/11/ Un guépard soigné par un koala

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Le guépard s’avance vers le capitaine de police équidé. Elle se met immédiatement à boiter alors que le couteau est encore planté dans son pelage jaune tacheté. Tous les animaux s’attroupent alors autour d’elle et commencent eux aussi… à parler. Avec des voix complètement humaines. Ils semblent s’inquiéter pour le félin qui a du sang sur son museau et ses moustaches, mais heureusement pas le sien.

Cette scène est irréelle. Elle pourrait très bien provenir d’une série fantastique ou d’une peinture, comme le fameux tableau avec les chiens qui jouent au poker. C’est insensé, pourtant, tout semble si normal pour eux que mon subconscient accepte étrangement rapidement la folie de cette situation. Charly me regarde, et me sourit, avant d’être emmenée dans la maison d’un de mes voisins, probablement pour être soignée. Il ne reste que quelques badauds qui observent le cadavre aux yeux exorbités ainsi que le capitaine de police qui se rapproche du corps pour l’observer plus en détail. Il se tourne ensuite vers moi. Ce dernier ne semble pas bien sûr de comment réagir, en plus de ne pas tout comprendre.

Il finit par s’approcher de ma fenêtre par laquelle je passe la tête pour… lui parler. Je suis presque étonnée de voir mes bras et mes mains toujours humains maintenant que je suis dans un monde d’animaux qui parlent… C’est vraiment n’importe quoi.

« Madame Turner… Vous ne pouvez pas dire que je ne vous avais pas prévenu. »

Je reste sans voix devant ce grand étalon gris qui me parle, exactement comme le capitaine de police m’avait parlé lors de mon arrivée dans le village. J’ai probablement la bouche entre-ouverte et les yeux légèrement écarquillés devant ce phénomène que même la plus fumeuse des théories ne pourrait expliquer.

« Je comprends que vous soyez en état de choc, mais j’ai besoin de votre aide. J’aimerais bien comprendre ce qu’il s’est passé avec Charly. »

Un mot parvient à s’extirper de ma bouche, alors que je dois lever légèrement la tête pour le regarder dans les yeux, toujours à genou sur mon lit.

« Très bien. Vous pourriez me dire ce que vous avez vu ? Depuis le début ? »

Mes mots sortent difficilement. Chacun d’entre eux me demande un effort titanesque pour être formulé. Mes paroles semblent hésitantes tant moi même j’ai du mal à croire ce que j’ai vu.

« Hé bien… Mon… Cet enfoiré est arrivé en voiture et je l’ai entendu descendre. Puis je l’ai entendu hurler, et tout d’un coup il y a eu tous ces animaux autour de lui... Et il s’est énervé et a sorti une arme avant de me pointer et… »

Je regarde l’impact de la balle dans ma fenêtre, à une trentaine de centimètres de ma tête. J’aperçois en même temps que cette dernière a fini sa course dans le mur de ma chambre.

« Et donc là le guépard… Charly, je crois… Lui a bondi dessus et l’a mordu… Puis il lui a planté un couteau dans les côtes, et alors elle lui a mordu le cou et vous êtes arrivés… Vous pensez qu’elle va bien ?

— Je laisse les habitants s’occuper d’elle. Ils l’ont emmené chez Monsieur et Madame Murphy, juste un peu plus loin. Ce sont les médecins du quartier, alors ne vous en faites pas. »

Je parle à un cheval.

« Vous connaissiez l’individu si j’ai bien compris ?

— Oui, c’est mon ancien petit-ami…

— Et je présume qu’il ne venait pas pour ressasser les bons souvenirs n’est-ce pas ?

— Je n’pense pas… »

Il a l’air sincèrement désolé pour moi. L’homme que j’avais croisé à bord de sa grosse voiture semblait plutôt dur, mais je me rends compte qu’il est en réalité plein d’empathie.

« Qu’est-ce qu’il va se passer capitaine ?

— De par notre manière de vivre, il est hors de question que des personnes apprennent qu’il est décédé ici. Nous essayons d’être le moins médiatisés possible. Nous réglons nos affaires entre nous. Donc son corps va être incinéré discrètement avant d’être rendu à la mer. Vous comprenez pourquoi nous faisons cela, madame Turner ?

— Oui… Je comprends… »

Ma petite voix contraste avec celle pleine d’assurance et de charisme du capitaine, qui même en étant un… cheval… dégage une sorte d’aura, d’autorité sur le commun des mortels. L’uniforme doit y être pour quelque chose.

