VIII

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 L’air frais l’aide à clarifier ses pensées. Le temps est sec, particulièrement froid. De petits nuages de buée se condensent devant lui au rythme de ses expirations. Il s’en amuse et respire plus fort que de raison tout en prenant la direction du fleuve. Les rues sont vides. Seul le chant des oiseaux et les croassements des corbeaux viennent troubler le silence de la petite ville. Pas de bruit de moteurs, de talon sur les pavés, de cris qui s’échappent de fenêtres laissées ouvertes. Le soleil qui se cache derrière le brouillard l’éblouit presque. Howard aime quand les choses sont ainsi, cela faisait une éternité qu’il n’avait pas autant pris goût à une promenade à l’extérieur. Cela faisait une éternité qu’il n’était pas sorti, tout simplement. A mesure que ses pas le portent à travers les ruelles désertes, le clapotis de l’eau se fait entendre. Léger au début, à peine audible, puis presque furieux tandis qu’il s’en rapproche. La rivière est en crue, sur le point de sortir de son lit pour se répandre langoureusement à travers les habitations. Mais tel n’est pas encore le cas. Pour le moment elle se contente de couler sauvagement sans dévier de sa route. Elle laisse résonner sans heurts sa mélodie apaisante à travers les quais, où seules se promènent quelques volutes de brume d’un blanc laiteux. Le peintre longe la rivière jusqu’à parvenir à un unique banc, trônant en solitaire sur la rive. Il vérifie que celui-ci soit bien sec avant de s’asseoir dessus.

 Howard se refuse à penser et contemple tranquillement le monde qui l’entoure. Le brouillard dessine des toiles naturelles dans l’air, splendides. Malgré la légèreté salvatrice du moment, ses genoux tremblent et ses talons frappent sèchement le sol. C’est alors qu’un rayon de lumière perce à travers les lourds nuages qui se délitent et arrive droit sur lui. Il se sent baigner dans une douce chaleur et se permet même de fermer les yeux. Apaisé, il se laisse envahir par la plénitude, savoure la tendresse du soleil sur sa peau. Ses jambes cessent de s’agiter indépendamment de sa volonté, ses muscles se détendent enfin.

 Lorsqu’il ouvre les paupières, le soleil a à nouveau disparu pour laisser place à la brume épaisse, encore plus épaisse que tout à l’heure. Il ne saurait dire pourquoi avec exactitude, mais l’environnement semble différent. Pourtant le fond de l’air est le même, toujours aussi frais. Le banc sur lequel il se tient est identique à ce qu’il était il y a quelques instants. Le lieu est toujours aussi désert. Il ne parvient pas à trouver ce qui ne va pas. A la vérité, il ne s’agit que d’une sensation, d’une impression entêtante. Cette sensation de malaise qu’il ne connaît désormais que trop bien. Certain que quelque chose a changé, il continue d’observer ce qui l’entoure. Le fleuve coule toujours aussi bruyamment, sa couleur est la même et aucune horreur indescriptible n’en sort. Il lui est difficile d’apercevoir l’autre rive avec le brouillard, mais il devine les silhouettes de quelques arbres morts, leurs branches tournées vers le ciel comme des prieurs. Son attention se reporte sur le cours d’eau, dont les clapotis deviennent de plus en plus intenses. Trop intense, trop bruyant. Et… Mon Dieu, ça ne coule plus dans le même sens. Non, je dois me tromper… Je me trompe forcément.

 Intrigué mais légèrement effrayé, persuadé de souffrir d’une hallucination étrange, Howard se lève et s’approche à pas prudents. Il n’explique pas ce sentiment, mais de peur de se faire happer par une créature inconnue il reste à bonne distance du bord. L’homme tend le cou pour tenter d’apercevoir ce qui pourrait donner cet aspect indescriptible à la rivière et remarque quelque chose au loin porté par le courant. Il croit tout d’abord à un vieux morceau de tronc d’arbre gonflé et noirci par l’eau, jusqu’à ce que l’objet non identifié soit à portée de vue. Ce n’est pas du bois. C’était une chose capable de mouvement, une chose qui lui appartenait. C’est son bras qui flotte à la surface. A sa suite, des dizaines, des centaines de bras portés par le courant gangrènent l’étendue d’eau, tandis que certains se trouvent happés par des entités qu’il ne peut pas distinguer. Comme des bouchons s’enfonçant dans de légers clapotis lorsqu’un poisson mord à l’hameçon, les membres sont emmenés au fond de la rivière et disparaissent.

 Il ouvre la bouche dans un cri d’effroi silencieux, se met à courir. Ce n’est qu’en essayant de balancer ses bras au rythme de sa course qu’il se rend compte qu’il lui manque quelque chose. Son bras droit a disparu. A la place, une manche vide et gluante qu’un moignon sanglant ne parvient pas à remplir. Il ne ressent aucune douleur, simplement le flot de liquide chaud et poisseux couler le long de son manteau de cuir, imprégner le tissu de sa chemise et de son pantalon. Des flaques d’hémoglobine marquent le chemin qu’il emprunte au hasard, fuyant il ne sait quel monstre invisible. Il ne cesse de se retourner afin de s’assurer que rien ne le poursuit. Howard halète et trébuche sur les pavés, déséquilibré par la soudaine absence d’un membre. Le sol semble se déformer sous lui, rendant sa course encore plus approximative et ardue. La route qu’il emprunte prend des proportions impossibles, tantôt s’écartant en une étendue infinie, tantôt se compressant en un passage plus étroit qu’un trou de souris. Pourtant, il continue, il ne cesse de courir, il rampe s’il le faut. Bien que râlant et gémissant, aucun son ne franchit ses lèvres ouvertes.

 Derrière lui, toujours rien. Ou peut-être y a-t-il quelque chose, mais sa vue est si trouble qu’il a du mal à discerner nettement les formes qui l’entourent. L’espace ne se soumet plus aux règles du monde, il perçoit des choses impossibles à décrire, impossibles à concevoir. Howard ne sait plus où il est, ni même ce qu’il fuit. Tout ce qu’il ressent et comprend, c’est cette horreur atroce, infâme, gravée en lui jusque dans son âme. Il est aveugle, sourd et muet, et la main qu’il lui reste tâtonne au hasard autour de lui sans qu’aucune sensation ne lui parvienne. En cet instant, il aimerait mourir. Il ne voit pas d’autre issue et n’a ni la force ni le courage d’envisager quoi que ce soit d’autre. La mort plutôt que cette terreur innommable. Et même la mort, il ne sait comment l’atteindre, ce qui renforce tant et plus son effroi. De désespoir, il frappe son crâne contre le sol, de toute ses forces. Sans douleur, il n’y a rien pour freiner son geste. Un coup, deux coups, encore et encore, jusqu’à ce que des fragments de sa boîte crânienne constellent les pavés et que son cerveau cesse de fonctionner.

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