Une tragédie micro-gourmande

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Une fraise. Pulpe rouge gorgée de soleil.

Soleil. Chaleur de l’été qui réchauffe le pré.

Le pré. Verte étendue bourdonnante où pousse le fruit mûr et sauvage.

Scène première : Formicinae

Sidonie se retourna pour vérifier qu’Aglaée suivait toujours. Comme elle s’en doutait, son équipière avait fait une nouvelle halte. Elle lâcha un nuage de phéromones colériques. Qu’est-ce qui lui prend encore cette fois ? Elle ne va pas refaire une toilette tout de même : c’est une exploratrice, pas une reine ! Irritée, Sidonie rebroussa chemin, claquant des mandibules de frustration. Cette partie de la piste était peu fréquentée et elle n’avait aucune envie de s’y attarder.

Aglaée avait quitté le chemin phéromonique sur la gauche. Elle se tenait immobile à l’exception de ses antennes qui s’agitaient par saccades frénétiques. Sidonie la rejoint, bien décidée à lui faire cesser ses enfantillages :

– Aglaée, reprends la piste ! Que se passe-t-il encore ?

Aglaée l’ignora superbement, tout entourée d’un nuage excité :

– Belle… Sucrée… Énorme…

Sidonie perdit patience : elle lui agrippa la patte postérieure de ses mandibules et la tira en arrière.

– Mais qu’est-ce que tu fais, tu es folle ! Aglaée il faut reprendre la piste ! Notre mission est terminée : nous avons trouvé une nouvelle source de nourriture, marqué le chemin et il est temps de le dire aux autres.

– Mais Sidonie, tu ne comprends pas... Regarde, tends les antennes… »

Comme Aglaée se retourna de nouveau absorbée, Sidonie l’imita. Elle aperçut une forme rouge qui se balançait au bout d’une tige, à quelques enjambées. Une odeur sucrée lui parvint aux antennes.

– J’ai trouvé une montagne de sucre, une mine de nectar !

Sidonie se tint silencieuse un instant. Son estomac et son jabot social étaient déjà pleins et elle n’avait vraiment pas besoin d’un autre repas. Elle repensa aux petites baies dont elles avaient marquées la piste quelques minutes auparavant… Après tout, rien n’empêchait de marquer aussi cet emplacement avant de prendre le chemin du retour. Elle transmit son message à Aglaée. Mais celle-ci ne voulut rien savoir, plus excitée que jamais :

– Il faut que je la goûte, il faut que je la goûte », criait-elle, les mandibules luisantes.

Sidonie était sur le point d’émettre une nouvelle salve courroucée lorsqu’Aglaée se précipita d’un coup vers la forme rouge, dégoulinante de salive et de phéromones exaltées : « Nectar », « Sucre », « Manger »…

Obéissant à son instinct, Sidonie se lança à sa poursuite…

Scène deuxième : Argiope Bruennichi

Argiope Bruennichi n’en croyait pas ses huit yeux : deux fourmis traversaient son territoire à quelques longueurs de pattes à peine. Plutôt dans l’après-midi, elle avait bien cru entendre la marche à six pattes synchronisée des exploratrices mais le temps qu’elle réalise alors et elle avait perdu le signal et la provenance des vibrations. Et voilà justement que deux exploratrices s’accordaient une halte devant ses yeux. Tout était à parier que c’était celles qu’elle avait manquées un peu plus tôt.

En voyant leurs abdomens pourpres et gonflés, leurs carapaces craquantes, Argiope eut une bouffée d’espoir. L’après-midi avait été atrocement calme : pas une seule mouche ni moustique ne s’était pris dans sa toile et la faim commençait à la tenailler pour de bon. Elle s’imagina percer la chitine et absorber le jus sucré de l’abdomen… Le venin lui vint aux crochets. Oh non, elle n’allait pas laisser passer cette aubaine, pas cette fois.

Ne pas bouger, surtout ne pas bouger. Une vibration de trop et elle était bonne pour jeûner quelques heures de plus ; de mémoire d’arachnide, on n’aurait jamais vu ça.

Les deux fourmis semblaient en pleine altercation car les phéromones qu’elles émettaient avaient une odeur acide désagréable. Il fallait attendre. Elles finiraient bien par repartir et c’est à ce moment précis qu’il fallait bondir.

Argiope prépara ses huit pattes pour l’attaque, concentrée sur son repas alléchant. D’un coup, l’une des fourmis se lança dans une course effrénée…

Scène troisième : Apoidea

– Apoidea 25430 à butineuse B3301.

– 25430, transmettez.

– Apoidea 25430, butineuse de classe 4 âge 22 jours, bien copié information B356 de la danse en huit. Demande autorisation de rapporter la source.

– Apoidea 25430, autorisation accordée. Vent de surface faible, terrain dégagé. Bon vol.

– Bien reçu B3301. Merci…

Lorsque 25430 avait quitté la ruche, dix minutes auparavant, c’était avec une fierté et une joie sans égales. Tout juste qualifiée « butineuse-transporteuse », elle partait effectuer sa première mission en solitaire… Pas un simple entraînement mais un vol authentique pour rapporter de la nourriture à la ruche.

