1 - Règne animal

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 Ce monde est invraisemblable et pourtant bien réel. Les chênes effeuillés ne laissent que trop timidement passer les rayons d'un soleil glacial. Les sentiers se craquellent au passage d'un vent féroce. La forêt du Paléolithique demeure une jungle hostile pour l'homme primitif qui s'y hasarde.

 Trois hommes à la peau d'ébène bravent la nature, anxieux et grelottant. Leurs manteaux rudimentaires en cuir de chevreuil ne dissimulent pas suffisamment leurs silhouettes décharnées. Un adolescent au visage émacié, doyen de sa troupe, mène l'excursion.

 Ils ne sont jamais allés aussi loin. La faim les dévore. Ils savent que s'ils ne ramènent pas un gibier assez garni chez eux, ils ne passeront pas l'hiver. Silencieux et furtifs, ils sont à l'affût du moindre son, le cœur serré.

 Une mélodie énigmatique leur parvient. Une créature aux longs cheveux raides est installée sur un tronc dissimulé. Les trois hommes s'immobilisent. Ils l'examinent sans un mot. Sa silhouette ne devrait pas laisser de doutes... mais est-ce bien une femme ? Sa peau, bien que ternie par la crasse, est naturellement blanche. Ses accoutrements apparaissent inhabituels : elle semble se satisfaire d'un simple habit en cuir sans fourrure. Elle est en train de dépecer un lapin à ses genoux avec une incroyable dextérité, tandis qu'elle sifflote un air fruste, on ne sait pour qui. Les chasseurs s'effraient à imaginer ce que pourrait être son amant. Aurait-il la même pâleur, le même front outrageusement proéminent ?

 La fille a interrompu son œuvre et fixe les trois hommes de ses yeux lumineux. Eux ne bougent pas. Un frisson intense les traverse. Le froid leur devient d'un coup insupportable.

 Elle se lève et hurle en les dévisageant. Le cri d'horreur soulève les feuilles, brise la voûte. La caverne à deux pas s'anime. Un congénère en surgit, puis un autre. Bientôt, ce sont six hommes de large stature qui forment un mur protecteur devant leur amie en détresse.

 Les hommes noirs soulèvent leurs lances et grognent. Les créatures grondent de même. Le plus grand des chasseurs hésite à tendre son arc. Ils sont moins bien armés en face, avec leurs pierres et leurs branches non taillés, mais plus nombreux et naturellement plus larges. La tension s'entretient. La crainte de mourir brutalement est grande.

 Le meneur des chasseurs fléchit ses genoux et pose sa lance à terre sans dévier le regard des hommes pâles. Ses deux compagnons l'imitent. Il ouvre ses paumes pour assurer qu'il ne cherche pas l'affrontement, puis s'avance, tout en restant à distance respectable. En face, l'homme le plus massif, et de fait le plus assuré, approche aussi d'un pas. Ils se considèrent.

 Noir, aux cheveux courts, imberbe et chétif, l'humain plisse les yeux. Blême, à la pilosité abondante, muni d'un front saillant, l'homme sent son pouls s'emballer.

 C'est la rencontre entre Homo Sapiens et son homologue Neanderthalensis. Du moins, pour la première fois en cette région.

 Le meneur humain, tout en délicatesse, ôte son collier et le tend au néandertalien. Le grand gaillard s'en saisit et l'examine. Ses semblables regardent par-dessus son épaule, les yeux ébahis. C'est un ouvrage fin. La corde renforcée relie des dents polies, agencés par tailles, avec un souci de symétrie.

 Les hommes ont développé leur art. Ils sont curieux, examinateurs. Ils recouvrent leurs murs de peintures rupestres rendant compte à la fois de leurs observations et de leurs fantaisies. Disposés à la science mais encore errants, ils s'interrogent sur leur environnement et la place qu'ils y occupent. Ils créent des statuettes à l'effigie de dieux primitifs à l'image des animaux qu'ils redoutent. Quand les groupes humains rentrent en contact, leur spiritualité les fédère. Ils l'enrichissent, partagent des croyances communes, qui mutent en une culture, au fondement de l'identité de leur espèce. Similaires, ils se font confiance. Ils s'échangent, font commerce. Ils se développent.

 Les néandertaliens, eux, ne connaissent pas la foi. Ils sont pragmatiques. La subsistance avant tout. Peu de perspectives. Leurs contacts sont éphémères. Ils ne partagent que le concret et ne se révèlent solidaires que quand l'unité leur assure la survie. De fait, ils s'isolent.

