Chapitre 2-1

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D'un ton professoral et respectueux, Jean relisait tout haut une partie du contenu de la pochette orange ouverte devant lui :

« Le Un ne peut être représenté. L'homme n'est pas à l'image du Un mais à l'image de Dieu. Dieu n'est qu'une partie du Un, je suis l'autre partie. Ce que l'humain appelle Dieu n'est que la moitié de la vérité, la moitié du Un. Dieu n'a pas créé la femme avec une côte de l'homme, le Un l'a créée à son côté. Moi, je transmets le souffle. Ce que vous nommez Dieu est la part Créatrice du Un et j'en suis la part Vitale, nous sommes complémentaires. »

— Vous comprenez, maintenant, pourquoi j'hésitais à divulguer ce que me dit cette voix ? l'interrompit Lili, son regard voyageant des yeux de Zalia à ceux de ses hôtes. Avec de tels propos, ma prochaine garde-robe risque de se limiter à une camisole ! Et peut-être même pas à ma taille... »

Assise au sol sur un coussin, autour de la table miniature garnie de nombreux bols de nourriture, moins seule à présent que les autres entraient dans la confidence, elle plaisantait pour la première fois sur son état.

Interloquée en découvrant les passages du texte, Zalia s'exclama :

« Mais, ce n'est pas stupide ce qu'elle te raconte. Je n'en reviens pas... Tu prétendais que la voix disait n'importe quoi... Ce n'est pas n'importe quoi !

— Non ! C'est juste complètement délirant... Attends, tu vas voir, ce n'est que le début, soupira-t-elle. Comme ça me soulage de partager enfin tout ça avec vous !

— Pour ma part, je suis convaincue que vous n'êtes pas folle, affirma Wa. Dans ma culture, nous serions comblés d'avoir été élus pour porter la Voix du Yin du Un.

— Pardon ? », faillit s'étrangler Lili, se demandant soudain si elle n'était pas déjà à l'asile et s'ils ne jouaient pas tous à la dînette.

— Wa et moi pensons que la Voix nous explique qu'à l'origine de tout est le Un, précisa Jean. Ce que les religions nomment Dieu ne serait pas le Un, mais le Yang du Un. La Voix, elle, en serait le Yin. Est-ce que vous comprenez ?

— Rien du tout ! Et là, ma peur augmente... Vous êtes plus fous que moi ! Je fais un cauchemar... Zalia, pince-moi s'il te plaît... Je veux me réveiller ! »

L'éclat de rire tonitruant de la solaire Zalia détendit un peu son amie. Wa et Jean pouffaient eux aussi. Lili ne put résister, ses zygomatiques cédèrent à la contagion.

« Le rire est ce qu'il y a de plus bénéfique, déclara Jean. J'aimerais pouvoir le prescrire à tous mes patients. Rassurez-vous, Lili, nous ne sommes pas dingues. Simplement, ce que vous dit la Voix semble évident pour des Taoïstes. Pour les autres, le message aura plus de mal à passer, ajouta-t-il. Prétendre que L'Éternel, Allah, Yahvé, n'est que la moitié du Tout-puissant, et qu'en plus son autre moitié est féminine, c'est blasphémer. On en a brûlé pour moins que ça ! Pourtant, poursuivit-il, lorsque la Voix vous dit : "Le Un n'a pas d'image. Si le Un que vous appelez Dieu avait créé l'homme à son image, ni l'homme ni la femme n'existeraient. L'humain serait hermaphrodite...". Cela éclaire notre lanterne. Savez-vous que c'était aussi ce que prétendait la religion des Amérindiens ?

— Attendez Jean, l'arrêta Zalia. Ma lanterne ne s'allume pas aussi bien que la vôtre. Moi, qui suis de culture musulmane, cela m'interpelle. "Un n'a pas d'image", c'est ce que dit le Coran. On ne peut pas représenter Allah, qui serait donc, d'après la voix qu'entend Lili, un niveau au-dessus de lui ? Oh là là, moi non plus je n'y comprends rien, s'esclaffa-t-elle.