Juste avant de se caler sur sa trajectoire, elle avait fait deux passes en bourdonnant au-dessus des autres apprentis de sa caste, lâchant une salve de phéromones taquines. Elle aurait bien aimé voir leur tête à ce moment.

Oui mais ça, c’était il y a dix minutes et normalement, à cet instant même, elle devrait se trouver à la verticale de la source. Or, même en réglant ses récepteurs olfactifs sur la sensibilité maximum, 25430 ne détectait toujours aucune odeur potentielle de pollen. Une subtile inquiétude la gagna alors qu’elle repassait en revue tous les paramètres du vol. Direction : la danseuse s’était alignée à 74 degrés par rapport au soleil. Distance : quinze tours lents soit dans les 1,330 mètres. Odeur : pollen très sucré, dont 25430 comptait bien se remplir l’abdomen. Quantité : si l’agitation de la danseuse était exacte, il devrait y avoir un champ de taille raisonnable.

À huit kilomètres à l’heure, il fallait bien dix minutes pour arriver à la source, alors quoi ? Où était ce champ ?

Elle était sur le point de perdre espoir lorsqu’elle aperçut du coin de l’œil un gros point rouge à quelques mètres. Un point rouge ! Ça voulait dire un fruit ou une fleur ! Et si elle n’en voyait qu’un pour le moment, peut-être que d’autres n’étaient pas loin !

25430 fit demi-tour et plongea avec allégresse vers ce trésor. À mesure qu’elle se rapprochait, ses antennes captaient une odeur sucrée de plus en plus forte qui la fit saliver. Une nouvelle joie parcourut son petit cerveau.

Elle fit une première passe au-dessus du globe puis s’éleva à sa verticale pour analyser la situation. Odeur : très sucrée. Il s’agissait donc bien d’un fruit, plutôt appétissant d’ailleurs, mais peu de trace de pollen. Quantité… Jusqu’à là, elle ne voyait qu’un seul point rouge et rien d’autre qu’une étendue verte ; pas vraiment ce que l’on pouvait appeler un champ de taille raisonnable.

25430 vérifia ses coordonnées une nouvelle fois. Tout coïncidait pourtant. Et si tout coïncidait… Elle hésita lorsqu’elle eut soudain cette pensée : « Et si la danseuse avait quelque peu modifié sa danse pour la tester ?… Cela expliquerait la situation. » Ah, on voulait donc lui faire subir une ultime épreuve… Hé bien, 25430 allait leur montrer qui était la navigatrice !

Sur ce, elle plongea en piqué sur le fruit rouge, bien décidée à s’en repaître aussi largement que possible.

Scène quatrième : Laetitia

Laetitia regarda sa montre : la petite aiguille sur le quatre et la grande sur le six : « quatre heures et demi », dit-elle tout haut avec fierté. Comme elle savait lire l’heure maintenant, mamie lui avait offerte une jolie montre avec un mickey dedans pour son anniversaire. Elle en était ravie… Mamie avait aussi dit de ne pas trop s’éloigner de la maison et de rentrer pour le goûter.

4h30, c’était l’heure de goûter. Et avec son vélo, Laetitia avait l’impression d’avoir pédalé très longtemps. Oui mais la journée était si belle, le pré vert et fleuri, le soleil qui brillait et les oiseaux qui chantaient... Mamie comprendrait sûrement. Après tout, elle avait sept ans maintenant, elle n’était plus un bébé !

Elle allait reprendre le chemin sur son vélo lorsqu’il lui vint une idée : puisqu’elle se trouvait à côté d’un petit champ de coquelicots, elle en cueillerait un bouquet pour mamie, ça lui ferait sûrement très plaisir. Laetitia eut une hésitation : mamie lui avait dit de faire attention aux abeilles près des fleurs. Elle ouvrit alors grand ses yeux et tendit ses oreilles.

Rien.

« Ou bien les abeilles n’aiment pas les coquelicots ou bien elles n’ont pas encore trouvé ce champ », pensa-t-elle. Elle en cueillit une dizaine puis grimpa sur son vélo, démarrant tant bien que mal avec ses fleurs dans une main.

Sur le chemin du retour, Laetitia se demanda ce que mamie allait préparer pour le goûter. Maintenant qu’elle y pensait, elle avait bel et bien un petit creux à l’estomac.

« Un gâteau au chocolat ? Hum… avec de la glace à la vanille… Ou bien mieux encore, une tarte aux pommes chaudes ! »

Bringuebalant sur son vélo Laetitia rêvassait à ses délices favoris, les papilles toutes émoustillées.

« …Non, un flan au caramel ! » Et elle partit d’un fou rire qui fit s’envoler deux oiseaux sur une branche. Elle en riait encore lorsque son regard se posa sur un petit buisson au bord du chemin. Elle freina et redevint silencieuse.

« Non, encore mieux, pensa-t-elle, des fraises… » Elle posa son vélo délicatement, laissant les coquelicots sur la selle.

