Chapitre 4-2

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Au lendemain de mon élection, alors que le système était encore pyramidal, je pris les rênes et tâchai de réorganiser le bordel. "Bordel", oui, car je décryptai avec dégoût comment, dans l'ombre, certains tiraient les ficelles du pouvoir. Nous ne balançâmes personne, nous n'étions pas là pour régler des comptes, le passé nous intéressait moins que l'avenir. Toutefois, la caméra embarquée, qui m'oppressait tant au début, fut ma meilleure alliée pour que cessent toutes les propositions nauséabondes et les pressions. Ils ne furent pas nombreux à oser s'avancer à visage découvert, face au peuple, pour tenter leurs chantages et autres saloperies qui fonctionnaient si bien jusque-là. Les premiers temps, il y eut des menaces anonymes écrites et téléphoniques. Par contre, nous ne reçûmes que deux félicitations de chefs d'État pour notre accession au pouvoir, celles de Mary Robinson présidente en Irlande et de Violetta Barrios de Chamorro au Nicaragua. C'était mesquin, mais cela ne nous étonna pas. Quoi qu'il en fût, dans les mois qui suivirent, aucune entreprise ne mit la clé sous la porte, bien au contraire, elles bénéficièrent de la relance provoquée par l'augmentation du pouvoir d'achat grâce au revenu de subsistance inconditionnel qui dopait la consommation des ménages. Ces entreprises sont restées car leur armée d'économistes et d'avocats prédirent que les changements engagés chez nous se répercuteraient, de toute manière, dans les autres pays, mieux valait s'y préparer. Ce qui me surprit le plus en définitive, c'est que les choses se déroulèrent bien mieux que nous l'avions espéré. "Le livre des femmes" nous guida sans embûche jusqu'à notre nouveau monde, comme une barque glisse sur l'eau. En revanche, nous avons toutes beaucoup travaillé ! Heureusement nous étions nombreuses et nous nous soutenions comme des sœurs. Les lois furent modifiées, ce fût un chantier titanesque. La faute la plus grave reste le crime bien évidemment. Nous sommes les gardiennes de la vie. Toutefois, le nouveau Code est clair, il punit lourdement l'usage de la force et toute maltraitance. Sous un tollé de récriminations de la part des bien-pensants, nous avons instauré une peine systématique pour toute condamnation devant les Assises : l'arrachage des dents des coupables. Cette punition qui parut barbare porte encore ses fruits aujourd'hui, puisque le taux de criminalité n'a jamais été aussi bas. Un carnivore privé de ses canines, ses incisives, ses molaires, perd beaucoup de son agressivité. Sans la générosité et l'empathie de ses congénères il meurt de faim... Nous ne laissons aucun condamné mourir de faim, nous les équipons de prothèses pour leur permettre de manger, mais lorsqu'ils quittent leurs dentiers ils sont face à leur propre fragilité et cela remet les idées en place. Nombreux étaient ceux qui s'offusquaient de cette nouveauté à l'époque, nous devions pourtant promettre des sanctions effrayantes face à l’inacceptable. Nous ne proposions pas de couper des mains pour le vol d'un pain, tout de même, mais de redonner du sens à la justice. Afin de désengorger des tribunaux devenus inefficaces, des instances de proximité furent créées. Elles se chargèrent d'appliquer le nouveau Code et d'affecter les délinquants là où on en avait besoin. Elles règlent aujourd'hui principalement des petits litiges du quotidien. La pénurie de main-d'œuvre dans les secteurs les plus pénibles, engendrée par le versement du revenu minimum de subsistance, fut compensée par la commutation de peine en travaux d'intérêt sociétal. Nous avons vidé les prisons surpeuplées sur la base du volontariat. Ces punitions s'accompagnent d'un programme d'aide et les condamnés participent à des activités en rapport avec les délits commis. Les voleurs, en plus des trois jours au service du ramassage des ordures, effectuent une journée de présence et d'observation soit auprès de policiers, soit au tribunal. Les chauffards et les vendeurs de drogue aident dans les centres de rééducation, les casernes de pompier et effectuent trois jours de travail aux pompes funèbres. Quant à ceux qui commettent des violences, la quatrième journée ils doivent participer à l'animation des clubs sportifs, les autres jours ils travaillent aux champs ou dans les refuges pour animaux. C'est aussi grâce à ces changements que l'abattage des bêtes est à présent très encadré. Mieux encore, maintenant tous vivent dignement. Et ceux destinés à finir dans nos casseroles sont protégés et mènent une existence agréable. La gestion de l'alimentation reste un sujet toujours en cours de traitement, mais les conditions de vie du bétail sont aujourd'hui une fierté pour notre pays. Des chercheurs étudient les sentiments des végétaux, les découvertes sont incroyables. Il reste encore bien des avancées à accomplir. C'est cela le respect du vivant dont parle le roman !


« Oh punaise, elle y va fort là ! Mais elle avait pensé à tout... » glissa Charlotte avant de poursuivre.


