La visite au capitaine

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Le soleil étirait ses derniers rayons sur le Château de Moulinsart. Tintin, autrefois l'infatigable reporter connu de tous, peinait désormais à gravir les marches du perron de l'entrée du somptueux château, accompagné d'un tout jeune Milou.

Le vieil homme arrivait tout juste d'Ecosse, où il coulait des jours heureux sur l'Ile Noire, dont il avait fait l'acquisition avant de prendre sa retraite, plus de dix ans auparavant. Les médias en avaient parlé des semaines durant, tous les journalistes du monde avaient tenu à rendre hommage à son incomparable carrière, à son mérite et son courage inégalables. Depuis, il vivait dans l'anonymat, auprès de ses proches et rendait souvent visite au Capitaine Haddock, en Belgique.

À quatre-vingt cinq ans, l'aventurier, qui n'avait jamais arrêté le sport, commençait à ressentir les conséquences physiques de ses innombrables cascades. L'arthrose le rattrapait, l'empêchant désormais de faire son yoga quotidien. Le vieil homme estimait qu'il s'en tirait bien, pour son âge et pour les nombreuses péripéties qu'avait enduré son corps.

— Oh, bonsoir Tintin, le salua Marjolaine en lui ouvrant la porte. Je vous attendais plus tard que cela. Avez-vous fait bon voyage ?

— Oui, merci Marjolaine. Comment allez-vous ? Et le capitaine ?

La vieille dame haussa les épaules avec lassitude et s'écarta pour laisser entrer le vieil homme et son chien.

— Je vais bien, même si je suis fatiguée, en ce moment. Mais comme je vous l'ai annoncé dans mon message, Archibald perd de plus en plus la mémoire. Parfois, je me dis que vendre ce château serait un véritable soulagement pour nous deux, quoi qu'il en pense. Mais... il ne veut toujours pas en entendre parler, comme vous le savez.

Tintin acquiesça et suivit la vieille femme dans les escaliers de marbre menant aux étages, Milou sur les talons.

— Pensez-vous qu'il me reconnaitra ? s'enquit-il, en s'arrêtant devant la porte de la chambre du Capitaine Haddock. Ma dernière visite remonte à plus de six mois, et vous dites que son état s'est sensiblement détérioré depuis...

— Hélas oui, et il n'y a rien à faire, déplora Marjolaine Haddock, résignée. Il est mourant... Mais je suis persuadée qu'il ne pourrait jamais vous oublier. Vous savez à quel point il tient à vous, et tout ce que vous avez traversé ensemble vous lie à lui d'une manière merveilleuse et indéfectible...

— Je le sais, mais parfois, avec ce genre de maladies dégénératives, les proches peuvent être...

— Oui, bien sûr, bien sûr, c'est évident. La semaine passée, il a mis beaucoup de temps à retrouver mon prénom... C'est terrible, enfin je m'y étais préparée... Mais ça fait de la peine quand même.

Tintin prit congé de la pauvre femme et frappa trois coups à la porte de la chambre. L'éternelle voix bourrue du capitaine l'invita à entrer.

— Tintin ! Quelle bonne surprise, le salua-t-il d'un ton plus faible que d'ordinaire, avant de se redresser dans son lit à baldaquin. Approchez-vous, mon ami. Prenez une chaise ou asseyez-vous donc sur le lit. Laissez ce bon vieux Milou venir aussi, s'il le souhaite.

— Bonsoir, capitaine. Marjolaine ne vous avait pas prévenu de ma visite ? s'étonna l'ancien reporter.

— Oh, peut-être bien, moussaillon, réfléchit le marin, l'air perdu. Non, tout bien songé, Nestor a dû oublier de m'en parler. NESTOR !!! Nestor ! Venez ici, nous avons à parler ! Enfin, c'est inadmissible que vous ne m'ayez pas mis au courant de l'arrivée de Tintin ! Si je l'avais appris plus tôt, nous aurions pu...

— Capitaine, l'interrompit doucement Tintin, mal à l'aise. Capitaine, ça ne sert à rien d'appeler ce bon vieux Nestor... Vous savez bien.

— Et pourquoi donc ? Ce bougre d'ectoplasme a pris un jour de RTT ? Sans m'en parler, encore ?? Tonnerre de tonnerre, il va m'entendre !

— Non, il ne s'agit pas de cela, capitaine... Vous vous souvenez bien, articula Tintin pour se faire comprendre, voilà au moins vingt-cinq ans que le malheureux nous a quitté...

— Quitté ? Il a démissionné ? Non... Il m'aimait bien trop pour cela... Alors... Vous voulez dire... Il n'est pas mort, tout de même ?

— Hélas si, capitaine... C'est Marjolaine, qui l'a remplacé après son AVC fatal... Votre femme, vous me suivez ?

— Ah, quel malheur, renifla alors le vieux loup de mer, atterré. Pauvre, pauvre Nestor... Comme il était bon... Un brave type, toujours attentif aux besoins des autres... Non, non, rien à dire de mal à son propos.

