Département des morts stupides

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— Disons qu’il est mort, mais pas autant qu’on l’espérait.

Nephthys, responsable du département des morts stupides au sein de l’entreprise LMQT (La Mort Qui Tue) releva les yeux de son ordinateur pour les planter dans ceux, penauds, de Yama, son subordonné. Voilà à peine deux petites, néanmoins précieuses, minutes qu’il était entré dans son bureau et qu’il lui donnait déjà profondément mal au crâne.

Peu encline à perdre davantage de temps, elle lui fit répéter :

— Inspire à fond et reprends depuis le début.

L’agent de la mort ouvrit la bouche, mais fut coupé dans son élan. Nephthys venait de le stopper, une main levée dans sa direction.

— Clair et concis, précisa-t-elle avant qu’il ne reprenne la parole.

Il hocha la tête, desserra légèrement le noeud de sa cravate et jeta un coup d’oeil à ses notes.

— Kevin D., quarante-sept ans, homme blanc, présumé décédé le 14 février 2023 à Montcuq-en-Quercy-Blanc à la suite d'un étouffement.

Yama continua de relater des anecdotes sur la vie de l’âme avant que sa voix ne devienne plus qu’un simple murmure. En effet, excédée par ses babillements aussi intéressants qu’inutiles, la faucheuse en cheffe le crucifia sur place de ses deux obsidiennes. L’atmosphère se figea et la température, déjà peu élevée, chuta de quelques degrés supplémentaires. Le subordonné déglutit et essaya de se faire le plus petit possible. Espérant éviter le courroux de sa supérieure. C’était bien mal engagé.

La vision de Nephthys s’étrécit, ses pupilles se réduisirent en deux fentes et son sang battait dans ses tempes. Sa main droite pianotait sur son bureau en bois sombre.

— Ne trouves-tu pas qu’il y a un léger problème ? demanda-t-elle, sa voix aussi tranchante que la lame de sa faux.

— Eh bien oui, madame… Je suis venu requérir votre aide sur ce dossier. Je ne trouve pas de solution à ce problème…

La responsable arqua un sourcil et cessa le refrain entêtant de ses griffes sur le bois. Elle se redressa de toute sa hauteur, le dos bien droit, jambes croisées, et chercha un dossier. Quarante-cinq secondes plus tard, elle plaçait au centre de la table un porte-documents avec un nom gravé dessus : YAMA. Nephthys ouvrit le dossier et le parcourut rapidement des yeux, sa langue claqua dans le silence pesant de la pièce.

— Il est inscrit que tu as fait une demande de mutation il y a une semaine sans spécifier le service souhaité.

Un frisson remonta l’échine de ce dernier, toutefois, il trouva le courage de hocher la tête.

— Il est aussi inscrit que le nombre de traitements de dossiers à ton actif est bien en deçà des attentes du département.

Sa pomme d’Adam descendit et remonta de manière saccadée. Mais, il tint bon, malgré ses jambes flageolantes. Il avait au moins ça pour lui. La camarde ne pouvait pas lui retirer son droit et son envie de fuir ce service à toutes jambes. Il n’était pas le mieux rémunéré et encore moins le plus palpitant à accomplir. Il n’était même plus divertissant a fortiori. Cependant, il fallait bien des anges de la mort pour effectuer la besogne. Nephthys était bien placée pour le savoir. Elle qui attendait depuis si longtemps sa promotion ! Mais, là n’était pas le présent sujet. Ici, devaient se résoudre, et l’affaire du dénommé Kevin D. et la remise sur le droit chemin de son agent.

Pour ce faire, rien de mieux pour motiver les troupes qu’une carotte. Peut-être un bâton au cas où ladite carotte ne suffirait pas. Nephthys se pencha en avant et tenta de rendre plus doux les traits de son visage.

– Yama. Apporte moi des résultats satisfaisants et… peut-être pourrais-je revoir ta demande. Sinon, tu seras affecté aux C-RF pendant un bon moment.

— Bien sûr, madame, s’inclina-t-il bien bas, une perle de sueur coulant de son front.

Il ne pouvait tout simplement pas écoper de ce code ! C’était l’un des pires du département. Certes, ce n’était pas LE code à éviter comme la peste, mais pas loin. L’humiliation de se coltiner ces arrivées jusqu’à nouvel ordre rendrait impossible toute possibilité sérieuse de mutation dans un autre service. Pis encore, en tant que « mâle », Yama jugeait ces cas comme particulièrement avilissant et… douloureux. Il protégea instinctivement son entrejambe à cette seule pensée. La responsable le savait et en jouait avec un sadisme à peine dissimulé.

