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Le samedi, Milouch leur consacre un peu de temps. Ils apprennent ainsi qu’il est un cousin d’un cousin de Numéro Un, dont ils découvrent ainsi le véritable nom. Lui, leur dit-il, il rend service, sans poser de questions. Ils sont tous frères ici, enfants de la mère Misère.

Leur cicérone leur dégotte deux lits, dans deux baraques séparées, et leur indique les cantines communautaires où se retrouvent beaucoup de célibataires venus pour le travail.

— Je suppose que vous cherchez aussi du boulot ? Bâtiment, ordures, voitures ?

— Comment ça ?

— Dans quel secteur voulez-vous travailler ?

— Voitures, répondent-ils en chœur, pensant ce travail moins pénible.

— C’est Citroën à Javel, SIMCA à Poissy ou Renault à Billancourt.

Ignorant ces localisations, Gaston choisit le premier, Gaspard le second. Avec le prix du logement, le minuscule pécule, déjà bien entamé par ce voyage, tout sauf luxueux, ne va pas durer plus de deux semaines et il leur faut vivre.

Le lundi, Gaspard se rend à Javel. Il a trouvé des frères pour l’accompagner, car le trajet est long et compliqué. Ils sont une dizaine à attendre sous l’écriteau « EMBAUCHES ». Une visite médicale, réduite à la mesure de la taille et du poids, suivi de la remise d’une blouse, avant l’accompagnement jusqu’à un atelier où le nouvel arrivant est confié à un ancien par le contremaitre. Il comprend immédiatement la différence entre les bleus et les blouses blanches !

Sa formation se résume à un seul geste qu’il va répéter huit heures durant, houspillé par ces camarades pour ses maladresses qui ralentissent la chaine et les primes de performance. Gaspard en ressort lessivé, sans avoir échangé une seule parole de la journée. Heureusement qu’un de ses compagnons du matin le hèle, car il aurait été incapable de retrouver le chemin. Le soir, il mange dans une sorte de cantine communautaire d’une soupe, un bout de pain et une orange. Gaston n’est pas là.

Pendant quinze jours, il va vivre cette routine abrutissante, le corps harassé, les mains abimées et coupées, incapable de penser. Le salut vient d’un camarade qui l’invite à une réunion. C’est en entendant les mêmes mots que ceux de sa formation dans le pays grand-frère qu’il reboute les morceaux de son esprit. Sa mission ! Leur mission, même ! Gaston ! Qu’est-il devenu ? Comment le retrouver dans cette ville immense ? Il pense retrouver Milouch et lui demander. Puis, il se dit qu’il n’a pas besoin d’un poids mort : il doit faire seul ! D’abord, sortir de cet enfer. Par un camarade du syndicat, qui enclenche une suite de fraternités, il trouve une chambre dans un foyer, rudimentaire, mais propre, et à un prix décent et surtout proche de son travail. Il se lie avec d’autres locataires, d’autres camarades de corvée, et apprend les astuces qui permettent de vivre dans cet enfer permanent. Il n’est pas là pour ramener un salaire, même s’il lui est nécessaire. Il doit avant tout reprendre sa mission, mais se rend compte immédiatement qu’il ne peut rien faire avec ces horaires. Il connait maintenant le fonctionnement en trois-huit et se fait donc muter dans les équipes de nuit, libérant quelques heures par jour pour avancer.

La première question à résoudre est évidente : trouver un savant du nom de Jacob ou de Dubois ! Il suffit de le trouver dans l’annuaire, comme chez lui ! Dès qu’il voit l’épaisseur du bottin de la Seine, un découragement le prend, surtout que le préposé lui donne un second volume aussi épais : » Comme vous ne savez pas dans quelle ville il habite, essayer aussi celui de la Seine-et Oise ! » Cette solution lui parait irréalisable. Il tourne en rond dans sa tête, sans trouver de solution. Pour se distraire, il participe aux réunions syndicales, car ce sont les seuls lieux où il entend parler avec conviction et intelligence, même s’il ne se sent pas concerné par les problèmes abordés. Enrôlé malgré lui, il vend l’Humanité Dimanche sur les marchés. Cette fraternité lui permet de ne pas sombrer dans la déprime.