« Vous comprenez aussi que vous ne pourrez parler de ce que vous avez vu et de ce que vous verrez ici à personne ? Ni famille, ni ami, ni petit-copain, rien. J’insiste là-dessus, c’est très important pour nous. Notre survie en serait menacée et mon rôle est de veiller à la sécurité de mes compatriotes. Quoiqu’il en coûte.

— Je comprends… Mais… ‘fin… Qu’est-ce qu’il se passe ici ? Je veux dire, quand je vous ai vu, vous aviez deux jambes et deux bras, comme moi. Et pareil pour Charly.

— Je pense qu’il vaut mieux laisser cette dernière répondre à vos questions. »

Forcément…

« Je vois que vous avez un talkie-walkie. Avec, vous pouvez contacter la police en vous mettant sur la fréquence 10. Le réseau passe mal dans notre joli village. »

Pendant qu’il parle, j’aperçois une ambulance arriver. Il en sort un mouton noir et un rottweiller qui montent à l’arrière avant d’attraper un brancard qu’ils déplient avec leurs dents et leurs pattes. Ils le transportent jusqu’au niveau du corps, qu’ils parviennent à soulever par les vêtements pour le poser dessus. Je regarde une dernière fois l’enveloppe corporelle de ce bâtard, sans vraiment réaliser que je n’aurai plus jamais à me soucier de lui. Ils font rouler le brancard à roulette jusqu’à l’intérieur de l’ambulance et repartent, comme si rien ne s’était passé. Seul le sang et l’impact de la balle témoigne de l’évènement qui vient d’avoir lieu.

« Si jamais vous avez besoin de quelques jours pour… vous remettre de vos émotions et vous habituer à notre mode de vie, je pense que personne ne verra d’inconvénient à ce que vous vous reposiez une petite semaine.

— Non. »

Ma réponse semble le surprendre.

« J’irai travailler lundi… Peut-être pas à vos horaires… Mais au moins jusqu’à 22 heures pour commencer. »

Il sourit légèrement. Un sourire étonnamment beau pour un cheval avec une dentition parfaite.

« Très bien. Dans ce cas, le maire devrait vous rendre visite bientôt. Et je viendrais régulièrement pour vérifier que tout va bien, si cela vous convient bien entendu.

— Vous savez, j’ai fait des études et des stages, je pense pouvoir me débrouiller seule avec une petite bibliothèque comme celle-ci. »

Je tente tant bien que mal de m’imposer. Je ne veux pas être la princesse en détresse qu’il faut secourir ! Cela a déjà été le cas ce soir, hors de question que cela recommence.

« Je ne doute pas de vos talents de bibliothécaires, madame Turner. Ce que je sais c’est que je connais très bien Oddly Bay et que pour quelqu’un qui n’est pas habitué, certaines choses peuvent être étranges.

— Plus que des animaux qui parlent ?

— Je vous demanderai de ne pas nous appeler comme cela. Nous sommes aussi humains que vous et c’est très péjoratif. »

Et c’est un cheval qui me dit ça...

« Et, oui, certaines choses peuvent être plus étranges que des animaux qui parlent pour reprendre vos propos. »

Je pense un instant à m’excuser, mais me contente finalement d’acquiescer, sentant pertinemment qu’il ne m’en veut pas le moins du monde.

« Vous devriez vous reposer, madame Turner.

— Je ne peux pas, il faut que je vois Charly pour la remercier…

— Je comprends. Dans ce cas, je vais vous souhaiter une bonne soirée. Et n’oubliez pas, canal 10 la prochaine fois… En espérant qu’il n’y en ai pas.

— Merci capitaine. »

Je l’observe s’éloigner et entends ses sabots taper contre la route tandis qu’il récupère avec sa mâchoire le pistolet de mon ex-démon. L’ambulance revient alors, sans les gyrophares, et les deux ani-… personnes en sortent et se mettent à nettoyer le sang qui se trouve sur le bitume, ainsi que les quelques morceaux de chair déchiquetée avant de repartir. Ils sont suivis de près par le capitaine qui court à une vitesse impressionnante.

Le silence revient alors au galop, me mettant extrêmement mal à l’aise après toute l’agitation à laquelle je viens d’assister.

Je commence à peine à réaliser. Maintenant que mes idées peuvent à peu près s’organiser convenablement sans être dérangées.

Il est mort.

Tout est allé si vite. On est l’animal le plus intelligent, le créateur de choses absolument incroyables, philosophes de nos propres existences. Et pourtant, en un instant, un millième de seconde, on disparait d’une manière aussi mystérieuse que notre apparition. Il ne suffit d’un rien pour que notre machine, la plus complexe de l’univers, cesse de fonctionner à tout jamais, sans retour en arrière. Pas de ctrl+Z, pas de sort de résurrection, pas plus que de boules de cristal. Seulement un inconnu terrifiant, créateur des plus anciens fantasmes de l’humanité.

