10. Jardin des plantes

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Je sortais de cours, accompagné de Céleste avec qui je faisais tous les jours le chemin jusqu’au métro. Au moins, quand on marchait ensemble, j’étais sûr qu’elle me foncerait pas dedans et qu’elle tuerait pas un nouveau téléphone. Le sien en plus. Fallait que je pense à m’en racheter un. Mais j’avais plus de thunes.

Hier soir, c’était ma dernière nuit à l’hôtel. J’avais pas de combat avant trois jours. Ça voulait dire trois jours chez mon père, au moins. Et j’avais clairement pas envie de rentrer chez lui, alors je retardais au maximum mon retour. Je trainais les pieds sur la place d’Italie et allumai une clope juste en arrivant devant la bouche de métro. Ça m’accorderait au moins cinq minutes de plus loin de lui.

— T’abuses, on va le rater, râla Céleste, quand elle se rendit compte que je la suivais pas dans les escaliers.

— Ça va, c’est pas un drame, marmonnai-je.

J’étais d’une humeur massacrante depuis le début de la journée. Je comprenais même pas pourquoi elle restait avec moi, je l’avais envoyé chier à chaque fois qu’elle m’adressait la parole.

— Je vais être en retard à mon cours de violoncelle.

Wow, quelle préoccupation mortelle.

Elle allait manquer le début de son truc de bourgeoise et moi j’allais me faire taper par mon père. On était vraiment à mille lieues de se comprendre. Je savais même pas qu’elle faisait de la musique. Par contre, je savais qu’elle avait un chat qui s’appelait Simba, il était chez ses parents et il lui manquait. Elle en parlait tout le temps. Je comprenais vraiment pas l’intérêt de ce genre de bestiole. De toute façon, j’étais allergique.

— Dis, t’as vendu ton sourire en venant ce matin, ou quoi ? me tacla-t-elle.

C’était mérité. Enfin, c’était rare que je sourie, de toute façon. Elle avait pas dû le voir bien souvent.

— Je suis pas d’humeur, c’est tout.

— J’ai fait quelque chose ? paniqua-t-elle.

— Mais non, c’est pas toi… T’inquiète. J’ai juste pas spécialement envie de rentrer chez moi, avouai-je à demi-voix.

Elle haussa un sourcil, mais eut la gentillesse de ne pas m’en demander plus. Elle avait dû comprendre que j’avais pas envie d’en parler. Alors, elle sortit une cigarette de son paquet de Vogue et tendit la main pour que je lui donne mon briquet. Céleste s’adossa aux barrières de travaux qui cernaient la bouche de métro et me fixa longuement, sans rien dire. Elle semblait perdue dans ses pensées.

— T’habites dans quel coin ? m’interrogea-t-elle.

— Saint-Denis.

— Sympa, railla-t-elle. Bon du coup, je connais rien par là, mais y a un bar super sympa dans le dix-neuvième, si tu veux. Comme ça, t’es pas obligé de rentrer tout de suite.

J’en restai bouche bée. Elle était en train de me proposer de sortir, juste pour m’éviter de retourner chez moi ? Je crois bien que c’était la première fois depuis longtemps, si on comptait pas Abdel, qu’on faisait un truc comme ça pour moi. Je savais pas quoi dire. Puis je réalisai, j’avais plus que trois euros en poche. C’était clairement pas suffisant pour me payer un verre, même dans ce quartier. Limite, j’aurais du mal à me prendre même un café. Alors, je refusai, à contre-cœur.

— Arrête, dis pas de conneries. Je t’avance.

Quoi ? Non !

J’avais pas besoin de sa charité, putain ! Pourquoi elle faisait ça ? J’avais pas envie d’être sa bonne action, pour lui donner bonne conscience alors qu’elle rentrait dans son appartement de gosse de riche, avec ses cours de violoncelle et sa super intelligence.

— C’est bon, fais pas ton macho, me lança-t-elle. Ça arrive d’être en galère, c’est pas pour autant que tu dois te couper du monde. Ça me dérange pas.

— Moi, ça me dérange.

— Tu préfères rentrer chez toi ?

— Non. Mais je te laisserai pas me payer à boire.

Célèste leva ses yeux bizarres au ciel. Le bleu sembla s’éclaircir, se griser même, au reflet des nuages, tandis que le vert s’assombrissait. Ça lui donnait un côté inhumain, je trouvais. Et pourtant j’avais jamais rencontré une personne aussi humaine qu’elle.

— Allez, arrête de faire ta mauvaise tête. Tu sais, tu ressembles étrangement à Simba, avec ta ride entre les sourcils, rit-elle.

— Donc j’ai la même tête que ton vieux chat ? grommelai-je.

— En fait, Simba n’est pas vraiment un chat. Enfin si… Mais un chat de presque deux-cents kilos, éclata-t-elle de rire.

De quoi elle me parlait ? Elle délirait ! J’étais pas très doué en animaux, mais je doutais que ce soit possible. Elle se foutait de moi, en fait. Sympa. Ça me mit de plus mauvaise humeur encore.

— J’ai grandi en Afrique du Sud, dans une réserve de préservation des grands fauves, m’expliqua-t-elle. Mes parents sont vétérinaires là-bas. Donc, Simba, c’est un lion. Quand on l’a récupéré, il avait perdu sa mère dans un braconnage… mes parents me l’ont confié et… c’est devenu mon meilleur ami. Donc oui, quand tu fronces les sourcils, avec ta vieille ride de grincheux, là, tu ressembles à Simba.

Je restai muet. C’était possible, ça ? D’être pote avec un lion ? Elle était folle, je voyais pas d’autre explication. Ou alors non, et elle avait vraiment une vie de ouf, en fait. Nan, c’était pas possible. Elle se moquait de moi.

— Allez, viens.

Elle glissa son bras sous le mien et m’entraina avec elle dans la bouche de métro. Putain, j’avais pas envie de rentrer. Je fis même exprès de ralentir la marche quand j’entendis le train arriver à quai. On le rata. Hop, cinq minutes de plus loin de ce connard.

Je m’attendais à la voir sortir comme d’habitude, mais elle resta à côté de moi. Puis, quand on s’arrêta à Austerlitz, elle attrapa ma main et m’entraina avec elle hors de la rame. Qu’est-ce qu’elle foutait ?

— Où est-ce que tu vas ? Je croyais que t’avais un cours ou je ne sais quoi.

— Tant pis, mon violoncelle attendra. Et, puisque tu ne veux pas aller picoler, on a qu’à aller là. C’est ouvert jusqu’à vingt-et-une heures. T’es tranquille, comme ça.

Elle lâcha ma main quand on arriva devant les grandes grilles du jardin des plantes et m’adressa, encore, un sourire éclatant. Elle m’énervait à faire ça. Même quand elle m’agaçait, ça me faisait sourire, moi aussi, comme un con.

— Pourquoi tu veux pas rentrer chez toi ? me demanda-t-elle, d’une petite voix, quand on s’assit dans l’herbe.

— J’ai pas très envie d’en parler.

— Ok, soupira-t-elle. Je sais qu’on se connait pas depuis longtemps, mais si jamais t’as besoin de parler, je suis là.

Elle me sourit encore. Fallait qu’elle arrête ça.

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