Chapitre 26

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- Je… Primerose…, balbutia la jeune femme en croisant son regard.

- Eh oui, c’est moi. Enfin, non, puisque ce n’est pas mon prénom, mais allons plutôt parler de tout ça là-haut, si tu veux bien. Jeremy, tu as une autre pièce de libre ?

- Mon frère est en train de nettoyer la pièce, je vais lui demander quand il aura fini.

- Et si tu pouvais…, ajouta la Présidente, mais il était déjà parti. Ce n’est pas grave, de toute façon, ce n’était pas très important. Il m’a dit que tu voulais me voir ?

- C’est ça… Je… Je veux te poser une question, mais ce serait sans doute mieux dans un endroit… plus discret, je pense.

- C’est si important que ça ?

- Non, c’est simplement… J’ai un peu honte de te dire ça devant tout le monde, en fait…, avoua-t-elle d’une petite voix.

Mais lorsqu’elle vit que la femme en face d’elle fronçait les sourcils, elle lui fit signe de se taire, d’attendre qu’elles soient en sécurité, toutes les deux et seulement toute les deux. Le silence tomba sur les toilettes des filles, un silence lourd, pesant et gêné. Sous l’apparent masque moqueur de Kafka, Zelda put remarquer un certain stress, notamment dans la manière qu’elle avait de tourner le dos au miroir et de la fixer tout en faisant mine d’observer le plafond. Ses mains ne s’arrêtaient jamais de bouger, tapotant régulièrement contre le carrelage, l’évier, ses cuisses, ses poignets.

Au moment où la porte s’ouvrit sur le barman, elle sursauta si fort que ses mains glissèrent sur le bord de la robinetterie et qu’elle faillit perdre l’équilibre. Sans Zelda pour la rattraper, nul doute que l’exemplaire directrice de l’entreprise la plus puissante du monde se retrouvait sur le sol crasseux des toilettes d’un bar mal famé, rempli d’alcooliques et d’autres créatures d’une espèce pas beaucoup plus recommandable. Enfin, c’est ce qui dut passer dans l’esprit du responsable de l’endroit, puisqu’il s’excusa immédiatement, bien qu’il n’y ait été pour rien. Il les accompagna jusqu’à la pièce, où il vérifia qu’il ne restait aucune trace de poussière et s’éclipsa lorsqu’elles commencèrent à s’installer, en promettant de leur monter des boissons.

- Eh bien, nous voilà installées, constata la Présidente. Qu’est-ce que tu voulais me dire ?

- Que je t’aime ! s’exclama-t-elle sans le vouloir.

L’instant fut étrange. Zelda, tétanisée, avait porté les mains à sa bouche et son teint avait viré au cramoisi. Kafka, surprise, était encore souriante, mais ses yeux écarquillés et ses mains gisaient, immobiles. Quelques grains de poussière persistants volaient toujours dans le rayon de soleil, sur les meubles de bois rouge et dans les rideaux.

L’or d’un rayon de soleil tombait sur les deux femmes figées. D’apparence totalement différentes, l’une à la peau pâle, aux cheveux bruns qui tombaient en de longues ondulations incontrôlables sur ses épaules, l’autre au teint ni clair ni sombre, à la peau dorée et dont la chevelure lisse et noire s’arrêtait sous la mâchoire, elles auraient pu continuer à se haïr, chacune dans son coin. Mais ces deux regards sombres qui se dévisageaient, les yeux noisette qui scrutaient des lèvres en attendant une réponse et ceux d’ébène qui s’étaient perdus sur son visage… L’une avait le menton levé, un air implorant, bien qu’elle croie déjà connaître sa réponse, l’autre semblait confuse, pourtant tout aussi suppliante, malgré un visage plutôt dirigé vers ses genoux.

Et lorsqu’elles recommencèrent à bouger, rougissantes, le chaos régna un instant, au milieu de voix qui se mélangeaient.

- Désolée, j’aurais pas dû dire ça, décidément, c’est de ma faute, je m’en vais…

- Toutes mes excuses, je ne m’y attendais pas, c’est la première fois que…

Elles s’arrêtèrent, l’une qui s’était dressée et qui était prête à partir, l’autre qui la tenait par la manche. Un instant, la jeune femme qui se tenait sur ses pieds songea à se dégager, à s’enfuir, peut-être même à disparaître, mais ce fut sans résultats. Elle se laissa retomber dans le canapé.

- Ton illusion est partie, Zelda, murmura celle qui la regardait à présent avec une fierté mal dissimulée.

- Et je ne connais toujours pas ton prénom, moi, souffla l’autre.

