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Qu’est-ce qu’on s’ennuie trois mille ans passés. Heureusement que je pouvais compter sur mon bon ami Tracassin. La dernière fée à sourire encore un peu de temps en temps. Ce jour-là, aucune idée duquel précisément, on ne s’en soucie plus à mon âge, il m’avait proposé une escapade dont il avait le secret.

« Une grande aventure, un chouette truc, le genre de balade qui te ramène à tes deux mille ans, peut-être même moyen qu’on se fende la poire. », avait-il lancé.

Personnellement, je ne demandais que ça. Deux siècles que je ne m’étais pas amusé, je commençais à trouver le temps long. Le simple fait que notre maître farceur me choisisse pour sa prochaine sortie suffisait à me réjouir. Toutes les autres fées me jalousaient. Garnatin poussa le vice jusqu’à s’introduire chez moi pour me couper les cheveux dans mon sommeil avec le fol espoir de se les coller sur la tête et de leurrer le luron en chef. Ridicule, le brun ne lui seyait pas de toute façon. Il avait une tête de rouquin et toutes les toisons du monde n’y auraient rien changé.

Comme d’habitude, il m’avait donné rendez-vous un jour et arriva avec au moins un mois de retard. C’est trente jours, un mois ? Ça doit être ça, à peu près. Qu’importe. Je l’aperçus voler au loin en zigzaguant à travers les branches des chênes et les arbres de la forêt. J’aurais bien feinté l’indifférence mais, si j’avais cligné des yeux, il aurait été fichu de disparaître pendant encore une dizaine de jours. Ou de semaines. Ou de mois. Bref, pour longtemps. Je virevoltais donc à sa rencontre. Son petit air facétieux, sa tête de chérubin, ses cheveux blonds en bataille et ses grands yeux verts parvenaient presque à m’égayer. Il m’accueillit en ricanant :

— Salut Jacassin, comment tu vas ? T’as l’air chafouin, presque ronchon.

— C’est que je ne t’ai pas vu depuis des lustres et je m’ennuie, moi.

— Des lustres ? J’aurai dit belle lurette, mais le temps et moi, tu sais… Ah ! Ah ! C’est toi l’expert !

— Bon, qu’est-ce que tu as prévu ?

— J’ai ouï dire, par un ami du grand-oncle de la sœur d’une vieille connaissance de mon cousin, que du grabuge se préparait chez les humains.

Aussi improbable que cela puisse paraître, lorsqu’elles sortaient de sa bouche, ce genre de nouvelles ne mentait jamais.

— Et donc ?

— Et donc ? Nous allons nous amuser ! La princesse du royaume de… euh… du patelin d’à côté aurait, paraît-il, été enlevée ! Pourquoi ne pas la libérer ? On pourrait bien se marrer !

— Mouerf… Tu es sûr ?

— Pour sûr ! Tu vas voir !

— Mais… On l’a déjà fait cent fois ça…

— Pas comme ça ! Fais confiance au bon Tracassin ! Ou sinon je demande à Garnatin de m’accompagner.

— Non, non ! Oublie ! Je te suis !

— Heureuse nouvelle !

Il battait des ailes comme un colibri. On aurait dit un jeune centenaire sur le point de commettre sa première bouffonnerie.

— Bon, on ne traine pas ! À trois ! Un, deux…

Puis il accéléra sans crier gare, me laissant sur le carreau. J’avais oublié ses boutades à deux sous. Heureusement qu’elles auguraient de moments plus rigolos. Je me lançais à sa poursuite et le rattrapais tant bien que mal. Ou plutôt, il me laissa le rejoindre. En revanche, tous nos frères, cousins et autres congénères se lancèrent aussitôt à notre poursuite. Tracassin se retourna alors, leur décocha une grimace dont il avait le secret, elle consistait plus ou moins à leur tirer la langue, à faire diverger ses yeux et à mimer des espèces de cornes avec les mains, puis m’attrapa le poignet avant de fondre à travers feuilles et branches. Elles me fouettèrent le visage si violemment que je sentis des larmes couler sur mes joues. Tracassin ne fut pas épargné mais ma figure contrite compensa sans mal ce léger désagrément. Nos péripéties n’avaient pas commencé qu’il s’amusait déjà comme un fou. Sans aucune nécessité, il fonça dans les ronces pour accentuer la plaisanterie. Des cris de douleur se joignirent à ses rires et je ne sus pas bien s’il pleurait à cause des épines plantées dans son visage ou dans le mien. Pendant un instant, je crus qu’il allait nous emmener dans un nid de frelons, mais, heureusement, il bluffait.

