- IV -

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Suite à sa déclaration, Zyr et ses deux invités déménagèrent vers la salle principale. Ils n'échangèrent plus un mot ; aucun ne prit l'initiative avant que leur hôte ne propose un petit remontant.

Après toutes ces émotions, Irya ne refusa pas. Un début de fatigue l'étreignait ; sur les coussins, une douce torpeur envahissait ses pensées, qu'une bonne boisson chaude remédierait. Sünghya, lui, ne quitta pas du regard le chef, et ce n'est que par l'intervention discrète de la chasseresse qu'il céda.

Théière à la main, le chef s'occupa donc de remplir précautionneusement trois tasses qu'il avait sorties d'un placard, puis leur proposa de se servir. Irya accepta la sienne d'un hochement de tête, appréciant son doux parfum de fleur. Moins pressé, Sünghya secoua sa tasse et la renifla discrètement. Ne trouvant rien d'alarmant, il fit mine d'éprouver la chaleur de l'infusion mordorée avec ses lèvres, et en profita pour sortir le bout de sa langue.

Toujours rien d'anormal.

Rassuré, il sirota sa boisson, sensible à son agréable touche acidulée.

À la première gorgée, le breuvage amadoua ses nerfs. Sensible au goût exquis de ce thé, le monstre lâcha un soupir d'aise.

  • C'est un vrai délice, admit-il.

Non loin, Zyr conseillait à Irya d'agrémenter son thé avec du sirop d'erb ; sa réplique lui fit hausser un sourcil surpris. Si tout à l'heure, la voix de Sünghya portait un ton lourd et animal, à cet instant, elle était presque douce et amicale. Le vieil homme lui découvrit d'autres changements ; l'ambre de ses yeux auparavant étincelants se réduisait à un faible scintillement, et des ongles soignés remplaçaient ses griffes.

Sa soudaine politesse le prenait de court, mais après tout, l'imprévisibilité des monstres était bien connue. D'autre part, il n'allait pas se plaindre d'échanger avec lui de manière plus civilisée et d'améliorer leurs rapports.

  • Je dois dire être assez fier de mon mélange de pulpe de mylos et de rüms séchés. Cette préparation fait toujours des merveilles, tant physiques que mentales : j'en bois d'ailleurs très régulièrement.
  • Tu en as de la chance.

Sünghya reprit une gorgée, sans rien ajouter.

Charmée par les vertus de l'infusion, Irya imaginait ces ingrédients ; délicieux, selon de grands gastronomes, mais périlleux à récolter. Les baies poussaient entre les épines urticantes d'un arbuste et les fleurs sur des pentes escarpées. L'adolescente envisageait de s'en procurer plutôt au marché. Le prix serait sans aucun doute exorbitant, mais ce thé valait la peine de toucher à ses économies !

Ils dégustèrent chaque goutte de cette boisson chaude, et terminèrent leurs tasses avec l'esprit nettement plus clair.

  • Merci beaucoup, patchas Zyr, sourit Irya. Je l'ai adoré.
  • De même. Ça m'a fait du bien.

Ravi de leurs éloges, le vieil homme réclama les petits récipients. Il les débarrassa dans un vaisselier, puis retourna vers le duo.

  • Excellent. J'espérais que cette pause, même courte, serait la bienvenue pour reprendre dans de meilleures conditions. L'aube approche, donc ne perdons pas plus de temps. J'ai certaines questions à vous poser. Au sujet de votre voyage, entre autres, mais je suppose que vous en avez également. Aussi, veuillez commencer.

Irya n'eut pas besoin de plus d'encouragements ; les mots sortirent de sa bouche.

  • Les vôtres savent pour Sünghya ?
  • Je ne pense pas. En ce qui me concerne, je suis né avec un don de voyance ; ma vue distingue naturellement l'aura émise par les vivants. À chaque espèce, à chaque entité, celle-ci est unique et définie. Ma capacité n'est plus la même que dans ma jeunesse, mais, sur vous, j'ai pu distinguer deux énergies qui se chevauchaient. Avec ma lanterne, je les ai séparés et invoqué celui que vous dissimuliez.

Sünghya et Irya s'entre-regardèrent, stupéfaits. Le chef les avait démasqués depuis le début, mais il avait volontairement tu cette information aux siens ? C'était fou ; pourquoi prendre un tel risque ? Dubitative, la jeune fille insista :

  • Vous... n'avez donc rien dit ?
  • Au sujet de votre ami ? Aurais-je dû m'inquiéter ?

