L'éclosion automnale

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Démon endormi

Kagenobu Kamei

Le cœur corrompu

Recueil traditionnel de Yatoro - Auteur inconnu

 Le seigneur Kagenobu, à cheval, avançait à belle allure vers la place du marché de Yahoma. Il avait chevauché sans relâche pendant plusieurs heures avec ses troupes quand il avait reçu un nouveau message : les fugitifs avaient été capturés. Les villageois, peu habitués à ce genre de parade, s'étaient répartis de chaque côté de la rue pour laisser passer les dizaines de cavaliers qui envahissaient la bourgade.

 Il ne savait pas vraiment quoi ressentir. Il retenait une explosion de fureur qu'il n'avait encore jamais expérimenté, mais son cœur battait la chamade. Le Lotus Pourpre avait été capturé. Il allait devoir sévir, certes, mais la déesse reviendrait à Yatoro avec lui, où il pourrait la garder pour toujours. Cette perspective le rendait impatient et heureux.

 Une grande foule s'était rassemblée au centre de la ville. Plus de quatre cents spectateurs encerclaient la vingtaine de soldats qui attendaient patiemment l'arrivée de Kagenobu. Lorsque son cheval entra sur la place, accompagné de sa garde, le silence se fit progressivement. Le dernier murmure disparut quand le seigneur posa pied à terre.

 Le souverrain de Yatoro observa les lieux. C'était une place du marché dont les étals avaient été temporairement déplacé le long des bâtiments pour le laisser faire son entrée. Les paysans étaient sales et mal habillés, tout comme les murs étaient crasseux et abîmés. "Un peuple à l'image de son habitat" pensa t-il. Il régnait dans l'air un mélange d'odeur désagréable de poisson frais, de boue et de pisse. Kagenobu n'osait même pas regarder le sol, de peur d'avoir un haut-le-cœur.

 Au milieu de la place se trouvaient les deux chevaux volés l'avant-veille. Ils avaient l'air épuisé et assoiffé. À leurs pattes, quatre guerriers maintenaient à genou deux individus. Son regard porta d'abord sur le Lotus Pourpre. Tête baissée, il ne voyait d'elle que ses cheveux. Ses vêtements étaient sales et semblaient avoir souffert du voyage. Ou peut-être les éclaireurs qui les avaient rattrapé l'avait malmené ; si cette idée traversa l'esprit de Kagenobu, il ne montra aucun signe de mécontentement.

 L'autre personne portait les vêtements d'un soldat de Yatoro. La tête vers le sol également, il ne voyait rien de son visage, dissimulé sous un casque de cuir. Le prisonnier se tenait devant quelques gerbes de sang, mêlées à la boue. Kagenobu s'approcha d'abord de lui, dans un calme absolu. Il resta debout devant les prisonniers, avant de faire signe au soldat de se lever. Tandis qu'il s'exécutait, le seigneur regardait alternativement le gardien et la déesse, et fut pris d'un doute qui lui enserra le cœur. Il glissa lentement une main le long du visage du soldat et releva sa tête vers lui.

 Le soldat n'en était pas un. Déguisé sous les armes de Yatoro, un vieux pêcheur se tenait le dos voûté, du sang sur le menton. Il avait les yeux rouges d'un homme malade. Les yeux écarquillés, Kagenobu se redressa et vint relever la tête de la déesse. Ses craintes furent confirmées : dans les nobles habits du Lotus Pourpre, une jeune femme inconnue évitait à tout prix son regard.

 Le seigneur recula, comme s'il était horrifié de cette découverte. Il fit plusieurs pas pour l'aider à prendre conscience qu'il venait à nouveau de se faire trahir. Son pouls s'accéléra, tout comme ses pensées. Un voile écarlate recouvrit son regard, et il sentit rapidement une pulsion meurtrière parcourir son corps. Il se tourna alors vers le faux soldat et le pointa du doigt. De son autre main, il dégaina son épée.

— Tenez-le bien ! ordonna t-il d'une voix forte et tremblante.

 Les deux gardes qui se trouvaient derrière lui l'empoignèrent et le forçèrent à se relever. Le pêcheur, terrorisé, brisa le silence en laissant échapper des pleurs et des supplications. Il ne tenait plus debout, ses jambes refusant de le porter. Kagenobu s'approcha de lui d'un pas lent et décidé, tandis que l'un des deux soldats ôtait le casque, révélant ainsi à toute la population la supercherie. L'autre soldat attrapa le prisonnier par les cheveux pour le forcer à relever la tête. Kagenobu, une fois à portée, leva son arme et l'abattit sur son épaule. La lame s'enfonça peu profondément, frappant contre la protection de cuir.