Au bout de quelques heures à arpenter tous les coins les plus sauvages de la sylve, il finit par se calmer et cesser de rire. Nos poursuivants n’avaient pas abandonné mais on ne pouvait pas se permettre de s’encombrer de lourdauds pareils. On se posa donc. Il mit un doigt sur sa bouche et un autre sur la mienne pour m’intimer de me taire puis, tels deux petits fugitifs, nous gambadâmes à travers les sentiers, ailes rentrées, lèvres scellées. Plusieurs fois, nous faillîmes pouffer tandis que nous débarrassions nos joues potelées de toutes ces petites piques. Qu’est-ce que ça faisait mal ! Mais les expressions que nous affichions sous la douleur valaient le détour. Tracassin surjouait à chaque instant, il trépignait, sautait à cloche-pied, tantôt sur le droit, tantôt sur le gauche, secouait la main très fort. Pour achever ses pantomimes, il se roula par terre jusqu’à se retrouver couvert de boue. Quand il se releva, il tenait entre ses quenottes un vers de terre qui gigotait puis, avant que la surprise ne redescende, me le cracha dessus. Je sentis poindre une joie naïve à travers ses yeux espiègles tandis qu’il me pointait du doigt en se gondolant.

Par je ne sais quel miracle, il m’en transmit un peu. La journée commençait bien. Ou se terminait bien. La nuit, c’est au début ou à la fin déjà ? En tout cas, nous trouvâmes un trou de lapin dans lequel nous pûmes nous terrer et dormir pour définitivement échapper à nos semblables. Notre hôte, des plus courtois, nous servit de repas. Délicieux, ce Panpan. Mon sommeil et mes rêves s’en trouvèrent bonifiés.

Nous nous levâmes en même temps que le soleil. Après s’être bien étirés, des ailes aux orteils — il faut être en forme pour ce genre d’odyssée — nous continuâmes notre marche jusqu’à l’orée de la forêt.

— Non, non, non ! Pas question de voler ! Voler c’est tricher ! Tu crois quoi ? N’importe quelle fée est capable de planer jusqu’à la tour de la belle et de l’en délivrer. C’est pour ça que vous ne vous amusez pas sans moi. Non, nous, on va faire ça bien.

Je n’osais pas le contrarier. On déambula donc sur la route tel deux enfants perdus. Sacré paysage que ce pays des hommes. À droite, des champs à moitié brûlés. À gauche, un village aux maisons noircies empli de manants. Mais plus de Tracassin ? Comment ? J’avais perdu Tracassin ? Non, il se dirigeait vers la foule de cul-terreux.

— Bien le bonjour braves gens ! Quelles sont les nouvelles ?

Je courus le rejoindre, un tantinet inquiété par toute cette agitation.

— Tu es qui toi ? lui rétorqua un grand baraqué.

— Colporteur, pour vous servir ! répondit Tracassin plein d’assurance.

Il me prit alors sous le bras et me chuchota : « Ça marche toujours, tu leurs balances le mot colporteur, c’est comme une formule magique, ils révèlent tout ce qu’ils savent. »

— Ouais, ben allez prévenir que le village de Pudubois est ravagé et qu’on a besoin d’aide.

Était-ce Pudubois ? Ou bien Chamdégueu ? Misèrebourg peut-être. Je ne me souviens plus. Peu importe.

— Et où en est la guerre ?

— Ça, c’est à vous de nous le dire, non ?

— Pour l’instant je ne sais rien, pour répéter je dois d’abord entendre. Votre version sera celle du royaume, réfléchissez bien.

Je crus alors discerner une des mille grimaces de Tracassin sur la trogne du gros bucheron. Un air à la fois ahuri et hagard. Désormais, je savais où il piochait son inspiration. L’idée m’arracha un petit ricanement.

— Euh… Et bien… Je crois… J’ai entendu que la paix était pour bientôt. La paix contre la princesse. Un truc du genre. C’est un chevalier de passage qui me l’a dit.