Au milieu du buisson vert se tenait une énorme fraise sauvage, si rouge et si belle que Laetitia en fut hypnotisée. Elle imaginait déjà le jus sucré lui remplir la bouche lorsqu’elle la croquerait et ses papilles n’en furent que plus excitées.

Elle s’approcha du fruit avec précaution, comme si la fraise était un animal qui pouvait s’enfuir à son approche. Elle l’observa une seconde puis tendit la main…

Scène cinquième : le dénouement

À peine Laetitia eut-elle posé ses doigts sur la fraise qu’elle hurla à pleins poumons et tomba à la renverse. Elle bondit sur ses pieds, toujours hurlante, courut vers son vélo et s’enfuit à grands coups de pédales, oubliant même ses coquelicots.

Bien avant qu’elle n’eut séché ses larmes et regagné la maison où l’attendait les bras rassurant de mamie, elle eut une certitude : jamais plus elle ne mangerait de fraises.

Scène sixième : le ralenti

Avertissement : lors de cette mise en page, aucun des acteurs ne fut blessé. Les insectes de cette histoire sont tous des cascadeurs professionnels opérant selon les normes de sécurité les plus strictes.

***

Lorsque 25430 réalisa qu’une drôle de pince venait de se poser sur le fruit rouge il était trop tard pour changer de trajectoire : dans son excitation, elle était partie d’un piqué bien trop rapide et le contact s’annonçait violent.

Au bout de sa course folle, Aglaée se lança en avant à l’assaut de sa montagne rouge, franchissant un vide de cinq fois sa longueur. Sidonie à sa suite tenta de la rattraper, bondit à son tour mais manqua sa prise d’élan… Elle claqua de justesse ses mandibules sur la patte postérieure d’Aglaée qui tint bon.

Au moment précis où les deux fourmis semblaient le plus vulnérable, Argiope Bruennichi s’élança dans les airs d’une trajectoire parfaite, tous crochets dehors.

Laetitia tira sur la fraise qui se détacha d’un coup de sa tige.

25430 crut au miracle lorsque le fruit se déplaça soudain hors de sa course. Peut-être allait-elle pouvoir éviter le pire…

Argiope était déjà dans les airs lorsque le bulbe rouge auquel étaient agrippées les fourmis disparut hors de sa vue. Elle ne pouvait rien faire pour éviter la chute…

BAM !

Ni Argiope Bruennichi, ni 25430 ne comprirent ce qu’il se passa lorsque leurs deux carapaces chitineuses se percutèrent l’une contre l’autre avec fracas. Elles se réveilleraient quelques minutes plus tard dans les buissons, saines et sauves ; 25430 totalement amnésique et Argiope soudainement prise d’une angoisse bien embarrassante sur le sens de la vie.

Dans sa furie vorace c’est à peine si Aglaée prêta attention à son équipière en difficulté. Ce dont elle se soucia en revanche, c’est la réaction de la mine de nectar lorsqu’elle y plongea la tête goulûment. Celle-ci en effet rugit de douleur dans un grondement de tonnerre et s’envola haut dans le ciel infini. L’acrobatie qui en résulta resta depuis dans les annales du cirque fourmilier comme le plus grand nombre de rotations aériennes à deux partenaires jamais tentées. Aglaée et Sidonie finirent leur vol dans l’herbe molle, vidant le contenu de leurs estomacs quelques instants plus tard.

En quittant les doigts crispés de Laetitia, la fraise effectua son baptême de l’air, traçant une parabole presque parfaite, exception faite de l’infortuné moustique qui croisa sa trajectoire, et finit sa course en roulant à l’ombre d’une fleur.

Une fraise. Pulpe rouge ramollie à l’ombre d’une jonquille.

Jonquille. Pétales jaunes baignés de soleil au bord du pré.

Le pré. Verte étendue bourdonnante où se joua le drame gourmand du fruit mûr et sauvage.

Épilogue : l’annélide fortuit

Le monde avait tremblé, le monde était tombé, le monde avait roulé et s’était enfin arrêté.

« Arriverait-on jamais à pouvoir prendre un repas tranquille ? »

Lumbricus Fructosis fit minutieusement le compte de ses anneaux. Trente-deux, tous intacts. Voilà qui était fort plaisant. Il aurait eu horreur de se voir coupé en deux et ainsi devoir partager son festin avec un frère d’anneaux.

Puis il décida qu’il était temps de prendre l’air avant que la terre tremble de nouveau. S’il avait faim, il pourrait toujours revenir dans ce fruit si juteux.

Un par un il extirpa ses trente-deux anses hors de la fraise rouge. Mais avant que son dernier segment ne quitte la pulpe, il ne put s’empêcher d’absorber une dernière gorgée du nectar sucré… Un délice qu’il savourerait tout le long de son tube digestif.

Un ver gourmand. « Et alors ? », se dit-il.

Lumbricus leva la tête avec curiosité dans l’air de l’après-midi. Il regarda à gauche puis à droite. Enfin il la reposa et se mit à ramper mollement vers le buisson.

« Oui, se dit-il, c’était vraiment une journée magnifique. »

Et il disparut silencieusement sous les herbes.

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