- Joy. Joy Kafka. Rien à voir avec l’écrivain, par contre…

- C’est sûr, les cafards…

- Oui, les cafards…

- Cafard ou pas, je t’aime Joy. C’est étrange de te dire ça, alors que jusqu’à ce que je voie ton véritable visage, jusqu’à ce que je discute avec toi, j’aurais pu te tuer sans me poser de questions. Mais s’il faut te le répéter, je le ferais jusqu’à la fin des temps.

- Tu sais bien que même maintenant, si on te le demandait, tu le ferais sans hésiter. Je porte trop d’actes terribles, de meurtres, d’ingérences, de catastrophes… Qu’est-ce que mes grands-parents ont fait pour sauver cette planète ? Qu’est-ce que j’ai fait pour réparer leurs erreurs ? Rien. Chaque fois que je propose quelque chose, on m’assène les mêmes arguments et leur logique est implacable. Tous ces choix sont le fruit d’une réflexion claire, sûre et tellement… Tellement glaciale ! Tellement inhumaine ! Et tout ce que j’ai fait, c’est dire oui ! Cacher des corps, dissimuler des actes volontaires derrière des accidents, refuser de donner des preuves, faire la sourde oreille aux ordres de la police, tout ça parce que nous sommes trop occupés, sans cesse sur ces ordinateurs, à créer, à dessiner, à calculer… Je suis désolée, Zelda, j’aimerais pouvoir t’aider, mais tu l’as vu, rien n’a changé. Toutes ces années, ça n’a fait qu’empirer.

- Alors change les choses ! Change les règles ! C’est toi qui dirige, c’est toi qui commande, ordonne ! Et si tes ordres ne sont pas suivis, alors punis ! Agis ! Tu sais aussi bien que moi que ça ne peut pas continuer comme ça, que ça va encore empirer. Bientôt ce ne seront plus ceux qu’on ne peut pas implanter, ou ceux qui sont intolérants aux ondes qu’on va mettre de côté, mais tous ceux qui voudront savoir la vérité, les scientifiques qui s’en seront un peu trop approchés et pourquoi pas toi ?

- Tu as raison, je le sais, mais je ne suis pas capable… Je sais que c’est de ma faute si tu as été blessée, la dernière fois, de ma faute aussi si tu as tué tous ces gens et j’ai eu beau le leur répéter, sans cesse… Que fait-on de ceux qui ne peuvent pas s’intégrer à notre société ? Que fait-on de ceux qui ne le veulent pas ? On se contente de les jeter et on attend qu’ils reviennent nous hanter ? Ces questions m’empêchent de dormir depuis des mois… Depuis que je t’ai vue, en fait.

- Et moi, je ne peux m’empêcher de penser à ceux que j’ai laissés derrière moi, à ceux que j’ai tués et je me demande si j’ai bien fait, si je le referais. J’ai parfois peur de moi lorsque je me rends compte avec autant de certitude que je ne m’étais jamais posé la question jusque-là, parce que j’ai toujours estimé faire ce qui devait être fait. Pour le bien du plus grand nombre. Et le plus grand nombre, c’est celui qui est opprimé.

Le silence flotta un moment sur ces lieux, où les deux femmes s’abimaient dans leurs pensées. Il n’y avait pas un bruit, seul le souffle du vent et les voix des ivrognes restaient étouffées, bien qu’à quelques mètres seulement sous leurs pieds. Elles ne se rendirent pas compte que le barman entrait, ne le virent pas non plus poser deux verres sur la table, puis s’en aller en se demandant ce qu’elles avaient pu se dire. Ce fut à peine si Zelda se rendit compte qu’elle buvait lorsqu’elle reprit conscience.

- Joy… ?

- Oui ?

- Qu’est-ce qu’on va faire ?

- Je suppose que vous avez un plan à mettre en œuvre et que je dois continuer de travailler sur l’évènement pour Disney… Si jamais tu as besoin d’aide de la part de quelqu’un à l’intérieur, demande-moi… Peut-être qu’ensemble, nous arriverons à faire changer les choses…

- Oui, Joy, oui et d’abord, je vais me charger de te sauver la vie, si tu veux bien. Mais je ne reviendrais pas ici. Sur les champs de bataille, c’est moins dangereux. Je te ferais passer un message, je ne sais pas encore comment, mais je ferais en sorte que tu le reconnaisses.

- Et si j’ai besoin de te parler ?

- Demande Scarlet, de la part de la Faucheuse d’Os. Elle se reconnaîtra.

- Très bien. Alors considère ça comme ma manière de sceller notre contrat.

Et elle l’embrassa.

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