— Repassons maintenant à notre dossier.

Yama hocha vigoureusement la tête et quitta sa position statique, aussi raide que la justice, pour venir s’asseoir face au bureau.

— Commence déjà par m’expliquer pourquoi un simple étouffement se retrouve géré par notre département.

— Notre cher Kevin D. ne s’est pas, à proprement parler, simplement étouffé, voyez-vous. Il était dans une position assez délicate.

Nephthys se massa les tempes et implora le saint patron des morts de lui venir en aide ; d’abréger cette entrevue interminable.

— Prière d’aller droit au but avant que je ne perde définitivement patience.

Yama douta sur ce dernier point, mais s’exécuta, trop peureux du courroux que sa supérieure pourrait déverser sur lui.

— Êtes-vous une pratiquante régulière du BDSM, madame ? (Il n’attendit pas de réponse, le léger bruit de gorge effarée de sa supérieure suffit à le faire accélérer.) Kevin, oui ! Il était en pleine partie de jeu avec divers partenaires ! C’était un fervent adepte de la strangulation et d’autres joyeusetés dans ce genre. J’imagine que c’était la fois de trop ! (Il ménagea un léger silence avant de poursuivre.) Conformément à la procédure, notre âme a été enfermée dans le dédale sans fin pour ne pas s’échapper. Si vous vérifiez sa cellule, vous verrez qu’elle a des phases d’évanescence. Nous avons d’ailleurs failli la perdre au service des transits.

Nephthys comprit mieux pourquoi il se retrouvait dans son service. Cela faisait sens. Un simple étouffement aurait fini au département des morts accidentelles de premier niveau. Une strangulation somme toute banale aurait atterri au département des morts traumatisantes. Ici, elle était effectivement au bon endroit. Mourir en ayant les voies respiratoires obstruées par une boule de geisha était d’une stupidité sans nom.

Sans perdre davantage de son précieux temps, la camarde entra le code de la cellule sur son écran et attendit que les images apparaissent. D’abord flous, les contours d’un homme d’âge mûr, bedonnant, mais surtout nu, apparurent à l’écran. Enfin, nu… Il arborait aux poignets et aux chevilles de gros bracelets en cuir, et à son cou pendait un collier étrangleur, à l’image de ceux utilisés sur certains chiens.

Les sourcils de la faucheuse auraient pu se retrouver à l’étage supérieur. La scène qui se déroulait dans la petite pièce blanche de détention était pour le moins surprenante et inédite. Les âmes se matérialisaient au service des arrivées dans l’état dans lequel elles avaient quitté leur enveloppe avant qu’un agent ne les rende

présentables pour la suite du voyage. Aucune d’entre elles n’avait jamais arpenté les couloirs de la société dans le plus simple appareil.

Elles ne pouvaient pas non plus tenter de s’évader. Alors, comment expliquer que celle-ci, en plus d’être exhibitionniste – et pas franchement agréable à regarder ! – parvienne de peu à le faire ?

— Yama…

Douce et mielleuse, l’interpellation de sa supérieure n’augurait rien de bon.

— Madame ?

Sa voix haut perchée réveilla la douleur lancinante qui s’était faite discrète derrière les yeux de Nephthys. Aussi, le poignarda-t-elle une nouvelle fois de ses billes assassines avant de farfouiller dans ses tiroirs à la recherche d’un comprimé. Le subordonné l’observa, ne sachant que dire. Il se retint de justesse de faire les gros yeux lorsqu’il la vit avaler son aspirine. Là était le signal que ça devenait extrêmement chaud pour lui !

Une gorgée d’eau plus tard, elle reprit :

— Depuis quand dure ce cirque ?

— Eh bien… je dirais depuis son arrivée.

La faucheuse hocha doucement la tête tout en lorgnant le calendrier.

— Bien entendu… Et personne n’a jugé nécessaire, ou ne serait-ce qu’utile, de m’avertir de quelque manière que ce soit ?

La gorge de Yama s’assécha tout à fait et sa langue devint pâteuse. Une sueur froide dégoulina le long de son échine. C’était lui ou bien la température avait sensiblement augmenté ? Lui, sans aucun doute. Il faisait un froid polaire dans le bureau ! Il fit tout son possible pour garder contenance et réussir à s’exprimer d’une voix claire et sans trémolos.

— Je pensais pouvoir résoudre le problème par moi-même. Mais, vous le voyez, je suis là. Ici, pour requérir votre aide sur cette affaire !