 Le vieil homme poussa un cri qui déchira le silence pesant sur Yahoma. Tandis que Kagenobu s'acharnait sur lui, frappant encore et encore, personne n'osait bouger, personne n'osait parler. Seul le pauvre pêcheur, massacré en public, semblait vivant dans cette ambiance mortelle.

 Il finit par expirer son dernier souffle au quatorzième coup d'épée. Son épaule, son cou n'étaient plus que des plaies béantes, dégoulinantes de sang. Son visage s'était fermé sur une terrible expression de douleur et de peur, recouvert de larmes. Kagenobu reprit son souffle pendant une longue minute, avant de se tourner vers l'autre prisonnière. Celle-ci, en croisant son regard noir comme la nuit, posa son front sur le sol en lui demandant grâce.

 Inflexible, le seigneur japonais s'approcha d'elle d'un pas lent et maladroit, comme un pantin auquel il manquait un fil. Lorsqu'il s'arrêta devant elle, la jeune femme arrêta toute supplication.

— Debout.

 Voyant qu'elle n'obéissait pas, il répéta son ordre en hurlant. Sa voix, tressaillante, se répercuta contre les bâtiments avant d'aller se perdre dans la lande. Après quelques instants, la femme se releva.

— Ses vêtements appartiennent à Tsuchimikado Aiko, la déesse de la beauté. Comment une vulgaire catin ose les porter ? articula t-il lentement.

— Un homme nous les a vendu, mon seigneur, pleura la prisonnière. Il nous a payé pour que nous les mettions et que nous chevauchions vers l'ouest.

 En rage, Kagenobu se colla à elle et lui attrapa le cou pour lui relever la tête. Leurs deux visages n'étaient plus qu'à quelques centimètres l'un de l'autre.

— Un étranger vous vend des habits qui valent plus cher que cent vies et des chevaux qui pourraient racheter Yahoma et toute sa campagne, et vous ne vous dîtes pas qu'il serait judicieux de prévenir la garde ?

 La jeune femme craqua et fondit en larmes, se confondant en excuses. Comprenant qu'il ne tirerait plus rien d'elle, il relâcha son emprise et recula. Il ordonna à ses hommes de la déshabiller afin de ne pas salir davantage les tissus du Lotus Pourpre. Une fois nue, Kagenobu se rapprocha d'elle et de la même manière que précédemment, fit éclater sa rage à coups d'épée.

***

 La jonque avançait lentement. Il avait fallu plus d'une heure avant que Yahoma ne soit plus visible derrière eux. Depuis peu, ils avaient pénétré une zone où les arbres venaient planter leurs racines directement dans la rivière. Leurs cimes se mêlaient au-dessus du cours d'eau, et le soleil couchant n'améliorait pas plus la visibilité. Seule une torche à l'avant de l'embarcation permettait d'éclairer le passage convenablement.

 Yuhan se trouvait à la poupe, surveillant tous les faits et gestes du pêcheur. Jusqu'ici, il s'était contenté de rester à la barre, son chapeau vissé sur sa tête. La déesse quant à elle, allait et venait pour observer le paysage et tuer l'ennui.

 Tsuchimikado portait désormais une longue tunique grise sans aucune fioriture. Pour plus d'authenticité, Yuhan l'avait à moitié recouverte de terre avant de lui rendre. L'étranger avait quitté son armure et portait de simples habits de voyage en toile. Il avait également acheté un sac en jutte pour dissimuler le nécessaire à écriture de la déesse, qu'elle ne voulait pas abandonner derrière elle.

 Une fois la nuit tombée, Tsuchimikado vint s'asseoir sur une caisse en bois près du pêcheur. À sa demande, il lui expliqua avec des mots simples comment il dirigeait le navire. Yuhan écoutait d'une oreille distraite, dardant son regard à la fois sur leur nouveau complice et sur les rares chemins qui longeaient la rivière, à la recherche de poursuivants.

 Au milieu de la nuit, le pêcheur interpella Yuhan.

— Le fleuve est capricieux à partir d'ici. Nous allons prendre de la vitesse et le fond est plus haut. Il est possible que nous heurtions des rochers, je vous recommande de vous accrocher à quelque chose.

 Yuhan se retint de lui dire qu'il n'avait pas besoin de ses conseils. Un instant plus tard, la jonque pencha légèrement en avant et le fond frotta un banc de sable, faisant trembler toute l'embarcation. Instinctivement, le chinois attrapa des deux mains le rebord du bateau. Après la première secousse, le soldat crut apercevoir un sourire sur les lèvres du pêcheur.

 Plusieurs fois, le navire toucha le fond de la rivière. Le bois craquait à chaque fois, et à trois reprises Yuhan manqua de tomber par dessus bord. Et à chaque secousse, il remarquait que leur guide regardait en sa direction. À cran, l'étranger se leva et se rapprocha de la barre.