— Mais non ! beugla un autre paysan, t’as rien compris ! Il a dit que c’était une trêve et qu’il y aurait rançon !

— Tu racontes n’importe quoi ! intervint un troisième larron, ils vont organiser des épousailles ! On va offrir la princesse Machin Chose au prince Truc Bidule.

Les noms ne correspondent pas tout à fait mais, dans mes oreilles, ils sonnaient ainsi. En tout cas, une violente dispute éclata. Tous ces idiots commencèrent à s’invectiver et à se traiter de débiles. Dans la confusion, Tracassin chaparda le bracelet d’un homme et l’accrocha discrètement au poignet d’une femme.

« Hi ! Hi ! Hi ! Une petite farce qui fait toujours son effet chez les humains », me glissa-t-il.

Nous les abandonnâmes à leurs occupations et continuâmes notre voyage. Tracassin sautillait gaiement sur la route. Il me faisait penser à ces petites filles qui s’en vont à la cueillette aux champignons dans la forêt. Elles sont si heureuses lorsqu’elles ramènent dans leur panier le poison qui les tuera. Comme je les comprends. On arpenta ces sentiers un, deux ou trois jours. Ou semaine. Ou mois. Je ne me rappelle plus. Disons un certain temps. Jusqu’à ce que nous croisions une poignée de mercenaires. Des sortes d’arlequins de toutes les couleurs avec fanions et tabards mais aussi haches et couteaux. Le mélange si humain de la foire et de la guerre. N’empêche, avec tout ce métal sur le dos, sous cette chaleur, ils se torturaient eux-mêmes.

— Oh là, regardez qui va là, une paire de bambins, éructa le plus scarifié d’entre eux.

— Oh ! Des problèmes ! jubila Tracassin. Taratata ! Interdit de tricher, rajouta-t-il lorsqu’il aperçut un bout de plume sortir de mon dos.

— Bah alors, z’êtes perdus ? nous jeta le grand malabar d’un ton tout sauf rassurant.

Ses doigts pianotaient sur sa dague tandis que son autre main se consacrait à gratouiller son menton surplombé par des dents cassées et un sourire mauvais.

— Effectivement, noble messire, nous cherchons la princesse. Sauriez-vous où on la détient ?

— Ah ! Ah ! Ah ! Tu ne manques pas de culot, toi !

À ces mots, et d’une seule main, il souleva mon camarade par la peau du cou, le faisant gesticuler de douleur. L’envie de sortir mes ailes et de prendre la poudre d’escampette me titilla fortement. Heureusement, je me retins et tendis l’oreille lorsque je vis mon compère murmurer quelques mots au grand monsieur. Les autres racontaient des blagues à propos de femmes, de fesses et de « nichons », je crois. Rien de très drôle.

— Si tu me révèles où se trouve la belle, je te donne tout mon or, chuchota Tracassin en pointant du doigt un sac à malices bien rempli.

— Et pourquoi je ne te le prendrais pas sur le champ ?

— Parce que, sinon, tu devras partager avec tes compagnons.

Le grand dadet hésita. Puis, lorsqu’il vit une pièce aussi jaune et brillante que le soleil sortir de la besace de Tracassin, se faufiler entre ses doigts grassouillets pour discrètement se retrouver dans sa propre bourse, ses yeux s’illuminèrent plus encore que le métal qu’il venait de contempler.

— Bon… D’accord. Tu la trouveras au château de Coinpaumé. Continue sur cette route, lorsque tu verras une grande tour rouge s’élever dans le ciel, tu seras arrivé.

À ces mots, le sac de Tracassin s’amaigrit autant que celui de la grosse brute s’élargit. Et les autres soldats se marraient toujours autant à propos d’idioties. Je sentis la jalousie monter. Le transfert achevé, Tracassin fut reposé et le chef gueula bien fort :

— C’est bon, allez, va-t’en, on va pas zigouiller des gosses.

— Rhooo… geignirent les autres avant de suivre leur chef.

Cependant, alors que je croyais cette péripétie achevée, Tracassin attrapa la manche du dernier des malotrus, pointa sa musette, et lança un regard en direction de celle du capitaine. Quelques rayons mordorés transparaissaient. Puis mon associé continua sa route en sifflotant, l’air de rien.

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