Désastre lunaire (2)

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  Sven ouvrait les yeux par intermittence, des lueurs défilaient, accompagnées de bruits de pas. À un moment, il lui sembla s’immobiliser puis sentir une fraîcheur agréable sur ses lèvres et s’immisçant dans tout son être. Lors d’un autre réveil, il ne voyait rien, plongé dans l’obscurité avec une sensation de chaleur qui devenait suffocante. Par moments, il entrapercevait le visage flou de cette étrange femme. Elle l’observait, se penchait sur lui pour le toucher ou le tourner sur le côté. Son esprit embrumé s’imaginait qu’elle le cuisait et s’apprêtait à le découper pour le dévorer. Il ignorait combien de temps s’était écoulé, allongé dans une position inconfortable où il dormait la plupart du temps.

  Il se réveilla enfin avec l’impression d’être dans du coton. Ses yeux piquaient, sa bouche était sèche et quand il tenta de se lever, sa tête se mit à tourner bien trop vite à son goût. Sven ne supportait plus de rester couché. Ça durait depuis trop longtemps avec son isolement. Il ouvrit la mâchoire et demanda d’une voix rocailleuse si quelqu’un était présent. Sa bienfaitrice apparut alors, se déplaçant d’une démarche féline dans sa direction. Il observa son corps se balancer d’un côté, ses cheveux partant de l’autre à chacun de ses pas. Elle s’arrêta proche de lui et plongea ses yeux argentés dans l’azur des siens.

 – Je suis venue t’aider. Tu veux survivre ou vas-tu chercher un autre truc à m’enfoncer dans le corps ?

Sa voix toujours aussi monotone, mit mal à l’aise le jeune homme. Ou alors était-ce à cause de ce qu’elle venait de dire ? Réalisant son aide, il pouvait s’en vouloir.

 – Je suis désolé…

 – Un merci suffisait, prononça-t-elle avec un sourire en coin.

Le jeune chasseur remarqua des dents qui se chevauchaient dans la mâchoire de son interlocutrice. Son regard s’attarda ensuite sur la marque dans son cou, un peu intrigué. Elle dut le sentir car elle tourna la tête, cachant ainsi son visage derrière ses cheveux raides.

 – Tu étais déshydraté quand je t’ai trouvé. La cheville foulée et le tibia fissuré. Ton épaule en revanche, va bien. Juste un mauvais coup. Tu devrais vite t’en remettre.

À peine termina-t-elle sa phrase qu’elle l’aida à s’assoir. Il grimaça de douleur quand il remua la jambe mais il pouvait bouger. Non sans mal certes, mais rien ne l’obligeait à rester couché plus longtemps. Il avala un verre d’eau puis s’appuya sur sa libératrice qui l’invitait à marcher.

 – Viens, je vais te montrer les locaux.

  D’un point de vue extérieur, la scène avait quelque chose de coquasse : Sven mesurait un peu plus d’un mètre soixante-dix et son bras passait sur les épaules de sa protectrice pour le soutenir. Elle qui ne devait pas atteindre le mètre soixante. Le jeune homme était avachi sur sa partenaire pour marcher, poser son pied droit sur le sol le torturait. Ils quittèrent la pièce blanche où étaient entreposés plusieurs lits. Jusque-là, il était allongé sur une table métallique probablement pour être à hauteur durant les soins qu’il avait reçus. Ils empruntèrent un petit couloir, Sven sautillait pour minimiser les moments où il devait s’appuyer sur sa jambe meurtrie. Il sentait toujours l’odeur de sa compagne, ce mélange de terre et de sang qui le mettait mal à l’aise.

 – Je manque de politesse, pardonne moi. Il y a fort longtemps que je n’ai pas reçu de visiteurs. Je me nomme Zenia et je suis heureuse de voir que tu vas t’en remettre.

 – Merci… Sven, enchanté. Nous… Où est-ce que nous sommes ?

 – Dans un abri souterrain, comme tu t’en doutes déjà. Mais la réponse arrive avec plus de détails, ne t’en fais pas.

Elle avait passé une main dans le dos de Sven pour le maintenir. Sa poigne malgré son gabarit intriguait le jeune chasseur. De sa main libre, Zenia poussa la porte devant eux qui s’ouvrit sur une pièce plus grande plongée dans une semi-obscurité. Un vieux néon fatigué, illuminait faiblement les lieux.

  Il y avait une autre table au centre, plusieurs chaises disposées un peu partout. Mais ce n’était pas ça qui attira l’attention du rescapé : plusieurs artefacts en état étaient entassés contre un mur. Des écrans allumés sur la droite affichaient des couloirs ainsi que le hangar partiellement immergé. Sven comprit que d’ici, on pouvait voir ce qu’il se passait dans ce bunker. Sur la gauche, il y en avait d’autres, plus grands où des images de lieux inconnus défilaient. De ce qu’on lui en avait décrit, il reconnut un arbre sur l’un des moniteurs.