 Le néandertalien enfile le collier. Il le trouve à son goût, à en croire son sourire fleurissant. Il lève les yeux vers l'humain et le gratifie d'un mouvement de tête. Dès lors, ses frères robustes poussent des cris d'enthousiasme. Les deux ethnies se rapprochent. Ils s'effleurent, du bout des doigts. Ils s'approprient leurs peaux, leurs accoutrements. Quand leurs yeux se croisent, ils se sourient.

 La belle dépeceuse a rejoint les autres femmes de sa tribu, les plus âgés et plus jeunes qui demeuraient terrés à l'approche des étrangers. Ils se joignent au groupe. Le lien est fait.

 Quand ils se retrouveront tous à échanger dans la caverne locale, les humains se sentiront chez eux. Ils évoqueront leurs us et coutumes, leur art, leurs méthodes. Alors, un des hommes secs expliquera fièrement à ses nouveaux camarades, avec démonstration, comment créer une flûte. Oh, ils verront, ce n'est pas si compliqué. Il suffit de tailler l'os le plus long d'un oiseau avec des pierres suffisamment ciselées. Ainsi, une fois son œuvre achevée, il jouera d'un air et les néandertaliens, étrangers à cette étonnante technologie, pleureront à l'écoute d'une telle harmonie.

 Reclus dans leurs grottes, dans le froid et l'obscurité, les hommes des cavernes ont besoin de divertissement pour ne pas tomber fous et s'entre-tuer. Tandis que les humains développent leurs jeux et leurs distractions, les néandertaliens se présentent comme rustres, moins doués pour élaborer ce genre d'activité... ou bien ils n'en ressentent pas autant l'utilité. Ils vivent en petits groupes et, après tout, si leurs relations apparaissent austères, elles ne sont pas tendues.

 Terrés au fond du foyer des hommes de Neandertal, les deux ethnies renforceront leurs liens. Ils ne sont pas de la même espèce, mais qu'importe. Un des chasseurs bravera son appréhension et abordera la jeune dépeceuse. Il essaiera de lui faire comprendre avec son propre langage qu'il s'excuse de l'avoir effrayé. Ce sera vite oublié. Ils deviendront intimes et la nature suivra. Ils auront un enfant.

 Les hommes sont d'ores et déjà des millions. Au hasard des migrations, ils ont emprunté les calottes éphémères qui prolongeaient leur horizon et prospèrent à présent sur tous les continents. Ils peuplent les bois, les déserts, les versants de chaque vallée, ils s'adaptent.

 Les néandertaliens sont seulement des milliers, résident uniquement en Europe, demeurent en groupes isolés de quelques individus. Les deux races se reproduiront pour enfanter des métis. Les humains, bien plus nombreux, assimileront les néandertaliens qui ne survivront que dans les gènes d'une tranche de l'espèce dominante.

 Bientôt, l'homme sera le dernier hominidé de la planète. La colonisation a commencé. Il est en phase de faire disparaître son homologue en l'absorbant, en l'effaçant sous l'influence de sa culture supérieure. Sa suprématie sur le monde est annoncée.

 Un empire qui traversera les âges et ne se limitera fatalement pas à son seul monde.

 Notre humanité a naturellement dominé toutes les autres. Elle gouverne le règne animal et malmène son environnement pour subsister. Elle ravage son monde pour proliférer. Un jour, sa descendance souffrira de ce régime. Et alors, elle partira parsemer les étoiles pour le perpétrer où elle pourra. Tels des virus intraitables, les humains se multiplieront. De deux individus, il en résultera des milliards. De milliards, ils seront des billions.

 Les humains pourront certes expérimenter toutes les cultures imaginables et inconcevables sur l'échelle de temps infini qui leur ait proposée, au fond, leur nature subsistera. De la même façon qu'ils ont annihilé leurs cousins primitifs, bien involontairement, ils anéantiront les races extra-humaines qui s'interposeront sur leur empire galactique, universel, inter-dimensionnel.

 Mais pour l'heure, les trois chasseurs-cueilleurs saluent leurs nouveaux amis et s'en retournent vers leur foyer, avec un peu de nourriture qu'on leur a offert. La chaleur du geste ravive leurs os tassés. Cette échange leur ouvre de nouvelles perspectives. Qu'est-ce qui a bien pu motiver leurs cousins à réaliser cette aumône désintéressée ?

Rien de bien exceptionnel. Après tout, c'est dans la nature humaine.

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