— Puisque tu sembles être un fin inspecteur, quelles sont tes pistes ?

— Je…

Il se pencha sur ses notes et les avisa d’un oeil fiévreux, persuadé que c’en était fini de lui et de ses ambitions de quitter un jour ce département.

— Tu as, bien entendu, vérifié auprès de l’agent d’accueil chargé de son arrivée que tout s’était déroulé comme prévu ?

Bégaiement négatif de la part de Yama.

— Tu es évidemment allé enquêter du côté du service de la collecte ?

Une réponse positive n’était toujours pas à envisager.

— Tu as tout naturellement demandé à visionner les archives de notre cher Kevin ?

Bien que cela soit difficile, il réussit à pâlir bien plus que sa pigmentation ne le lui permettait en temps normal. Nephthys en tira une satisfaction à peine dissimulée derrière son masque glacial.

— Tu es d’une efficacité redoutable, agent Yama.

Sa supérieure dégaina son téléphone, prit une profonde inspiration et appela le service de la collecte. On décrocha sans attendre.

— Nephthys, ma chère ! Comment vas-tu ?

— Ceci n’est pas un appel de courtoisie. L’un de mes agents a fauté et j’aimerais savoir s’il est le seul à blâmer ou si toi aussi tu as besoin de te faire taper sur les doigts.

Un silence flotta à l’autre bout du combiné.

— C’est toujours un plaisir de converser avec toi. (Devant le silence qui s’étira, son interlocutrice reprit.) Est-ce que tu peux être plus précise ?

— D. Kevin.

De l’autre côté, Nephthys entendit des sons étouffés, puis très clairement des rires. Les bécasses de la compta dans toute leur splendeur. Elle détestait avoir affaire à ce service. Et, encore plus avec son interlocutrice. Sa migraine n’était décidément pas près de s’arrêter ou du moins de s’atténuer, à son grand dam.

— Effectivement, il y a eu erreur sur la collecte ! C’est notre stagiaire qui est allé récupérer cette âme. C’était sa première, tu vois. Notre homme ici présent a atteint l’extase durant quelques secondes de grâce, durant lesquelles son coeur a cessé de battre ! Il semblerait que notre stagiaire ait fait légèrement trop de zèle et…

Nephthys raccrocha et se pinça l’arête du nez.

Ces incompétents savaient qu’ils avaient fauté et pourtant ils n’avaient strictement rien fait pour remonter l’information et arranger les choses ! Voilà entre autres l’une des nombreuses raisons pour lesquelles ce service lui était aussi antipathique. Pour la pause-café, il y avait du monde, mais pour bosser sérieusement, plus personne ! Si cela ne tenait qu’à elle, elle procéderait à un licenciement de masse ! Malheureusement, il n’y avait pas suffisamment d’effectifs pour se le permettre. Même les stagiaires étaient une denrée rare, c’était dire !

Lasse, les cernes creusés par les siècles qui s’écoulaient inlassablement, elle rangea son portable et jeta à peine un regard à son subordonné. Nephthys vérifia le registre des morts.

Comme elle s’y attendait aucun Kevin D. ne figurait à la date indiquée. Elle donna les consignes à Yama pour régler son dossier. À savoir : renvoyer cette âme qui ne justifiait pas de venir encombrer son service. Un moment de félicité – aussi rare soit-il – ne justifiait tout bonnement pas de se retrouver ici.

Yama se leva et courba l’échine bien bas pour remercier sa supérieure et se confondre en excuses face à son manque flagrant de déduction. Elle ne répondit pas et le regarda se retirer du coin de l’oeil. Juste avant que celui-ci n’atteigne le seuil et n’ouvre la porte, un bip retentit sur son ordinateur. Un nouveau dossier à traiter dans les plus brefs délais. Un mince sourire fleurit sur ses lèvres perpétuellement crispées.

— Oh ! Yama. Tu t‘occuperas personnellement du dossier qui vient d’arriver. C’est non négociable ! lança-t-elle d’une voix guillerette.

Il acquiesça sans prendre la peine de regarder la notification et se retira, heureux de voir sa supérieure de plus belle humeur.

Une fois dans le couloir, il alluma sa tablette et avisa le petit point lumineux annonçant une mission. Il cliqua dessus et perdit aussitôt le sourire de soulagement qui venait à peine de naître sur son visage. La tablette manqua de peu de s’écraser au sol. Le code honni était affiché en rouge sur l’écran.

C-RF : Hémorragie mortelle causée par une rupture du frein.

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