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— Il va falloir vous soigner, Monsieur Vergnier, a dit le docteur. Vous ne voulez pas sortir, profiter de la vie ?

Le docteur des Forges de Tamaris est assis sur le siège côté passager. C’est un jeune docteur. Il repart au bout d’un quart d’heure, claquant la porte de la voiture. Avant de partir il dit,

— Il faut croire en d’autres forces, Monsieur Vergnier.

Et puis, une fois dehors, il s’étire, respire et réfléchit, soupire, se penche à la fenêtre de la voiture garée à l’ombre d’un grand arbre, en face des bureaux du service médical des Forges.

— Le monde est grand.

François repense à la mer, au soleil. Il remet le contact.

Une fois chez lui, sur le chemin d’accès au portail, il demande à la voisine d’aller chercher les boîtes où s’entasse le courrier, un sacré paquet de lettres. Trois boîtes à chaussures au moins, bien rangées dans le placard, au dessus des balais des seaux et des serpillères. Il pense à tous ces gens qui parcourent le monde. C’est sûr, la voilà, la dune du Pilat. Son frère y va chaque année en famille. Il y a un élastique autour, pour les Pilats. Cassé, l’élastique. Il faudrait une ficelle. Le caoutchouc, ça vieillit vite. Vingt-sept Pilats. Une carte de Gérardmer, dans les Vosges. Puis ça reprend avec les Pilats. Gérardmer. Un drame ça, qui avait alimenté les conversations familiales pour plusieurs années. Une semaine de flotte sous les sapins brumeux de l’Est, les tentes pliées pour aller à l’hôtel, les promenades un peu perdus dans les rues et sur les bords du lac, avec de l’eau au dessus, et puis aussi en bas, horizontalement, du gris partout. Ha, si. Un bleu éclatant le dernier jour, un bleu comme il ne peut y en avoir qu’après un gris comme ça, et un bon gros soleil qui sèche tout avec de petites fumées blanches s’élevant des forêts de sapins comme pour dire « C’est pas grave, tu sais, c’est juste un décor, abracadabra ! » Mais quand même avec le temps on ne parlait plus que du bleu et c’est tout ce qui restait « Et alors que du bleu je te dis que du bleu ! » Dans la troisième boîte avec ficelle autour, sous des revues « C’était avec Elle et Yoga ! » avait dit la voisine. « J’ai pas ouvert monsieur mais j’ai emmené quand même » il se souvient maintenant, il sait bien ce qu’il y a, et c’était pas ce qu’il avait demandé.

Il a un gros coup de chaud et de la transpiration sur le front et la nuque, mais c’est trop tard, maintenant, car il a vu, se souvient. C’est des chaussures d’enfants, chaussures, chaussures de, chaussures ou chaussons, chaussures mignonnes, « on peut les mettre au bout des doigts » qu’elle avait dit, « c’est presque assez tellement c’est petit ».

Les larmes coulent comme la pluie à Gérardmer, et tout ruisselle du souvenir de elle qui est morte et "rien pu faire. Pas le temps d’aller voir le docteur", si seulement. "Dors, petite, la fièvre passera, ça ira mieux demain." Mais demain, morte, mort de, on ne sait plus, dans le sommeil qu’on a dit. Voilà.

Voilà. Relarmes et rien à faire. La petite fille à Nathalie et François est morte. Il reste longtemps le regard fixé dans la nuit. Quelques minutes après se font entendre des ronflements, il dort, serrant dans ses petits poings deux chaussures d’enfant.

