Une autre vision du monde

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Sor’a sortit brutalement de la maison des Matriarches avant que ne s’achèvent les salutations rituelles. La corneille du chaman de Voyemont se posa tranquillement sur son épaule. Nullement gênée par la marche abrupte de son portoir. Sor’a comprit qu’elle n’échapperait pas à une discussion avec le chaman. Le pélican se posa à ses pieds. Deux chamans pour le prix d’un, quelle chance ! Agacée, elle repoussa Silk qui lui murmurait grande sagesse pour apaiser étincelle incandescente de la colère. Pourquoi ne serait-elle pas en colère, elle était la seule à accepter de l’être.

- Elle m’énerve ! Mais elle m’énerve. Comment peut-elle les laisser dire çà. Pourquoi ne réagit-elle pas. Imala reste toujours dans le droit chemin. Elle ne veut pas évoluer. Elle veut que les choses restent banales.

- Sor’a, cette colère ne te mènera nulle part, énonça le vieux chaman

A ces mots, la tristesse l’envahit remplaçant la colère.

- Mais pourquoi ? Pourquoi Imala n’aurait-elle pas le droit de vivre sa vie, choisi librement. Avec lui, dit-elle en croisant le regard vert de Nared.

Ce fut l’âme – sœur d’Imala qui répondit avec douceur :

- Enfin une question pertinente. T’es-tu déjà demandé ce qu’était la vie intérieure d’Imala. Tu es une Danseuse, seulement tu ne danses que lorsque le moment est venu. Imala n’est qu’apprentie Chaman. Depuis quand voit-elle l’autre monde ? Au moins depuis son lien avec Marv’. Chouette et Tortue sont des portes ouvertes sur la spiritualité. Ta sœur possède en plus une troisième vision avec le Loup. Oui, oui, un loup n’est pas un animal hautement spirituel mais sa vision nocturne doit éclairer les mondes spirituels d’une autre lueur. Ta sœur est en permanence à la lisière de plusieurs mondes, avec leurs propres règles, faunes, habitants. Elle aspire à un cadre fixe pour ne pas basculer entre ses univers… Tu m’as bien dit qu’elle était tête en l’air, parfois absente et qu’elle oubliait des évènements importants, comme vos fêtes de naissance à Veena et toi. Elle est partagée, tiraillée entre ses sens physiques et spirituels. Ce que tu prends pour du conformisme est un moyen de ne pas perdre pied. Les Trois sont son socle. Ses Liés sont le canevas qui la lie au monde vivant tel que tu le connais Sor’a.

Un long silence s’en suivi. Sor’a percevait le monde des esprits lors de la Danse et elle n’arrivait pas à envisager qu’Imala puisse résister à son attrait au quotidien.

- Je vais vous raconter une histoire. Il est important que d’autres sachent que ceux qui étaient là ce jour-là. Vous devez savoir pour accepter et soutenir.

***

Après une minute de silence, marchant doucement vers le lac Nuit, le vieux chaman commença : Je me rappelle ce jour dans ces moindres détails, le jour où Imala devint mon apprentie. Je crois que vous avez tout deux besoin d’entendre cette histoire. Le chaman s’assit en tailleur adossée à un tilleul. Il leur ouvrit la porte de ses souvenirs :

- Veena descend de là, demanda le chaman

L’enfant brune sauta lestement du temps de la hutte. Sans aucune crainte, elle se releva et planta son regard dans celui du chaman de Voyemont.

Le chaman était un taiseux, il vivait à l’écart du village. Les enfants avaient généralement peur de lui.

- Veena, peux-tu me dire pourquoi tu restes sur mon toit chaque après-midi depuis maintenant deux jours ?

- Le calme.

- Tu veux dire que je suis calme ?

L’enfant hocha la tête.

- C’est ta petite sœur Sor’a qui te casse les oreilles avec son turbulent ourson.

La jeune fille secoua la tête de gauche à droite, ses tresses rebondir sans bruit.

- Elle est avec les Gardiennes de Vie l’après-midi.

-Et donc, pourquoi éprouves-tu le besoin de calme à seulement dix ans ?

-Les cœurs des Yorubeks sont trop pleins.

Le chaman confirma ses soupçons :

- Tu sens ce que les gens ressentent.

L’enfant inclina timidement la tête. Sa tresse blanche, symbole de son lien avec un animal de l’Air, un faucon, dégringola devant ses yeux.

- Ce n’est pas grave Veena. Avec le temps, tu apprendras à contrôler ce nouveau sens.

L’enfant releva la tête.

- Veena, où est Imala ? N’êtes-vous pas tout le temps ensemble. Il me semble avoir entendu les Matriarches vous punissaient régulièrement pour cette raison.

-Imala a rencontré Marv’ au Lac Nuit et depuis elle est partie… Comme vous parfois.

Un frisson descendit le dos du chaman.

- Qui est Marv’ ?

