Ni oui ni non

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Elle avait hésité, bien sûr. Au bout de deux ans et demi de silence, c'était difficile de raccrocher les wagons, comme si de rien n'était. C'était bien son genre, évidemment, de refaire surface comme ça! Elle essaya de se rémémorer leur dernière véritable interaction, en faisant abstraction de l'état ridicule dans lequel elle s'était mise quand il avait déserté, des messages probablement pitoyables qu'elle lui avait envoyé sans aucune réponse -- peut-être d'ailleurs valait-il ne pas trop s'attarder sur ce souvenir, et encore moins sur la sombre affaire de la bibliothèque.

Un élan d'agacement la saisit. Et puis quoi, maintenant qu'elle avait redressé le cap, il faudrait qu'elle accoure? Non, c'était trop facile! Il n'avait pas dû faire beaucoup d'effort pour la trouver, ou en tout cas il aurait pu les faire avant. Et puis de toute façon, si la lettre était là depuis six mois, quelques jours de plus n'y changerait rien.

En vérité, il fallait bien admettre qu'elle était terrorisée. C'est fou comme on peut bousculer quelqu'un avec une simple feuille de papier. Elle avait pensé que le coup de la bibliothèque était rude et avait vécu la rencontre physique inopinée à peu près comme le passage d'un semi-remorque sur une pelouse fragile. A présent c'était pire encore. Cette lettre, c'était comme si on lui avait donne un coup dans les genoux par l'arrière, pour la faire plier, et qu'une fois au sol, on lui avait tendu une petite tasse de thé en guise de pardon. Aymeric avait toujours eu l'art et la manière de faire ce que l'on attendait pas, et ça marchait à tous les coups. Etait-elle si bien remise de ce chagrin, après tout? Etait-elle passée à autre chose? Quand il était parti elle était passée par toutes les phases, incompréhension, déni, colère, mais l'acceptation? Elle pesait en avoir profité pour faire le ménage dans sa vie, mais en définitive elle avait fait comme lui: elle avait pris le large, et laissé derrière elle tout ce qui ne fonctionnait pas. Son poste médiocre, son petit ami qui l'était tout autant, une famille un peu distante, un avenir morose. Au lieu de clore le chapitre, elle avait simplement balancé le livre au fond d'un vieux tiroir de son esprit, et voilà que cette histoire pas terminée exigeait sa suite.

Elle avait attendu son dernier jour en France pour prendre son courage à deux mains et décrocher son téléphone. Elle espérait presque qu'il ne répondrait pas, tant elle anticipait déjà le fiasco. Elle avait répété ses phrases, elle dirait d'un ton calme "Allô, Aymeric, c'est Camille". Mais s'il ne se souvenait même pas d'elle? S'il répondait "Qui ça? Camille qui?" C'est vrai qu'il avait plutôt une mauvaise mémoire. Peut-être qu'il avait laissé la lettre juste après son départ par politesse, en bon voisin. Et elle qui s'en faisait une montagne! Elle le voyait comme son héros romantique ténébreux et insaisissable, et lui, peut-être, se rappelait à peine cette passade. "Ah, cette Camille là!"

"Allô?" Elle avait oublié sa voix, et prise de panique, faillit raccrocher. "Allô?"

"Aymeric? souffla-t-elle d'une voix à peine audible.

- Camille?"

Elle manqua à nouveau de raccrocher de surprise. Il l'avait reconnue ! Non seulement il ne l'avait pas oubliée mais il l'avait reconnue, juste à ce mot bafouillé! Elle se sentit soudain emplie d'une joie sans pareille. Il y eut un silence, puis ils s'exclamèrent en parlant tous les deux en même temps. Un autre silence.

"Camille? Tu es où, là?

- Je suis à l'appartement, enfin mon appartement d'avant. Je rentre chez moi demain.

- Mais c'est où, chez toi?

- En Ecosse. Je vis en Ecosse, maintenant.

- Et tu vas revenir?

- Revenir? Pourquoi faire? J'ai ma vie là bas, mon travail, je ne compte pas revenir dans l'immédiat, non."

Un instant, elle envisagea de s'inventer un conjoint, mais ça n'aurait pas été très crédible, et il était surnaturellement aiguisé pour repérer les mensonges.

"Je ne savais pas que tu avais ce projet de partir à l'étranger, reprit-il. Tu n'en avais jamais parlé.

- Je ne l'avais pas à l'époque, et puis après j'ai eu mes raisons pour partir. Maintenant je n'ai pas de raisons de revenir.

- Camille, j'ai laissé la lettre à ton immeuble parce que je voulais t'expliquer. Maintenant c'est trop tard, mais tant pis, autant que je te le dise quand même, ça ne changera rien.

- Aymeric, je ne comprends rien à ce que tu me racontes, alors explique-toi clairement.

- Moi aussi, à ce moment là, j'avais mes raisons de partir.

- Quoi? Mais qu'est-ce que tu me racontes? De partir où?

- De te laisser! Tu étais déjà avec quelqu'un, tu ne voulais pas le quitter et moi je ne voulais pas payer les pots cassés. J'attendais et tu ne te décidais pas, alors j'ai préféré tout arrêter avant qu'il soit trop tard mais c'était déjà trop tard, voilà ce que je voulais te dire. J'étais déjà un peu amoureux, en fait!

- Mais... tu me dis ça maintenant, tranquillement, alors que j'ai mis tous mes efforts pendant presque deux ans à t'oublier? 'Oups, excuse, j'avais pas eu l'occasion de t'en parler avant?' Tu crois vraiment que...

- Camille, stop, tu m'as déjà insulté pour cent ans et maudit sur vingt générations juste après le drame, j'ai compris!

- J'ai vraiment fait ça?

- Oui, c'était presque un peu embarrassant toute cette attention négative. Puis tu avais raison, évidemment, mais je ne le savais pas encore, tu m'as assez reproché de ne pas communiquer. Je voulais juste m'excuser, enfin, un peu, je sais bien que ça ne répare pas le gâchis, et tu as fait ta vie maintenant.

- Bon. Il va falloir que je réfléchisse un peu, parce que j'ai l'impression d'être tombée de quelques étages et mon cerveau est en surchauffe. Voilà. Je ne sais pas trop où ça nous a menés, ce bazar.

- Toi, ça t'as menée en Ecosse, apparemment."

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