— Le faîtes-vous exprès ?

— Mon navire est trop gros pour passer par ici sans encombre. Vous avez bien vu en ville que les autres jonques sont trois fois plus petites.

— Pourquoi avoir accepté de nous emmener dans ce cas ?

— Pour elle.

 D'un mouvement de tête, il désigna Tsuchimikado. Yuhan attrapa le pêcheur et le força à se relever.

— Vous ignorez à qui vous avez affaire. Contentez-vous de nous mener à bon port.

— Savez-vous nager, monsieur l'étranger ?

 La déesse regardait dans leur direction. Yuhan fronça les sourcils et desserra son emprise. Le pêcheur afficha alors un sourire carnassier. Dans un puissant coup de poing, il força le gardien à le lacher et le faire reculer. Puis de son pied, il poussa violemment le gouvernail. Le navire tourna brusquement sur la droite. L'étai du mât, pour contrebalancer le mouvement, se déplaça rapidement vers babord. Surpris, Yuhan fut percuté de plein fouet par la pièce de bois et fut projeté dans la rivière. Le pêcheur se jeta sur sa barre pour remettre le bateau dans la bonne direction.

 La déesse se redressa et traversa le pont pour regarder les flots. Dans la nuit noire, elle ne distinguait déjà plus son protecteur. Soudain, le navire s'échoua et Tsuchimikado tomba à la renverse. L'instant d'après, un poids la maintenait au sol. Ses poignets furent rapidement attachés à une amarre. Tout s'était déroulé en quelques secondes, et lorsqu'enfin ses yeux rattrapèrent l'action, elle vit le pêcheur à cheval sur elle, une lueur prédatrice dans le regard.

 Elle avait beau se débattre, le pêcheur l'empêchait de bouger. Il n'écoutait pas non plus ses ordres. Sa voix, normalement aïgue, devint si claire et cristalline qu'elle trancha la nuit comme un couteau. Lorsque les mains caleuses de son agresseur commencèrent à parcourir son corps, cherchant sa peau, la déesse fut prise d'une panique extrême. Le pêcheur fut déstabilisé par le débat de sa proie, mais il n'en fut que plus excité.

 Dans un mouvement leste, il arracha la tunique de Tsuchimikado. Il découvrit sa peau blanche comme le ciel d'hiver, qu'il caressa comme la plus belle des choses du monde. Il tira plus encore sur le tissu, révélant complètement l'intimité de la déesse. Le pêcheur fut littéralement secoué de bonheur en distinguant ses courbes divines, qu'il s'empressa de saisir à pleines mains. Il n'y avait plus rien d'humain dans son regard, seulement la volonté animale d'une bête sauvage en rut. Toujours coincée, Tsuchimikado voyait et ressentait le désir physique de son agresseur.

 Le pêcheur se pencha alors sur elle et colla son visage sur sa poitrine. Il inspira longuement pour s'abreuver de son odeur, puis remonta de son sein à son cou dans un virulent coup de langue. Écœurée, la déesse tourna la tête pour ne plus avoir à regarder celui en qui elle avait placé sa confiance. Elle cessa progressivement de se débattre, laissant le pêcheur libre de ses mouvements. L'assaillant, trop occupé à profiter de l'instant, n'entendit pas les pas lourds de Yuhan qui venait de remonter à bord. Le gardien récupéra son épée dans ses affaires, fit rapidement les trois grandes enjambées qui le séparaient du pêcheur et plaça une unique botte verticale qui envoya sa tête au fond du fleuve.

 Tsuchimikado repoussa alors lentement le corps inanimé et se leva avec le peu de grâce qui lui restait. Ses vêtements, ensanglantés et souillés, étaient trop débraillés pour l'accompagner dans son mouvement. Une fois debout, elle était entièrement nue. À la faible lueur de la seule torche du vaisseau, Yuhan découvrit à son tour le divin corps du Lotus Pourpre. Il ne trouva rien en sa mémoire pour comparer sa beauté. Même couverte de sang, elle restait la plus belle chose qu'il n'ait jamais vu.

 Il détourna soudain le regard, ne voulant pas succomber au même charme que le pêcheur, surtout que Tsuchimikado ne semblait pas se rendre compte de sa nudité. Le gardien fouilla pour trouver de quoi la couvrir. Pendant ses recherches, il entendit la déesse murmurer.

— Comment allons-nous rejoindre la côte, désormais ?

 Le soldat trouva un drap et vint le donner à la déesse, tout en gardant son regard sur les planches du pont.

— Il vous a montré comment diriger la jonque. C'est vous qui nous mènerez au point de rendez-vous, madame.

Au cœur de l'automne

Sentinelle vigilente

Une pomme tombe

Le grand voyage du Lotus Pourpre - Tsuchimikado Aiko

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