Prédateur

5 minutes de lecture

Comme chaque jeudi, deux heures trente du mat’, je reviens du boulot, mon gros sac sur l’épaule.

Je suis encore loin de chez moi, et je n’aime pas marcher comme ça, seule, la nuit, alors autant prendre les raccourcis. Je m’engage alors à pas feutrés dans une ruelle un peu trop sombre.

Un instant et quelques pas plus loin, je l’entends. Un léger bruissement froissé, peut-être dix, vingt mètres derrière moi. Sur le qui vive, je me retourne… Personne. Un rat peut-être ? Ou un chat. Un gros chat répugnant. Je n’aime pas les chats.

Je ne suis cependant pas totalement rassurée… avec raison. Un autre son, diffus, me parvient. Je tends l’oreille. Cette fois j’en suis presque sûre. Il y a quelqu’un derrière moi.

Quelqu’un qui se cache dans les recoins obscurs de la ruelle… Une sueur froide dégouline le long de mon échine. Si cette personne était un aimable passant rentrant paisiblement chez lui, il marcherait à découvert. Ce n’est pas le cas, cela ne présage rien de bon.

Ma démarche s’accélère sans que je puisse la contrôler. Mon sac de toile est trop lourd, il me ralentit. Si je dois m’enfuir, je devrai l’abandonner. Je ne peux m’y résoudre, son contenu est bien trop précieux à mes yeux.

Les pas feutrés, à ma poursuite se taisent. Mon poursuivant aurait-il renoncé ? Ou bien il prépare un mauvais coup… Je déglutis. Maintenant, je cours presque, jetant de rapides coups d’œil par-dessus mon épaule, trop fréquemment pour que cela paraisse naturel.

Mon instinct me pousse à aller plus vite encore. Je vérifie : non, je suis seule dans le quartier… La nuit est avancée, et le seul qui m’entendrait crier, ce serait celui qui me tient en filature depuis plusieurs minutes maintenant. Pourquoi ne passe-t-il pas à l’action ? Je ne comprends pas pourquoi il attend… Chaque seconde qui passe m’offre une infime chance de m’en sortir. Un frisson me parcourt. S’il n’agit pas… C’est qu’il se délecte du spectacle. L’effroi qu’il croit lire dans tout mon corps lui procure une sensation indescriptible. Plaisir ? Passion ? Extase ? Je ne saurais le deviner, mais il s’agit assurément d’un pervers sadique… Cela ne correspond pas à leurs méthodes… C’est écœurant. Mais c’est seulement quand l’un d’eux a un tel caractère qu’ils s’offrent une chance d’avoir leurs victimes… Je dois vite trouver une solution.

Je regarde l’environnement qui m’entoure. Je sais qu’il me voit. Je ne le vois pas. Il a un avantage immense sur moi. Un félin assoiffé de sang chasse sa proie. Je dois échapper à son champ de vision. A droite, une rangée d’entrepôts désaffectés. Tous fermés. A gauche, un mur tagué d’insultes et de dessins obscènes. La ruelle me parait, étrangement, beaucoup plus longue que d’habitude. Infinie, et droite. De temps à autre, sur les côtés, une veine se dessine, ruelle encore plus étroite que celle où je fuis. Je pourrais m’y engouffrer ; je n’en ferai rien. L’erreur débutante, que chacun ferait sous la panique. Elle me serait fatale. Je me couperais du monde. Je tomberais dans la gueule du loup, en m’engageant dans un de ces culs de sac.

Celui qui me suit s’impatiente. Je ne tombe pas dans le piège, ça l’insupporte. Il sait que je ne suis pas une amatrice. Ses confrères lui ont sans doute dit qu’ils ont failli m’avoir, un jour. Il y a deux mois environ. Dans la même rue. Mais l’autre était moins prudent que celui-ci. J’ai toujours un petit couteau sur moi, en prévention. Malheureusement pour lui, je savais et sais toujours m’en servir. Je lui avais échappé de justesse.