La chasseresse aperçut une lueur amusée traverser ses yeux orageux. Son interrogation était inattendue, mais la jeune fille l'infirma d'un signe de tête.

  • Je m'en doutais. Til Irya, notre compréhension des monstres n'est pas aussi fermée que celle des autres habitants d'Asgara. Nous, Dryuns, avions le choix entre la cohabitation, la fuite, ou la lutte pour dominer seuls le désert de Syrhkà. Les créatures pareils au Kroâkoar, de simples bêtes suivant leur instinct, méritent d'être chassés. Celui qui vous accompagne, seigneur Sünghya, ne dégageait aucune énergie agressive tout le long de votre séjour. Sans cette histoire de carte en vràr ancien, je l'aurais laissé en paix.
  • Vous auriez donc gardé le silence à son propos ?
  • Tant qu'il ne représente aucun danger, je me tairais.

Sünghya l'écoutait attentivement, et reconnut la justesse de sa décision. Ses actes n'étaient pas irréfléchis ; Zyr n'agirait pas sous la peur ou la méfiance, quand viendrait le moment pour lui de les aider ou non.

  • À mon tour.

Le regard du doyen pivota en direction du monstre, avant de poursuivre :

  • N'y voyez aucune contrainte, mon seigneur, mais consentiriez-vous à abaisser votre cape ? J'aimerais connaître le visage de celui à qui je m'adresse.
  • Drôle de demande... souligna Sünghya, même s'il porta ses mains à sa capuche. Mais j'accepte. De toute façon, je commence à étouffer là-dedans.

Le haut de son vêtement retomba sur ses épaules, et l'ombre le quitta pour que s'y dépose la lumière. Elle vint se réfléchir sur sa chevelure abondante, similaire à la crinière des grands félins. Ses cheveux coulaient en cascade le long de son cou. Dorés à la base, ils s'obscurcissaient progressivement et devenaient charbonneux.

Les rumeurs, avérées pour la plupart, disaient que les monstres revêtaient parfois une apparence humaine pour tromper les hommes. Mais elle était imparfaite, et l'on pouvait les démasquer en prêtant une vigilance particulière à leur visage. Souvent peu attrayant, parsemé ci et là de fourrure ou d'écailles, on devinait sans mal leur véritable identité.

Un étranger qui observerait Sünghya le penserait davantage lié aux Nobles Peuples, dont proviennent les Alf et les Fäe, que des sanguinaires créatures des ténèbres. Un visage fin, juvénile, délicat et bercé par une sérénité que rien ne l'ébranlerait. Ses yeux auréolés de longs cils étaient mystifiés par la chaude lumière qui se propageait de ses iris. Même les tatouages ocre au-dessus de son nez, sur ses pommettes et son front ne l'enlaidissaient pas. Au contraire, ils accentuaient son élégante beauté.

Devant la perfection de son corps, l'admiration et l'envie percèrent en Zyr, se mêlant à la jalousie. Son jeune lui, dont on vanta l'allure et le charme capablent de susciter l'intérêt des filles de bonnes familles, paraîtrait bien fade en comparaison. L'amertume qu'il ressentait sauta tant aux yeux de Sünghya, que le monstre n'y résista pas et éclata de rire. Sa retentissante hilarité ramena le vieux chef à lui-même ; ahuri par son comportement, il se noya en excuses, incapable de lui faire face après un tel écart de conduite.

  • T'en fais pas, j'ai l'habitude ! C'est pourquoi je garde la cape, en général : ça m'évite de trop attirer l'attention. Combien de fois m'a-t-on pris pour la réincarnation de Baëll avec cette apparence ?
  • J'ai perdu le compte, le taquina Irya. N'oublie pas les nombreux cœurs que tu as conquis, homme comme femme. Le plus drôle, c'était cet aristocrate qui n'arrêtait pas de te faire la cour. Tu avais beau le repousser, il revenait encore et encore à la charge !
  • Urgh... Évite d'en parler, s'il te plaît...

Sünghya ne put contenir un frissonnement de dégoût. Il se souvenait nettement de ce pervers puant le suc de bzir, qui s'approchait les bras dégoulinant de cadeaux et vomissait des flots de promesses mielleuses. Refoulant cette image dans les abîmes de sa mémoire, il regarda Zyr, remis de sa gêne passagère. Ce dernier le remarqua, et devina une prochaine question.