— Tout dépend de la manière dont on va l'interpréter et chacun voudra comprendre ce qui l'arrange, reprit le maître de maison. Par contre, ce qui est indiscutable, c'est que la Voix affirme que les trois principales religions monothéistes se trompent. L'homme n'est pas à l'image du Créateur, d'El-Elohim, la signification de "Allahou'akbar", signifiant qu'Allah mérite plus de vénération que tout autre, est balayée. L'homme serait l'image de la partie Yang du Un et la femme celle de sa partie Yin. Le Un n'a pas créé un humain hermaphrodite, il a créé deux humains de sexes différents. Et cela, vous qui êtes des femmes, je suis étonné que ça ne vous interpelle pas davantage. »

Tous restèrent silencieux, mesurant l'ampleur des dernières paroles de Jean. Le corps submergé par une vague de chaleur digne des enfers, Lili rompit cet étrange moment de recueillement :

« Je me fiche de tous vos discours ! protesta-t-elle. Comment je fais pour que cette chose se taise ? Ce qui se passe ici ne m'aide pas du tout...

— Pardon Lili, s'excusa Jean. Il est vrai que nous mettons peut-être la charrue avant les bœufs. La médecine traditionnelle chinoise apporte une explication à ce qui vous arrive. Tout a bien commencé par un effondrement subit de votre corps, il y a environ deux ans ?

— Oui, gémit-elle, sans aucune raison une après-midi alors que je discutais avec une amie, je me suis sentie... partir. J'avais froid. Mes dents claquaient. Je ne désirais qu'une chose : fermer les yeux. Pour toujours. J'ai dormi douze heures... Il m'a fallu un an pour arriver à me relever alors que les médecins prétendaient que j'allais bien...

— Ce que je vais vous dire risque de vous choquer, prévint-il. En Chine cela est connu. Ce jour-là, Lili, vous étiez vraiment en train de mourir, déclara-t-il solennellement.

— À ce moment-là, c'est exactement ce que je me suis dit : "lâche l'affaire, c'est fini, tu t'en vas". Et cela me convenait. Ce qui m'ennuyait, c'était de mourir dans le salon de cette amie, j'aurais préféré être dans mon lit. Voilà quelles ont été mes dernières pensées...

— Et c'est sans doute aussi à ce moment-là que la Voix s'est glissée dans votre corps, enchaîna-t-il, et vous a sauvé. Depuis, vos deux âmes cohabitent. C'est pourquoi vous êtes effrayée. Vous n'êtes pas préparée à cette éventualité. La culture occidentale n'intègre pas cette possibilité. Mais cela explique l'épuisement total de votre organisme : un corps n'est pas conçu pour héberger deux âmes. Vous comprenez ?

— Bon sang, oui je comprends ! Mais c'est encore plus flippant ! », éructa-t-elle avant de se recroqueviller sur elle-même. »

Zalia la prit dans ses bras et elles pleurèrent. Wa et Jean ne souriaient plus. Ils regardaient, impuissants, la souffrance et laissaient la douleur s'exprimer avec respect. Ils se mirent à débarrasser en silence et disparurent un long moment.

Quand Jean revint, les mains de Zalia caressaient doucement les cheveux de Lili, sa tête reposée sur ses jambes, celle-ci semblait dormir.

« Tout cela est très dur, murmura-t-il. Nous allons faire notre possible pour l'épauler dans cette épreuve.

— Combien de temps son corps tiendra-t-il ? questionna son amie avec anxiété.

— Je ne connais pas l'avenir... Toutefois, je crois que sa colocataire veille à ne pas l'épuiser inutilement. Si elle accepte de suivre un entraînement régulier, je peux aider ce corps à retrouver des forces.

— J'accepte Jean, soupira soudain Lili. Mais ne dites plus jamais ce corps, exigea-t-elle. Ce corps, c'est le mien !

