait oublié quelque chose dans son code ?

La peur fusa en lui, mais instantanément, Valentin chassa toute trace de doute.

17h56. Le prix du TRBL venait de passer à six cent quarante trois dollars, son nouveau record historique. Il n’imaginait pas combien Alexis avait dû gagner depuis ce matin, sûrement des millions.

Pour ensuite partir avec la caisse.

17h58. Alexis, acclamé par la foule euphorique, monta sur l’estrade, juste en face de l'interrupteur géant qui allait dans un instant propulser TRBL 2.0. Les écrans affichaient en temps réel le cours du TRBL.

18h00.

Alexis réussit à dominer le bourdonnement incessant de l’open space.

« Je déclare officiellement le lancement de TRBL 2.0 ! », s’écria-t-il, le visage baigné de fierté.

Il appuya vigoureusement sur l’interrupteur. Il y eut alors un grand tumulte sur le plateau, des confettis explosèrent, les verres clinquèrent.

Dans la tête de Valentin, un long silence s'ensuivit.

Aurélie, la femme de ménage et Valentin échangèrent un regard d’appréhension. Se tenant en retrait, Emilio avait réussi à se joindre à la fête.

Puis, Valentin décela une fissure au plafond, juste au-dessus d’Alexis qui continuait de recevoir les acclamations. Le sol commença à trembler, tandis que les murs s'effritaient.

Aurélie, Fatou, Emilio et Valentin eurent un sourire entendu. Aussitôt après, alors que la panique gagnait Alexis et les employés, Valentin s’arracha de la foule, se frayant un chemin vers les ascenseurs, bientôt suivi de ses complices. Les murs, le plafond, les tables se craquelèrent, volèrent en éclats. Sous ses pieds, Valentin sentit véritablement le sol se dérober, tandis que, sur les écrans, le cours du TRBL chutait verticalement. Les fenêtres s’évaporaient, le toit commençait à s’arracher, le mobilier se fendillait, des volutes de fumée montaient au plafond. Un tremblement de terre numérique, un véritable tourbillon.

Le bouleversement ultime de leur piratage.

Alors que Valentin pénétrait dans l'ascenseur juste derrière ses acolytes silencieux, un cri s’éleva dans le couloir, dominant le tumulte.

« Toi ! », s’écria Alexis, arpentant péniblement le couloir.

Flottant littéralement dans le vide, le pâle éclat de ses yeux renforçait la colère qu'il contenait dans son regard.

« C’est toi qui a fait ça ! », s'écria t-il, estomaqué.

Tout en continuant de tituber en direction de l'ascenseur, il pointait un doigt menaçant en direction de Valentin.

« Qui es-tu ?! », hurla Alexis d’une voix à peine perceptible.

Les portes de l'ascenseur coulissèrent.

« Qui es-tu ??!! »

Le silence se fit. C’est la dernière image que Valentin garda d’Alexis et des locaux de Tourbillon.

Les cheveux collés de sueur, le pirate retira son casque de réalité virtuelle.

Il posa son regard sur Aurélie qui venait de mettre à charger son casque Orulus, imité par Emilio et Fatou.

« Bora Bora ou Dubaï ? Je ne sais plus ce qu’on s’était dit », fit Valentin.

Aurélie se mit à rire; la pression redescendait.

« Tu faisais moins le malin quand Alexis a appuyé sur l’interrupteur.

— C’est faux, j’étais serein. »

Des rires éclatèrent.

« Allez les amoureux, vous vous chamaillerez plus tard », fit Emilio.

— La prochaine fois, j’aimerai avoir un autre rôle que femme de ménage, se plaignit Fatou. Surtout lorsque Alexis prenait un malin plaisir à dégueulasser son bureau pour me donner plus de travail, ou encore à uriner à côté de la cuvette.

— Il m’a encore confié aujourd’hui qu’il avait l’intention de revendre l’intégralité des TRBL ce soir, ajouta Aurélie. Il n’avait vraiment aucun scrupule. Heureusement qu’il ne m’a embrassé que dans la Metaverse. Sinon j’aurais vomi.

— La liste de ses défauts est longue. C’est le piratage dont je suis le plus fier, se félicita Valentin.

— La destruction des locaux, t’étais vraiment obligé ? s’enquit Emilio.

— Ça a rajouté de l’ambiance, se justifia Valentin. Et puis, ça reste virtuel.

— Par contre, ce qu’on lui a volé, ça c’est réel, fit Aurélie.

— Quarante six millions quatre vingt dix huit mille trois cent cinquante quatre dollars, récita Emilio, les yeux rivés sur le portefeuille crypto des quatre pirates.

— De quoi rôtir au soleil le restant de nos jours, dit Fatou.

— Tant qu’il y aura des sals types dans la Metaverse, prêt à arnaquer les gens, je continuerai de les traquer, assura Valentin.

— Allez Robin des bois, décroche un peu, fit Emilio. Et n’oublie pas de profiter un peu: conseil d’une personne âgée. »

Et ils se mirent à rire, soulagés de retrouver le réel.

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