Je regarde ma montre. Deux heures quarante-deux minutes. Le petit jeu a assez duré. Je ne suis pas une petite souris apeurée qu’on chasse avant de l’égorger. Après avoir vérifié une énième fois qu’aucune échappatoire ne s’offre à moi, je constate l’inévitable. Je vais devoir faire face. Il faut ravaler la pression. Je dois gagner la confrontation. D’abord, le déstabiliser. Je m’arrête. Je sais qu’il ne tirera pas dans mon dos, ce n’est pas dans leurs principes. Je fais le pari risqué qu’il veuille m’avoir vivante. Rien n’est moins sûr.

Lentement, je me retourne. Mon couteau est dans ma manche, prêt à dégainer.

D’une voix chevrotante, j’ose un « Il y a quelqu’un ? ».

Puis j’éclate d’un rire tonitruant. S’il croyait que j’allais m’abaisser à ça !

« Aller, face de rat, sors de ton trou, si t’es un homme. Ce n’est quand même pas une pauvre femme seule et livrée à toi qui t’intimide, chaton ! je lâche dans un rictus méprisant. »

Rien ne bouge. Ça m’agace. Ça m’inquiète, même.

Enfin, un léger mouvement, à quinze mètres, sur la gauche. Une silhouette se dessine dans la nuit.

J’en reste bouche bée. Une femme ! Ils m’ont envoyé une femme ! J’aurais dû le deviner. Il n’y a qu’une femme pour avoir des méthodes aussi délicates et précises. Elle pointe un pistolet sur moi. Je n’arrive pas à discerner de quel modèle il s’agit.

« Niveau discrétion, t’es pas au top… Allez, chérie, lâche ton flingue, tu risques de blesser quelqu’un ! je balance ».

Elle fait trois pas, prudents, vers moi, avant d’articuler : « N’use pas trop ta salive. Pose délicatement ton sac à terre. Pas de mouvements brusques, et après les mains en l’air. »

Je comprends que pour m’échapper, je vais devoir abandonner mon chargement. Une boule se forme dans ma gorge… je ne peux pas la laisser le prendre ! J’y tiens tellement… Je ne dois pas laisser paraître mon émotion.

Je balance mon énorme sac à terre. Un gémissement suit l’atterrissage. Merde.

La femme me regarde durement. « Les mains en l’air ». Elle me tient en joue. Je crève d’envie de l’envoyer se faire voir.

J’obtempère.

Elle s’approche rapidement, avec toujours autant de précaution.

Elle sort un objet métallique. Elle me dégoûte. Tout va se jouer dans quelques secondes.

Un vent glacial souffle, amenant avec lui une pluie fine et fade. La noirceur d’outre-tombe de la nuit s’en accroit.

Elle colle son flingue contre ma tempe, tout en me contournant. Elle saisit mon bras gauche. Je souris. Elle me vise toujours, ce qui limite ses mouvements, de l’autre main. Grosse erreur, chérie. Elle colle mes mains contre elle, pour m’attacher. Débutante. A partir de cet instant, je sais que j’ai gagné.

Elle étouffe un cri quand mon couteau, resté dans ma manche, s’enfonce lentement dans son ventre. Pendant que j’assène un coup dans son poignet pour qu’elle lâche son arme. Elle n’a même pas eu le temps de tirer. Ses yeux s’exorbitent, elle s’affaisse au sol.

Tandis qu’elle agonise, je me penche vers elle, et lui susurre « Qui est la proie, le prédateur de ce soir, d’après toi ? Tu n’oublieras plus jamais à quelle catégorie tu appartiens. »

Une tache écarlate se répand sur son uniforme bleu.

Je suis euphorique ! Un peu d’exercice en rentrant du travail, ça fait du bien ! Mais surtout, surtout, je peux récupérer mon paquet ! Ma poursuivante m’a retardée… Mon butin s’est réveillé. Sans son intervention, je serais arrivée à temps chez moi et je n’aurais pas eu besoin de l’assommer de nouveau ! Je fais des heures supp’, pensé-je avec ironie. Quelle perte de temps !

Une fois la triste besogne faite, je lance mon chargement par-dessus mon épaule, et je reprends ma route. Deux heures cinquante quatre minutes. Comme chaque jeudi, je reviens du boulot, mon gros sac sur l’épaule. Toujours en liberté.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 5 versions.

Vous aimez lire Aurore ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0