XIII

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 Un plafond blanc. Le silence tapi dans l’ombre tout autour de lui, hors de son champ de vision. Incapable de bouger ne serait-ce qu’un orteil, le peintre est condamné à attendre. Une éternité s’écoule, avec pour seule compagnie le plafond blanc, qui lui fait l’effet d’un caveau endormit. Et la peur que quelque chose sorte de l’ombre. Cette chose. Nauséeux, il voudrait se tourner sur le côté pour vomir. Il sent un poids écraser son thorax, un étau lui enserrer les côtes, ses entrailles sur le point d’imploser sous la pression. Ce n’est pas de l’obscurité que surgit l’entité au sourire du Cheshire, c’est de son propre corps. Masse informe se formant à partir de sa chair, de ses os qui se disloquent. C’est son propre poids qui l’écrase. Le plafond s’agite comme un océan en colère, le troupeau maudit du Cheshire excité par l’odeur rouillée du sang et le bruit des os. Les murs autour de lui résonnent d’un millier de coups de crâne. Le plâtre devient un simple voile qui se craquèle, se déchire sous les assauts déchaînés des créatures immondes retenues derrière.

 L’entité prend forme au-dessus d’Howard, leurs chairs amoureusement entremêlées dans un ébat impie et décadent. Les dents du peintre se détachent délicatement de ses mâchoires pour venir se mêler aux fragments d’os qui fut les siens. Un sourire factice vient se greffer dans les tissus meurtris. Howard tombe. Ses chairs se détachent, avortent le sourire en formation. Son corps s’enfonce dans le matelas toujours plus profondément. Les draps se referment au-dessus de lui, séparant sa dépouille du Cheshire et de ses créatures profanes.

 Un plafond blanc. Un bip strident qui lui hurle aux oreilles qu’il est en vie. Une odeur de tabac froid, le bruissement de cheveux contre sa peau et une main chaude sur la sienne. Des gouttes d’eau lui tombent sur la joue. Ouvrant les yeux avec difficulté, il découvre une Frances en pleurs penchée au-dessus de lui.

- Je suis désolée d’être partie… J’aurai jamais dû te laisser, sanglote-t-elle.

Son haleine de cendrier donne envie à Howard d’en griller une. Il tente de lever une main pour lui caresser les cheveux, s’assurer qu’elle est bien réelle, mais n’arrive qu’à émettre un grognement de douleur.

- Ne bouge pas. Tu as plusieurs fractures et des coupures un peu partout.

Des centaines d’aiguilles lui traversent les flans et chaque respiration lui demande un effort titanesque. Le pire étant de prendre conscience que son cauchemar n’est pas fini. Il a échoué, lamentablement. Même dans la mort.

- Je vais chercher quelqu’un, dit Frances en se levant, sa main toujours posée sur celle d’Howard.

- Non ! Frances, écoute-moi…, une quinte de toux lui arrache la trachée, emportant les côtes au passage. Il faut que tu m’amènes mes toiles. Il faut que je peigne ou ça va sortir. J’ai pas réussi. Alors je dois peindre.

Le regard lancé par sa compagne vaut bien toutes ses blessures. Du revers de la main, elle essuie les larmes qui ruissellent sur ses joues. Sa voix rauque se fait plus dure :

- Je vais chercher quelqu’un.

 Avant même qu’Howard ait pu émettre un nouveau râle, sa compagne lui tourne le dos et le laisse dans la chambre. Les minutes passées seul lui font l’impression d’une éternité mais lui apporte aussi un soulagement indicible. Seul, il peut lutter. Contre le sommeil, contre les rêves, contre le Cheshire. Il ne doit pas baisser la garde tant qu’il ne sera pas mort. Des bruits de pas dans le couloir, qui se rapprochent. Frances entre dans la pièce exigüe en compagnie d’une infirmière, poussant un chariot en inox devant elle. Celle-ci ne se donne pas la peine de se présenter et observe Howard d’un œil critique.

- Monsieur Bresdin, je vais vous donner un sédatif. Ça vous aidera à dormir en attendant le médecin.

- Non, faut pas que je dorme, proteste-t-il en contenant une nouvelle toux qui lui arracherait la poitrine.

- Ne parlez pas. Il faut que vous vous reposiez, répond l’infirmière en se saisissant d’une seringue.

Le cœur du peintre rate un battement, il tente de bouger ses bras, ses jambes, et ne parvient qu’à s’arracher un cri de douleur. Mais la sensation de ses os frottant les uns contre les autres ne suffisent pas à l’empêcher d’essayer de bouger.

- S’il vous plaît, restez tranquille !

Frances se rue sur lui pour lui tenir la main et tenter de le calmer, sans succès.

- Howard je t’en prie ! Tu as failli y passer ! S’il te plaît…

- FAUT PAS QUE JE DORME ! hurle-t-il d’une voix éraillée. Un goût de rouille remonte le long de sa gorge.

- Madame, il faut qu’il dorme. Tenez-lui le bras s’il vous plaît, demande l’infirmière en purgeant l’air du piston.

Les larmes aux yeux, Frances immobilise délicatement son bras et lui passe une main dans les cheveux. Howard continue de hurler, le regard fou, impuissant et insensible aux postillons ensanglantés qui sortent de sa bouche. D’un geste précis, l’infirmière insère l’aiguille dans le cathéter fiché dans la veine du peintre et injecte la substance.

- Que de cinéma ! lâche la dame en blanc en rangeant son matériel.

 Elle se dépêche de sortir sans un regard en arrière, son chariot bien ordonné devant elle. Les minutes passent, Frances assise à côté du lit, le visage dans les mains et Howard prostré, le regard tourné vers le plafond. Il ne cligne même pas des paupières, ses yeux rougis grands ouverts. La fatigue commence à se faire sentir, mais le peintre lutte de toute ses forces pour ne pas sombrer, conscient de l’horreur qui l’attend. Qui les attend tous. Lorsqu’il sent son esprit partir, il s’oblige à bouger un bras, une jambe, pour déclencher une vague de douleur qui le maintient éveillé. Ses paupières vacillent, sa vision se floute et la peur grandit tant et plus. Ses membres se font de plus en plus lourds, il lui devient impossible de ne serait-ce que bouger les doigts. Et dans un soupir, il finit par s’endormir.

  Les yeux remplis de larmes de soulagement, Frances lui caresse les cheveux. Le masque crispé de terreur d’Howard a cédé la place au visage qu’elle lui a toujours connu. Les sillons angoissés qui ravageaient sa peau se sont estompés, dévoilant des traits qu’elle n’avait pas vu depuis trop longtemps. Elle savoure ce moment de répit et se prend à espérer des jours meilleurs. Des jours sans toiles torturées, sans couleurs de mort, sans folie dans le regard. Des jours où il lui avoue son amour et la serre tendrement dans ses bras, comme au commencement. Bercée par ces pensées réconfortantes, Frances finit par s’endormir elle aussi.

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