C’est en lisant ce journal que l’idée lui vient : les bibliothèques ! Si ce sont des savants, ils ont écrit des livres. Il s’inscrit à la bibliothèque du quartier. Sa maladresse lui vaut de l’aide de la jeune et jolie bibliothécaire qui lui indique les principes des classements et lui montre les meubles avec les petites fiches à carreaux. Ne trouvant rien d’intéressant aux noms de Jacob et de Dubois, il emprunte quand même deux livres d’espionnage, pour ne pas décevoir la jeune fille si aimable, et reprendre le divertissement qu’il avait durant son service militaire. La lecture de ces livres lui rappelle que son métier est risqué, car beaucoup se font tuer, sauf s’ils sont les héros. Il est aussi dangereux, car beaucoup de jolies femmes tentent de détourner l’espion de sa mission et du respect de la foi. Comme il aime bien l’action, que ces romans se terminent toujours bien, il en devient un lecteur assidu. C’est la lecture d’Arachides pour l’Araignée qui le ramène à la raison : cette distraction l’a trop éloigné de sa mission.

Ayant sympathisé avec la belle bibliothécaire, il s’ouvre de ses recherches sur des écrits par des savants. Elle lui indique alors l’existence de bibliothèques universitaires, où il sera plus à même de trouver ce genre d’articles. Pour la remercier et ne pas la vexer, il continuera de venir régulièrement chercher d’autres livres d’aventures.

La bibliothèque universitaire est éloignée, et, contrairement à ses craintes, il peut s’y inscrire sans difficulté, même s’il ressent fortement qu’il n’est pas à sa place dans ce lieu. Les étudiants sont gentils et plusieurs le guident vers ce qu’il cherche, lui expliquant comment obtenir les ouvrages intéressants. Il met cependant plusieurs jours avant d’être à l’aise. Il perd un temps précieux à déchiffrer des noms compliqués, trouvant toujours un gentil sourire pour l’aider à trouver. Pour eux, c’est tellement évident ! De nombreux articles des professeurs Jacob et Dubois ont été publiés sur les venins et leurs effets sur le système nerveux. Ce sont bien eux ! Ou bien lui ! Il essaie d’en lire certains, mais il y a trop de mots inconnus. Que faire de cela ?

Son air désemparé attire l’attention d’un étudiant à côté de lui. À voix basse, ils échangent. Gaspard dit qu’il souhaiterait rencontrer un de ces hommes qui travaillent sur le sujet des venins. Sans demander le pourquoi de ce souhait, le jeune lui montre alors que, simplement, derrière les noms des rédacteurs de l’article, il y a leur laboratoire : l’Institut Pasteur. Devant les yeux ronds de Gaspard, il complète en lui donnant l’adresse à Paris, « que tout le monde connait ».

En sortant, Gaspard se sent libéré. La première étape est résolue. Il se dit que, quand on sait, c’est quand même plus facile. Il était au fond du trou, ne sachant pas comment entamer sa mission et voilà que deux ou trois sourires l’ont mis sur le chemin. Dans les livres qu’il lit, ce sont toujours les héros qui surmontent les difficultés. Décidément, il n’est pas un héros de cette trempe, mais peu lui importe. Il n’empêche, en trois mois, sans aucune aide ni moyen, il vient d’apprendre le lieu où il doit intervenir. Il doit avertir Numéro Un de son avancée. Non seulement il n’a pas retenu l’adresse exacte du bureau où il l’a rencontré, mais il se doute qu’un espion ne fait pas son rapport par courrier ! Ils n’ont eu aucune instruction pour ce genre de chose. Pas facile de débuter dans ce métier quand on bâtit sa patrie, car apparemment, les chefs ne pensent pas à tout et sont aussi des débutants, mais à leur niveau.

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