— La Voix s'est invitée, mais pour autant, vous aussi êtes toujours là... Sans elle vous seriez morte, tenta-t-il.

— Vous voulez peut-être que je la remercie ! grommela Lili en se redressant péniblement. Je suis fatiguée. J'aimerais retourner au bungalow. J'ai besoin de dormir...

— Je te ramène, on y va, compatit la douce Zalia.

— Surtout pensez à vos exercices de respiration, à la relaxation, à la méditation, insista Jean. C'est le meilleur moyen de recharger la batterie de vos reins. Nous reparlerons de tout cela plus en détail demain ?

— Je vous appellerai, marmonna l'élue. Merci à vous deux pour le repas et l'accueil... Là j'ai besoin d'être seule. »

Lili s'accrochait au bras de Zalia comme une aveugle à son guide. Elles n'échangèrent que peu de mots durant le trajet. Zalia laissait échapper, de temps en temps, quelques « Ben merde alors » auxquels Lili ne répondait rien. En arrivant, elle s'écroula sur son lit. Son amie la laissa se reposer, attrapa sa serviette et fila se jeter dans les vagues.


Lorsqu'en début de soirée, Lili refit surface, elle trouva Zalia aux fourneaux.

« Tajine de la mer. Tu as faim ?

— Bof. Au saut du lit... Je vais plutôt avaler un fruit.

— Tu te sens comment ?

— Habitée ! », bougonna Lili.

Zalia partit d'un grand éclat de rire communicatif et posa sa main sur l'avant-bras de son amie.

« Il a raison Jean, le rire est l'antidote à tous les problèmes. Ton humour est toujours aussi percutant.

— Je ne sais pas si c'est mon humour ou ta force de rire de tout, mais heureusement qu'on s'a ! conclut-elle avec cette formule de connivence qu'elles avaient inventée.

— Tout va s'arranger Lili. Oui, heureusement qu'on s'a ! Sans toi, je ne sais pas comment je franchirais les obstacles que la vie sème sur nos chemins, tu le sais bien. Notre plus qu'amitié est une bouée de sauvetage.

— Mon petit "rat d'eau" préféré, la taquina Lili amadouée, que dirais-tu de suivre un stage de médecine traditionnelle chinoise ? On les regarde ensemble ces DVD ? proposa-t-elle, un demi-sourire en coin.

— Allez, oui ! Je suis curieuse de découvrir tout ça. »

Les deux femmes se calèrent dans le sofa, face à l'écran de l'ordinateur portable et furent captivées par les explications de Jean. Le fossé entre la médecine traditionnelle chinoise et la médecine occidentale leur parut aussi profond que celui qui sépare la culture de ces deux continents.

Les barrières mentales de Lili lâchaient les unes après les autres. La science ne lui semblait plus détenir toutes les vérités. Elles furent séduites par cette autre façon d'envisager l'être humain dans son ensemble, de réconcilier l'âme, le corps et l'esprit, pour conserver le tout en bonne santé, c'est-à-dire en capacité de s'autoguérir. Jean venait de gagner deux nouvelles adeptes.

« C'est génial ! s'enthousiasma Zalia.

— Oui, c'est carrément autre chose. Ça donne envie de s'y mettre.

— Tout à fait ! Par quoi on commence ?

— Et si on commençait demain ? procrastina Lili.

— Difficulté de passage à l'acte : déséquilibre du logiciel rate-pancréas, diagnostiqua Zalia en riant.

— Pas du tout. Je propose simplement que l'on aille se coucher à l'heure idéale pour recharger notre batterie des reins ! Et comme tu as bien écouté, tu sais maintenant que "reins" ne se limite pas aux organes. C'est là où réside la lampe à huile qui contient notre énergie vitale ! »

Chacune gagna son lit et le train de nuit les prit à son bord, l'une et l'autre, pour un voyage dans la mystérieuse dimension du sommeil.

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