Et… Je ne parviens pas à croire que celui qui a détruit ma vie, celui qui m’a laissé des traces ineffaçables sur mon corps et dans mon crâne, a été effacé de la réalité en un battement de cil. Que ce monstre capable des pires atrocités a été arrêté d’une facilité déconcertante –non pas sans se défendre– et qu’il ne pourra plus jamais me faire de mal.

Je me sens si faible. Mon esprit otage l’avait élevé au niveau d’un démon. D’une créature mythologique surpuissante et immortelle qui avait le pouvoir de vie ou de mort sur moi. Alors que c’était ni plus ni moins qu’une pauvre merde.

Au moins, il ne peut plus me blesser… Physiquement tout du moins, car bien que l’homme meurt, son souvenir perdure aussi longtemps que ses semblables. Un bout de son âme, de son être, est emprisonné dans mon crâne, se servant de moi comme d’un hôte pour continuer à vivre au travers de mes futures nombreuses terreurs nocturnes.

Bien qu’il ne pourra plus me faire de mal dans le présent, ni même dans le futur, ses actions passées continueront d’agir sur moi jusqu’à ma mort, l’empêchant de complètement disparaître comme il le mériterait.

Il a gagné. Pour le moment.

Avec le temps, je suis sûre que je parviendrais à l’oublier ! Pas de manière définitive, peut-être reviendra-t-il de temps à autre dans un petit coin de ma tête. Mais un jour, j’arriverais à passer 24 heures sans penser à lui. Puis 48 heures. Une semaine. Un mois peut-être.

Et même si je repense à lui. J’arriverai à être heureuse. Ce sera ma vengeance. Ma manière de lui montrer qu’il a échoué. Que je ne lui appartiens plus et que je pourrais enfin être épanouie. Que toute son existence n’aura servi finalement à rien, qu’elle aura été aussi inutile que brève dans ce joyeux bordel qu’est l’univers.

J’y arriverai. Et cela commence ici, dans cette maison, dans ce nouveau village où les habitants se transforment en animaux –j’essaye encore de me persuader que je rêve pas–.

Je parviendrais à être heureuse.

Je referme la fenêtre fissurée puis mets quelques secondes avant de me lever, mon sang s’étant coincé dans mes jambes. Je vais ensuite prendre un morceau de scotch que je pose à l’endroit de l’impact sur ma vitre. Solution temporaire et peu esthétique, mais qui fera l’affaire.

Le silence est horriblement pesant sur mon cœur. Je lance une petite playlist de musique calme depuis mon ordinateur en essayant de me remettre à vivre normalement. Qu’est-ce que je faisais ? Qu’est-ce que je voulais faire ? Tout est sans dessus dessous dans ma tête, m’empêchant de réfléchir correctement. La seule chose dont je suis sûre c’est que je veux voir Charly. Elle m’a sauvé la vie… C’est le genre de phrase qu’on peut prononcer, mais dont il est très difficile d’accepter la profondeur.

Elle. M’a sauvée la vie. Je serais morte sans elle. Si elle n’avait pas été là, je ne serais plus de ce monde.

J’ai beau la retourner dans tous les sens, c’est si… invraisemblable qu’elle sonne faux dans mon esprit. Comme une chose impossible. Comme dire que je viens d’avoir une discussion avec un cheval qui est en fait le capitaine de la police…

J’aperçois par la fenêtre le zèbre de tout à l’heure me faire un signe de la tête. Il veut que je vienne ? Vu sa manière d’insister, je suppose que oui. Je sors de chez moi et ferme à clé avant de le suivre. C’est une voix de femme qui se met à me parler. « Emily c’est cela ? Je suis madame Murphy. On peut dire qu’on a eu une sacrée chance que Charly arrive. Sans elle, je n’ose à peine imaginer comment la situation aurait pu tourner. »

Et maintenant je parle à un zèbre...

Elle rentre dans l’allée d’une maison, que je suppose être la tienne. L’habitation ressemble énormément à la mienne et quand je rentre, je réalise que même l’agencement des pièces est similaire. Je la suis jusqu’à la chambre alors que dans le couloir je dois me frayer un chemin entre tout un tas d’anima-… de personnes qui ont la forme d’un animal. Chèvre, perroquet, chat et autres créatures à poil ou à plumes. Toutes discutent entre elles et me regardent d’un air méfiant. Je les entends parler de Charly, visiblement tout le monde s’inquiète pour elle. Madame Murphy les rassure au passage.