 – Ici, c’est la salle de surveillance. Nous sommes dans un ancien laboratoire souterrain où l’on minait des minéraux pour les étudier. Lors de la Grande Catastrophe, la partie émergée du bâtiment fut rasée, entrainant aussi des dégâts dans les sous-sols. Les installations ont subi des avaries mais le principal fonctionne, fanfaronna-t-elle. D’ici, je peux voir plein de choses. On est relié au reste du monde. Même si on ne peut pas communiquer, on peut observer, elle le fixa en affichant un sourire. Intéressant, non ?

  Sven ne répondit rien. Le terme intéressant, était pour lui encore trop faible pour décrire ce qu’il ressentait. Il avait déjà vu les immenses engrenages, les câbles électriques, les aimants qui produisaient de l’électricité dans sa ville natale. Ou encore le système de ventilation, les canalisations pour l’eau courante qui permettaient à tout le monde de vivre. Mais, il n’avait jamais rien observé de tel. Ici, la technomagie y était plus petite, plus sophistiquée. Car oui, les gros engins de la cité, lui paraissaient rudimentaires en comparaison. Des appareils capables de montrer des autres endroits, il resta ébahi avant de se tourner vers Zenia.

 – Tu vis ici depuis longtemps ? Tu es toute seule ? Comment sais-tu utiliser tout ça ? Non, attends ! Plus important, mes compagnons, ils vont bien ? On peut les voir d’ici ?

 – Détends-toi et respire, dit-elle en roulant les yeux vers le plafond. Aux dernières nouvelles, ils allaient bien. En revanche, j’ai pas tout le temps le visu sur eux, Zenia fit une pause. Et oui, je vis seule ici et depuis… fort longtemps.

D’un mouvement du menton, elle indiqua une télévision où ils pouvaient voir une petite pièce éclairée. Il y avait un établi avec un étau, des outils semblaient huilés, probablement poncés au préalable pour être entretenu. Des lits de fortune étaient visibles dans le coin de la pièce et au centre : un fourneau. Sven y reconnut les sacs à dos de ses compagnons ainsi que la fameuse gamelle d'Ogard. Soulagé de les savoir en vie, il s’apprêtait à questionner de nouveau Zenia, mais elle le devança.

 – Ils ont aménagé cette salle et s’en servent de QG. Ils mènent de petites expéditions dans le bunker pour te trouver. Jusque-là, ils ont sécurisé le niveau où ils sont. L’étage supérieur est détruit, enseveli sous la neige, mais je crois que le vieux s’y intéresse.

 – Pourquoi tu ne les as pas contactés ? Dire que j’étais vivant ? Qu’on était ici ?

 – Les ordinateurs sont hors service où ils sont. Il en va de même pour les radios, expliqua Zenia.

 – Et tu ne pouvais pas simplement y aller toi-même ?

 – L’accès aux niveaux supérieurs est inaccessible. On est coincé ici… soupira-t-elle. Pour faire simple : les gens avec qui je vivais ici, ont trouvé judicieux de détruire le passage. Elle leva un doigt pour l’inviter à se taire. Ils espéraient éviter la propagation des radiations et des goules. On disposait de vivres et d’énergie. Survivre enterrés et attendre que les radiations se dissipent pour qu’on s’échappe ensuite. Mais… les radiations traversent sans mal les gravats. Tout était contaminé. Absolument tout.

 – Je… je suis… désolé, bafouilla Sven. Et tu t’en es donc sortie ? Seule ? Comment as-tu survécu aux radiations ?

 – Je m’y suis adaptée, je présume ? Et je me suis isolée derrière les portes blindées de cette zone pour éviter mes anciens compagnons.

 – Devenus des goules… conclut Sven.

 – C’est parfaitement ça, soupira-t-elle.

  Le jeune homme était vraiment désolé pour elle. Il ressentait de la pitié à son égard : voir ses amis mourir, être obligée de vivre seule dans un endroit avec de si douloureux souvenirs. Zenia devait avoir une force de caractère incroyable pour supporter tout ça. Elle lui inspirait du respect et il comprenait mieux cette présence qu’il avait crue voir en elle. Sven la fixait droit dans les yeux et il le réalisa alors qu’il pensait à tout ça. Il s’empourpra et détourna le regard. Jamais jusque-là, il ne s’était retrouvé si proche ou discuté autant avec une femme. D’où il venait, les bas-fonds de Spindelsinn, il vivait dans la misère. Les gens se tuaient au travail ou volaient leurs voisins pour survivre. Depuis son enfance, on lui avait appris à se méfier des femmes de la rue, capables de vous charmer pour ensuite vous détrousser. Orm connaissait la naïveté de son petit frère et s’assurait de ses fréquentations. En d’autres termes : Sven n’avait que très peu, voire pas du tout d’amis. Les femmes étaient pour lui de belles et mystérieuses créatures dont il fallait se méfier. Son cœur s’emballait de cette proximité, de sa curiosité et il sentit monter en lui une timidité qu’il ne se connaissait pas. Il la repoussa doucement pour s’appuyer sur une chaise avant de s’y assoir, non sans mal.