  • Qu'y a-t-il ?
  • Cette lanterne. Où l'as-tu eue ?
  • J'attendais que vous me le demandiez. Eh bien, cet objet appartenait autrefois à un homme qui se proclamait mage.

Le vieux chef revoyait ce curieux personnage, protégé du Soleil par un chèche blanc : seul, sans un animal pour tracter sa petite roulotte.

Il leur apprit que cet inconnu n'était resté qu'une nuit dans leur village, en échange de quelques-unes de ces possessions, dont la lanterne.

  • Et... vous a-t-il donné son nom ? l'interrogea Irya, décontenancée.

Malgré une faible puissance, un artefact imprégné de magie valait presque autant que la fortune produite par un pays. S'en délester pour payer un simple séjour la surprenait ; cet inconnu ne devait pas être n'importe quel voyageur.

Cependant, le doyen l'ignorait ; à l'époque, l'étranger avait peu parlé à propos de lui-même. Toutefois, Zyr leur apprit qu'il pèlerinait pour rejoindre une contrée lointaine, et avait proposé ses services aux villages locaux sur sa route. Le don de ses possessions en faisait partie, mais le mage avait tut son nom à ses hôtes, et s'était caché sous son voile.

Ce fut ensuite au tour des deux invités d'être interrogés pr Zyr.

Depuis quand voyageaient-ils ?

Pourquoi enverrait-on celle qui était la descendante et héritière d'une figure héroïque, avec pour seul compagnie un monstre ?

Pourquoi ne pas requérir l'assistance des prêtres ?

Ceci avaient été ses principales questions, auxquels Sünghya et Irya lui répondirent qu'officieusement, cette traversée servait de cérémonial.

Vers la fin du troisième quart de la saison de Cirp, l'Aînée des familles de chasseurs exorcistes les avait missionné pour décrypter cette carte scellée dans les anciennes archives du Trésor de Gorom. Bientôt adulte, et ayant fourni de nombreux efforts qui la ferait digne au titre de Maître, une dernière épreuve amenait Irya à comprendre la signification de la carte. Pour cela, leur unique indication était de recevoir l'aide des Dryuns, ce peuple savant qui vivait terré aux confins du désert. Toute autre aide était prohibée, même celle provenant des religieux.

Sünghya expliqua sa propre présence, et se désigna comme un monstre longtemps enfermé dans le domaine des Thÿr-Nog. Il avait reçu la permission de quitter temporairement les terres, sous la contrainte de veiller à la sécurité d'Irya.

Trois semaines de recherche, d'errance et de mésaventures, furent nécessaires avant d'atteindre les Dryuns, que l'on pensait potentiellement aptes à la traduire.

  • Vous ne nous avez pas facilité la tâche, le réprimanda Sünghya. Nous avons tant erré, et je n'évoque pas les embuscades des voleurs et les bêtes qui nous ont chassés. À force, c'était lassant !
  • Mon... Mon seigneur, regretta Zyr à l'entente de ces détails. Vous m'en voyez pronfondément-
  • Je plaisante. Si votre peuple a choisi d'habiter ces lieux, ce n'est pas pour rien. Vous êtes plutôt bien à l'abri, protégés par ces falaises et ces élévations. Et puis, nous avons visité des endroits assez chouettes...

Sa bêtise fit soupirer Irya ; il n'y avait que lui pour sortir des choses aussi incongrues. Pourtant, un sourire se forma à ses lèvres en se remémorant les paysages, les oasis, les dunes et grottes découvertes, et les quelques péripéties assez marquantes, dont une impliquant Sünghya. Ce dernier s'était amusé à graver son nom à elle dans les écailles d'une salamandre endormie qu'il prenait pour une jolie pierre.

La chasseresse se souvenait de sa terreur d'alors, surtout après que le reptile se soit réveillé en flamme et ne les poursuive. Tandis qu'elle reprenait pied dans le présent, Sünghya enjoignait Zyr d'avertir un minimum les passants à propos des créatures qui peuplaient la région.

Sacrée coïncidence : la même chose leur était revenue.

Irya ne put retenir un pouffement à cause du comique de la scène, interloquant son partenaire.

  • Pourquoi tu ris ?
  • Pour rien, pour rien... Patchas Zyr, avez-vous d'autres questions ?

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