« Charly va bien, ne vous en faites pas. Vous pouvez rentrer chez vous si vous le souhaitez, elle a surtout besoin de repos. »

Ils partent donc tous, en chuchotant pour ne pas déranger la blessée qui se trouve dans la pièce juste à côté. Alors que je rentre, j’aperçois un énorme lit –aussi grand que le mien à vrai dire– sur lequel repose Charly dans sa version féline. Au-dessus d’elle se penche un Koala avec un stéthoscope qui semble l’ausculter. Ce dernier prend la parole : « La lame n’a pas transpercé le poumon. On a évité le pire. Par contre je vais devoir te la retirer.

— J’espère bien, je veux pas me trimballer avec un schlass dans les côtes jusqu’à ma mort.

— Je vais devoir t’anesthésier et te- »

Au beau milieu de sa phrase, il retire la lame bien enfoncée d’un coup sec et précis. C’est ça leur docteur ?! Charly lâche un petit gémissement, avant de remercier le Koala qui sourit et applique une compresse sur la blessure pour calmer le saignement. Il rase ensuite autour de la plaie avant de mettre une bande adhésive pour maintenir le coton en place. En me voyant, docteur Koala que je devine être monsieur Murphy se tourne vers moi. Je ferme les yeux par reflex en apercevant qu’il se trouve dans son plus simple appareil. Cela le fait franchement rire.

« Je suis ému que madame Turner nous considère d’ores et déjà comme des êtres humains ! Mais ne vous inquiétez pas, en été la majeure partie des habitants vivent encore plus nus qu’Adam ! »

Encore un truc qui va me demander un certain temps d’adaptation. Des animaux qui parlent et qui se baladent à poil. Je ne sais pas si cela aurait été plus logique qu’ils portent des vêtements cela dit... Je rouvre timidement les yeux et il me dit : « Je vais vous laisser toutes les deux. »

Sa femme s’approche de lui et il lui grimpe dessus en s’accrochant à sa crinière, puis elle sort de la chambre en claquant la porte avec son sabot. Je ne sais pas vraiment où me mettre, mais décide de prendre mon courage à deux mains pour m’asseoir à côté du lit, sur la chaise qui s’y trouve.

Charly est un guépard. Woah. Je n’en ai jamais vu de mon existence, et voilà que ma seule amie dans ce nouveau village s’avère en être un. Elle doit faire un bon mètre vingt de la tête aux fesses et sa queue est presque aussi grande. Ses tâches noires recouvrent son corps et elle a deux traits au niveau des yeux, comme si des larmes noires coulaient jusqu’au coin de ses babines.

Elle commence à me parler, d’une voix tout à fait banale et humaine : « Alors, tu l’aurais cru si je te l’avais dit au talkie-walkie ?

— Non. Clairement pas. »

Elle se met à rire à ma réponse. Mais je m’aperçois vite que cela lui est douloureux à en juger par sa manière de se tordre dans le lit, cherchant une position plus confortable.

« Désolé de ne pas être arrivée plus tôt. Mais bon j’ai dû traverser tout le village.

— Tu as traversé tout le village en si peu de temps ?!

— Je suis un guépard Emily.

— Oui bah excuse-moi, mais ça me fais encore tout bizarre de parler avec… des… personnes ayant l’apparence d’animaux. »

Elle sourit en me voyant galérer pour ne pas être offensant.

« Merci. Si tu n’étais pas intervenue, je ne serais sûrement plus là. Tu aurais pu mourir pour moi.

— Je l’aurai fait pour n’importe qui, ne t’inquiète pas. On se serre les plumes ici.

— Ouai, mais… ‘fin… tu m’as sauvé la vie. C’est… ‘fin… voilà quoi.

— Mais c’est rieeeeen t’inquiètes paaaaas. Par contre tu pourrais me gratter le dos ? Avec des pattes, tu comprendras que c’est pas facile.

— Oui bien sûr ! »

Heureuse de pouvoir lui montrer ma gratitude, je me penche au-dessus d’elle en faisant bien attention de ne pas tomber et commence à lui gratter le dos. Elle pousse un petit gémissement de soulagement, et j’aperçois une seconde trop tard une goutte de malice dans la flaque noire de ses yeux. Elle m’attrape avec ses deux pattes avant comme pour me faire un câlin et me fait tomber sur elle de tout mon poids !

Elle se met à rire alors que je me retrouve sur son ventre, entouré par ses pâtes avant. Elle grogne légèrement étant donné que j’écrase aussi sa blessure puis dit en souriant :

« J’avais envie d’un câlin, tu ne peux pas m’en vouloir ! »

Forcément…

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