-Une tortue d’eau.

- Et quand tu dis que je ne suis pas là, que veux-tu dire ?

- Parfois de la fumée qui sent mauvais sort de cette hutte et vous restez dedans mais vous n’êtes pas là.

- Et Imala fait ça ?

Hochement de tête

- Cela fait combien de temps ?

Veena haussa les épaules.

- Depuis longtemps donc. Et tu es venue me voir parce que tu t’inquiètes. Elle se nourrit correctement ? Que fait son loup ?

Tout en la questionnant, il plongea la tête dans sa hutte farfouilla dans ses affaires et ressortit avec sa pipe.

- Il reste à ses côtés et la lèche parfois pour l’aider à revenir. Elle ne mange plus depuis qu’elle a regardé Marv’.

Le visage brun de Veena était crispé d’inquiétude.

- Amène-moi auprès de ta sœur, maintenant !

Le chaman demanda aux esprits de veiller sur Imala. Il n’avait rien vu. Il savait pourtant ces sœurs dissemblables des autres. D’après Veena, et en tant qu’empathe son témoignage était fiable, Imala voyageait déjà en étant liée à un seul animal sans lien puissant avec les autres mondes. Son lien récent avec un animal hautement spirituel, lié à la Terre-Mère devait l’avoir profondément enfoncé dans le monde des esprits.

Yick, son Lié faucon, guidait Veena vers le lac Nuit. Un lieu de rencontre hautement symbolique pour le tissage d’un lien. Imala s’était liée à un loup, animal vivant entre le jour et la nuit, à l’âge de cinq ans. Et voilà qu’à douze, elle se liait à une tortue aquatique auprès de ce lac si profond que l’on disait qu’il traversait le monde des Vivants pour plonger plus profond. Un deuxième lien, un deuxième élément, deux anomalies à la vie des Hommes sur cette Terre. Une tortue surtout. Le chaman connaissait la puissance des tortues. Leurs mémoires transcendaient l’unicité de la vie et remontaient aussi loin que celle de la Terre-Mère. Et sa sœur disait qu’elle n’était pas revenue depuis deux jours. Elle risquait de se perdre, de dissoudre son essence entre les mondes.

Tout en cheminant le chaman fumait un mélange spécial afin de lui ouvrir les yeux sur le Monde des esprits.

Ils arrivèrent tard. La Lune était déjà levée. Imala exsangue, sa peau grise luisante de sueur, s’appuyait d’un bras sur l’épaule musclée de son loup Shad, son front reposait sur celui d’une tortue de belle taille. Voilà ce que vit Veena et son cœur se serra : sa sœur n’était pas là.

Le chaman vit Imala sous la forme d’une silhouette vaporeuse qui s’effilochait. Shad était une amarre fiable pour la main gauche d’Imala, leur lien était fort et ferme. Pourtant son âme se diluait. Imala tentait de conservait son intégrité sans perdre le contact avec Marv’, son guide dans cet univers hostile aux vivants. L’ampleur de l’esprit de la tortue rendait toute prise glissante. Ses jambes disparaissaient déjà.

Un cri retentit entre les mondes. Une ombre masqua une partie du ciel puis se drapa autour d’Imala, rattrapant les filaments éparpillés autour d’elle, et refaçonnant la forme de l’esprit de l’adolescente. Enfin l’ombre se contracta sur son épaule.

La lune vibrante du monde des esprits nimba la silhouette gris perle d’Imala, l’habillant d’argent. Un nouvel esprit l’accompagnait.

Le chaman retira la pipe de sa bouche et ouvrit les yeux : Imala se leva. Une main sur l’épaule de son loup gris, l’autre sur la tête d’une tortue d’eau et une chouette effraie sur l’épaule.

Trois liens, trois éléments. Cette enfant contrevenait à l’ordre du monde. A tout ce qu’il connaissait. Le Maitre de la Forêt l’avait prévenu que cela arriverait. Imala sourit vers sa sœur, les yeux toujours fermés.

- Ma sœur est revenue. Elle est complète, soupira Veena.

Imala ouvrit les yeux et les posa sur le chaman. La chouette pencha la tête à angle droit.

Sans détourner les yeux, le chaman hocha la tête.

- Imala, tu viendras me trouver demain une heure après le lever du soleil. Tu es désormais mon apprentie.

***

Le vieux chaman se tut plusieurs minutes, perdu dans ses pensées. Puis il planta son regard lourd d’expériences dans les yeux gris de Sor’a : Yorubek, médite et apprend de ta leçon. Sor’a hocha la tête.

Nared et Sor’a laissèrent l’ancien prendre le chemin de sa hutte. Avant de se séparer, Sor’a murmura :

- Je comprends mieux mais je n’accepte pas

- Ce n’est pas à toi d’accepter Sor’a, répondit Nared. Médite cette leçon. Je te souhaite une douce nuit.

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