« Danser la gigue avec des chaussons de bébé, c’est trop mignon ! Je danse, je danse, et les fleurs volent autour de moi. Tiges coupées tiges coupées. Je me sens légère et je vole parmi les fleurs. Depuis le temps que j’habite dans cette rue. On ne me fait pas de cadeaux, jamais. Alors, on dit que je suis mauvaise et personne ne m’aime. Alors je prends ce que l’on me refuse. Mais lui, je vais lui prendre quoi ? Ce crâne qui dépasse d’la banquette ? Ça s’agite, dolin dolan, qu’est ce qu’il écoute c’est pas du Mozart sûr quoique parfois Mozart c’est dansant, on dirait p’têt du yéyé, faudrait s’approcher pour être sûre mais y m’fait peur l’aut’jour y m’a dit « Bonjour ! » avec un grand sourire par la fenêtre ouverte que je m’y attendais pas j’ai pas répondu j’avais déjà dépassé manquerait plus que j’revienne sur mes pas pour lui causer pour lui dire quoi bonjour pas encore mort aujourd’hui ? Belle journée pour mourir n’est ce pas cher monsieur ! Un p’tit coup de main ! J’plaisante entre voisins faut bien s’aider bon ben voilà que j’dis n’importe quoi pour c’qui est de mourir l’a pas envie on dirait. Y’a encore d’la joie dans l’habitacle d’la vie sous l’capot ! Même que, depuis qu’y sort plus de sa voiture c’est comme si l’était heureux. J’devrais pas l’dire y l’est même beau quand y sourit parce que qu’avant, faut dire, c’était pas ça toujours taiseux avec un pli en patte de pigeon entre les deux yeux comme préoccupé par l’boulot et sa femme et pi son coup au cœur, et pi pas trop d’bonheur dans la vie qui faut d’la variété du changement pi des couleurs c’est pour ça qu’y’a les femmes qu’y a pas à dire elles en font jamais trop pour eux dans l’habillé ou l’déshabillé faut y aller à fond en respectant bien les étapes balayer large dans la penderie arsenat de guerre quoi avec armes lourdes légères psychologiques et force de frappe ! Faudrait mettre des femmes à la tête des armées avec beaucoup du rouge merde ça dégouline faut essuyer mais j’ai rien pour essuyer j’peux pas m’montrer p’être au salon v’là l’journal c’est cochon mais temps pi j’ai m’essuyer l’rouge avec le Biafra voilà mais l’B l’est resté un peu tatoué j’vais bien pensé l’journal c’est mieux aux toilettes on voit pas c’qui passe d’c’côté enfin pas toujours ou pas toute seule hein ! Coquine à la cuisine le Biafra ça va se dissoudre dans l’vinaigre voilà qu’on voit rien plus du Biafra qu’est-ce qui ont ces nêgres et comment qu’y font la guerre à coup de bananes mais non l’journal dit qu’c’est avec des fusils et pi qu’y plein de mort et qui sont très compétents pour la mort ça rassure la compétence l’François l’a toujours été ben compétent mais quand y prend une décision ç’a toujours été foireux y sait pas faire c’est comme qui sait pas regarder faut l’troisième oeil pour sûr comme Bouddha c’est p’têt ça qu’y lui faudrait à la place de sa patte d’oie l’troisième oeil et pi qu’y l’ouvre ses krâshas qui sont un peu partout dans les endroits intéressants c’est du yoga qu’y lui faut c’est ça et pi mette l’bout d’Biafra à la poubelle ça fait mal au cœur un si beau rouge que quand même y’a pas à dire avec des moyens y’a du résultat que l’ouverture des krâshas c’est comme du beurre et pi l’arsenat de bibi l’est bien garni j’vais lui offrir un abonnement à Yoga, y’a même des articles sessexuels mais que c’est pas en couverture c’est comme qui dirait en douce écrit en petit au milieu mais c’est sûr qu’y lira c’est tout bénéfice pour son bien et celui des Sâkras on dit bien Sâkras bon c’est pas grave, c’est que j’ai du boulot, moi ! C’est que moi, je n’attends pas. Je reviendrai, j’irai d’abord voir ma sœur la sorcière qui vit au fond de la forêt profonde et sombre, avec ses filles nues, toutes plus belles que le jour. Nombreux sont ceux qui viennent puis les regardent se baigner à travers le feuillage. Ceux-là ne repartent pas. Allons ! C’est que j’ai du travail, moi. »

Sur le chemin de l’école, Jules musarde. Il est descendu au bord de la rivière, la Cèze, s’est mis à plat ventre sur la berge pour attraper des tétards, dans une laisse peu profonde protégée du courant. Il change de coin, va sur tronc d’arbre couché, avance sur de gros blocs de pierre, puis met les pieds dans l’eau.

— Têtards.

Grosse têtes avec deux pattes… sans pattes.

Avec une boîte de conserve, il crée une dépression, et les aspire un par un.

Puis il remonte retrouver ses amis sur la route principale. Il n’a rien vu.

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