Concernant le système éducatif, le nouveau monde avait besoin d'un paradigme différent pour cultiver la pensée des futures générations. Aussi, à la rentrée de septembre, les programmes furent chamboulés. Apprendre à lire, à écrire et à compter, mais aussi à partager les tâches et devenir autonome. La philosophie est entrée à la maternelle, les bambins parlent d'amour, d'amitié, de différence, de ressemblance. Dès l'âge tendre, nous avons privilégié la collaboration, la douceur et l'échange, ainsi les mentalités ont évolué. Terminé les journées entières où l'on obligeait les enfants à rester assis, se taire et écouter. Le corps enseignant est chargé de détecter et favoriser les aptitudes et les goûts de chaque élève. Tout est mis en œuvre pour que les écoliers développent d'abord leur autonomie de survivance et en premier lieu ils apprennent à cultiver un potager, à cuisiner, à se relaxer, à se respecter, à se parler et à s'écouter. Ce n'est que lorsqu'ils sont prêts qu'ils se spécialisent afin d'acquérir des compétences de subsistance professionnelles. Les lycées et les collèges sont devenus des lieux ouverts où tous s'impliquent, où de nombreuses rencontres s'organisent. Les étudiants et les professeurs ont pu décider de beaucoup de choses et ils n'ont pas été avares de bonnes initiatives. Lorsque je me retourne pour contempler ce que nous avons réussi à changer, je suis transportée de bonheur et de fierté ! Le plus incroyable, c'est que la moitié des pays du globe s'emploient à l'heure actuelle à nous imiter. Des Cybèles ont été élues dans beaucoup de démocraties, nous travaillons toutes ensemble, main dans la main, afin que les femmes partout dans le monde puissent accéder aux commandes. L'accueil, en tant qu'exilées politiques, de toutes celles maltraitées dans leur pays est une excellente mesure. Elles viennent en masse nous demander protection avec leurs enfants. Les États les plus résistants au changement voient leur population féminine décroître de façon inquiétante et rapide. Si cela continue, ils resteront entre hommes et finiront par disparaître sans que l'emploi d'une arme de destruction massive ne soit nécessaire. Les enfants de ces exilées retourneront alors dans leur pays d'origine, cela n'est que l'histoire d'une génération ou deux. Ce que j'ai envie de vous dire également, aujourd'hui, à vous qui avez vu comme moi le vieux monde laisser la place au nôtre, c'est que l'évolution ne se produit pas d'un seul coup. D'autres livres ont ouvert la route à celui des Cybèles. J'aime citer des hommes. Oui, des paroles d'hommes que Monsieur Léon Richer a réuni en 1872 dans un recueil qui porte lui aussi comme titre "Le livre des femmes". Car beaucoup nous soutiennent depuis toujours et c'est avec eux, aussi, que nous avons réussi ce petit miracle. Monsieur de Condorcet au XVI siècle disait : "Ceux qui avaient fui dans le combat, ceux qui avaient fui l'armée, étaient exposés trois jours en habits de femmes. Mais pourquoi cette insulte à un sexe qui a souvent donné aux hommes des leçons de tous les genres de courage, qui sait comme eux mépriser la mort et mieux qu'eux supporter la douleur ? Pourquoi favoriser cette fausse idée d'une autre supériorité que celle de la force, idée destructive des sentiments de la nature et funeste aux vertus domestiques ?" Et monsieur Abraham Weil, au XVII : "Si nos filles se stérilisent d'une manière ou d'une autre, si elles ne font pas leurs devoirs envers la patrie et l'humanité, c'est que sûrement la patrie et l'humanité ne font pas leurs devoirs envers elles." Même Platon, avant Jésus-Christ, affirmait : "Tu vois donc, mon cher ami, qu'il n'est pas proprement, dans un État, de profession affectée à l'homme et à la femme à raison de leur sexe ; mais que la nature ayant partagé les mêmes facultés entre les deux sexes, tous les emplois appartiennent en commun à tous les deux." À présent, c'est ensemble que nous construisons ce monde de paix pour nos enfants ! Pacifiquement ! Je suis honorée d'y avoir contribué... Fort heureusement beaucoup d'hommes ont participé à la réalisation de cet exploit et nous ne serons vraiment en paix que lorsqu'il n'existera plus aucune différence de droit entre tous les êtres vivants sur cette planète.


« Eh ben, ça devait être une sacrée nana, ta mère, pour imaginer et écrire des trucs pareils ! s'extasia Charlotte en décapsulant une canette de bière. Tu imagines si cela s'était passé dans la réalité ? On n'aurait eu ni Chichi version 2.0, ni Sarko, ni Flamby, ni Jupiter... songea tout haut l'universaliste en herbe.

— Ouais, enfin, imagine surtout le bazar, si ce livre avait été édité ? Quand on sait comment Ségo s'est fait démolir quelques années plus tard, je ne suis pas sûr que ça ne se serait pas terminé dans un bain de sang...

— Quand même, les forces de l'ordre ne tireraient pas sur des femmes ! Des grand-mères, des fillettes, leur mère, leur sœur, leur fille !

— Tu crois ?

— Ben oui ! Je l'espère bien !

— En fait, tu crois en l'homme, toi aussi, pouffa Dimitri. Bon, qu'est-ce qu'on fait ? On le termine ou on attend demain ?

— Ah non ! Il ne reste que quelques pages. Je veux connaître la fin ! Tiens, lis, c'est ton tour ! »

Dimitri avala une gorgée de thé et son visage s'éclaira en parcourant silencieusement le début du chapitre suivant. Il souriait car il s'agissait de ces sortes d'intermèdes au bistrot qui l'amusaient et participaient à contrebalancer le côté sérieux de l'ouvrage :

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