 – Tu sais donc utiliser la technomagie ? Tu as appris pendant tout ce temps, pour t’occuper, j’imagine ? C’est impressionnant. Chez nous, ceux capables de s’en servir sont des ingénieurs. La noblesse.

 – On va dire ça, oui. Mais passons ! Tu as sûrement faim ?

  Sans attendre de réponse, Zenia se dirigeait déjà vers un placard. Elle ouvrit la porte du haut à droite et en sortit une boite en ferraille. L’étiquette était délavée par les années, n’indiquant pas à Sven son contenu. La femme en robe noire frappa la conserve contre le coin de la table pour la percer, du jus en coula sur le sol. Elle enfonça son doigt dans l’opercule à présent entrouvert et l’arracha sans mal. Elle tourna la tête vers son compagnon qui l’observait, intrigué, elle fit de grands yeux ronds voulant sûrement dire quelque chose comme : quoi ? Il en déduisit qu’elle devait souvent faire ainsi, ne disposant pas d’outils adéquats. Sa main plongea dans l’urne pour en sortir une poignée de fayots qu’elle porta à sa bouche. Elle tendit la conserve à Sven en lui faisant un sourire, de la sauce sur les lèvres coulait sur son menton. Sven pensa alors qu’une femme, c’était comme un mec finalement. Il idéalisait les femmes, les pensait sophistiquées mais en voyant Zenia agir ainsi… Il devait bien admettre qu’elle était comme lui. Plus ou moins.

  Après ce repas, l’ancien apprenti se sentait mieux. Les haricots étaient très rares d’où il venait. Seuls ceux qui vivaient hors des bas-fonds, avaient droit à des denrées de meilleure qualité que les champignons. Il cogitait en silence, Zenia savait des choses, comme le fait qu’une partie du bunker était en ruine à cause de la Grande Catastrophe. Peut-être qu’elle disposait même d’archives sur cet événement.

 – Tu sais comment le monde en est arrivé là ?

 – Oui, répondit-elle, simplement.

 – Oui ? C’est tout ? Je crois que toute l’humanité a oublié et cherche à comprendre. Et toi, tu le saurais et tu lâches simplement un oui ? dit-il en souriant, amusé.

 – En quoi est-ce drôle ? s’interrogea-t-elle.

 – C’est nerveux, désolé. Et… tu pourrais me montrer sur un de ces…

 – Ce sont des moniteurs. Ou des écrans. Et ça là, ce sont des claviers, avec eux on peut rentrer des informations pour utiliser les ordinateurs et qu’ils nous montrent ce que voient toutes les caméras encore en activité dans le monde. On peut aussi faire plein d’autres trucs.

 – Mais c’est quoi cet endroit ?

 – Un ancien laboratoire qui étudiait les minéraux de la région, je te l'ai déjà dit. D’où les engins de minage que vous avez dû voir avec tes amis. On exploitait ici de l’iridium, tout le continent en est couvert. Enfin… si on creuse un peu, on en trouve partout. C’est probablement le métal le plus dur qui existe. L’ancienne civilisation s’en servait dans toutes ses constructions. Ce qui explique que malgré la Grande Catastrophe, il existe encore autant de ruines sur la surface du globe. Le minerai, une fois extrait du sol, était envoyé aux quatre coins du monde. D’où le système de surveillance, servant à communiquer avec tous les clients.

 – C’est plus une mine qu’un labo avec tes explications…

 – Il y a une section spéciale qui étudiait l’iridium et faisait des essais pour la fabrication de prototypes.

 – Logique, en effet. Et donc, la Grande Catastrophe ? Tu me racontes ?

  Zenia tira une chaise pour s’assoir à côté de son nouveau compagnon. Elle fit un sourire presque imperceptible, croisa les jambes en remontant le bas de sa robe trouée et rongée. Sven se demanda si des rats s’étaient acharnés dessus. De son index, Zenia passa ses longs cheveux derrière son oreille. Elle semblait désireuse de prendre son temps avant de parler, sûrement pour se donner un petit effet et attiser la curiosité du jeune homme.

 – Ça risque d’être long, tu es prêt ? Derrière toi, sous la table, il y a des bouteilles d’eau. N’hésite pas à en prendre une ou deux pour étancher ta soif. Et j’en veux bien une, si tu n’as pas compris le sous-entendu.

Sven pivota sur son assise. Le mouvement de sa jambe lui arracha une vive douleur. Il se pencha pour ramasser l’eau et se remit dans sa position initiale avec précaution. À présent, il allait apprendre l’Histoire. Celle de ce monde et ce qui l’avait anéanti, les révélations que tant de personnes désiraient apprendre…

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