— Oui, c'était vraiment quelqu'un d'adorable... Très serviable et dévoué. Un chic type...

— C'est une bien triste nouvelle, que vous m'annoncez là, Tintin, s'attrista le capitaine, de la morve gouttant dans sa barbe blanche.

L'ancien reporter proposa un mouchoir à son vieil acolyte, le cœur serré de le trouver aussi perdu. Il n'aurait pas imaginé le voir vivre si longtemps, et encore moins rester au château à son âge, pourtant savoir sa fin proche le touchait éperdument. Mais pour un mourant, il le trouvait tout de même assez en forme.

— Vous voulez un verre d'eau, capitaine ? demanda-t-il, devant l'air anéanti de Haddock.

— Malheureux, vous voulez m'achever avant l'heure ? Allons bon, vous savez bien que je n'ai pas perdu mes bonnes habitudes...

— Oh, ça ne coûtait rien d'essayer...

Oui, après tout, ce ne serait pas une mauvaise chose qu'il oublie son incurable alcoolisme... songea l'ex-reporter en souriant. Il avait toujours pensé que cette passion pour le Loch Lomond finirait par avoir raison de lui, mais il fallait croire que le vieil Archibald était plus résistant que cela.

— Non, non... Servez-moi plutôt un bon verre de whisky. En l'honneur de notre regretté Tryphon...

Tintin ne releva pas l'erreur du capitaine, attristé, et lui tendit un verre bien rempli avant de s'asseoir au bord du lit, Milou à ses pieds. Le professeur Tournesol, lui, était décédé trente-deux ans plus tôt, lors d'une expérience qui avait mal tourné.

— Vos petits-enfants sont venus récemment, n'est-ce pas ? C'est ce que Marjolaine m'avait fait comprendre par message.

— Mes petits-enfants ? Céline et Lucien ? Non, cela fait un moment que je ne les ai pas vus...

— Non, capitaine, pas vos enfants, rectifia Tintin avec indulgence. Vos petits-enfants. Marlène, Théodore et Bianca...

La discussion se poursuivit, l'ancien reporter tentait de se montrer doux et conciliant, cherchant à raviver les souvenirs du mourant.

Curieux... lI n'est peut-être pas atteint d'Alzheimer, songea-t-il, mais d'autre chose, parce que sa mémoire à long terme semble assez altérée... Enfin, seulement les souvenirs datant de quarante ans maximum... Avant cela, il garde tout de même sa mémoire.

En effet, tel qu'il l'avait craint, l'ancien marin ne gardait aucun souvenir de leurs dernières aventures aux quatre coins du monde ensemble, mais se souvenait très bien de celles vécues avant la naissance de ses enfants.

— Oui, le Tibet, bien sûr que je m'en rappelle, Tintin. Comment l'oublier ? Nous y sommes allés pour secourir ce cher Tchang, rappelez-vous. C'est très vieux, mais faites un petit effort...

— Ne vous inquiétez pas capitaine, je m'en souviens très bien aussi. C'était simplement pour vous demander par précaution... Mais alors l'Inde, le Canada, les enquêtes à Amsterdam, les malfaiteurs à Cuba, la mort de Dupont (comme Théodule) dans l'histoire de la poule aux œufs d'or, les clones dégénérés du Professeur Tournesol, votre lune de miel en Syldavie et toutes nos autres aventures après cette affaire d'Alph-Art... Non, aucun souvenir ?

— Je ne comprends rien à ce que vous me chantez là, Tintin, maugréa le capitaine, incrédule. Ne vous fâchez pas surtout, mais j'ai l'impression que vous perdez un peu la tête... Si, si, je vous assure, persista-t-il en se renfrognant davantage. Avez-vous pensé à consulter ? Vous vous faites vieux, après tout. Je dis ça pour votre santé, mon ami... Pourquoi ne pas me prendre au sérieux ?

— Merci de vous inquiéter pour moi, capitaine. Je penserai à aller voir mon médecin. Bon, en attendant...

— Vous partez ? demanda le vieux marin en voyant son complice se lever. Attendez... Vous savez, ici je m'ennuie à mourir... On me délaisse. Je passe mes tristes journées à contempler le plafond. Et chaque jour... je me dis que cette tapisserie n'est décidément pas du meilleur goût. Qui a donc osé assembler ce rose pâle hideux et ce jaune criard ? C'est honteux !

— Je suppose que c'est vous, capitaine...

— Tintin... Restez un peu. S'il vous plait... Et si... Et si vous me racontiez vos histoires à dormir debout, à propos d'une poule à Cuba et de ces clowns du Danemark ? Ma foi, ces sornettes ont l'air intéressantes, après tout. Cela passera le temps et vous fera peut-être prendre conscience de votre santé mentale défaillante...

— Si ça peut vous faire plaisir, capitaine, je veux bien vous les conter... Mais je vous préviens, ça va être très long. Il y a du temps à rattraper...

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