40 minutes

4 minutes de lecture

Je suis perdu dans le vague, j'ai l'impression de me laisser emporter par le courant.

L'aiguille sous le verre du cadran n'avance pas, je suis presque sûr qu'elle est arrêtée d'ailleurs. C'est quoi cette journée trop bizarre ?

J'ai l'impression que ma peau est en train de faire corps avec la fenêtre gelée. Pourquoi il fait si froid ? On est en juillet bordel. Il n'y a plus de saison, moi j'vous l'dis. Je m'entends penser et je suis déjà vieux. Ce boulot me vieillit, cette vie creuse un peu plus chaque jour les rides sur mon front. Du lion ou d'un autre animal, elles sont là et je les vois de plus en plus. Ça m'obsède de voir que je me fripe, je n'ai pourtant pas la sensation d'être si vieux. 34 ans c'est encore jeune, on me l'a dit.

Bon, ça suffit de me regarder dans cette vitre dégueulasse. Elle est tellement tâchée que le reflet doit forcément être altéré.

La femme descend à cet arrêt, on a déjà passé Saint-Cloud. Je ne vois pas le panneau, mais on doit sûrement être à Garches. Encore sept arrêts avant d'arriver. Elle se lève et je peux voir son corps en entier... Elle est belle. Elle a des yeux clairs, presque gris. Tout est neutre chez elle, jusqu'à son expression. Pourtant, elle arrive à dégager une sérénité démesurée, un peu comme si elle n'avait plus rien à craindre, plus rien à attendre non plus. Elle porte une robe fluide noire avec des motifs fleuris minuscules, on dirait des pissenlits mais de là où je suis je dois plisser les yeux pour les voir. Elle descend de la rame sans même regarder par terre une seconde, elle a le regard au loin, elle sait où elle va.

Les portes se referment et on repart déjà. Tout s'accélère, bientôt la journée sera terminée. Je ne tiens plus en place, inventer la vie de ces gens ne me suffit plus.

J'étouffe.

Pourtant habitué à effectuer ce trajet tous les jours matin et soir depuis dix ans, je ne reconnais pas le chemin. Tout est là à sa place, et tout a l'air si différent. Les nuages sont assez épais pour occulter le soleil mais n'empêchent pas cette lumière éblouissante de tout couvrir de son filtre. On dirait un mauvais post Instagram sur lequel on aurait poussé la luminosité au maximum et retiré toutes les couleurs. Certaines parcelles de la forêt semblent vivre en noir et blanc et d'autres carrément en sépia. Ce n'est pas moche, c'est juste différent.

Je déteste cette lumière trop blanche et surfaite. Le paysage défile et mes yeux ne répondent plus, ils sont comme absorbés par un monde qu'ils ne reconnaissent plus.
Ce voyage ressemble à mes rêves en noir et blanc, ma tête penche dangereusement sur la gauche et heurte le montant de la vitre. J'ai envie de réagir, de me reprendre en main, de ne pas sombrer. Le sommeil me rattrape peu à peu, je ne veux plus rien entendre. Pourtant j'ai ce bruit incessant qui tape dans ma tête, et cette voix dont le discours ne se termine jamais. Je me sens épié par tous ces voyageurs autour de moi qui regardent peut-être eux aussi dans le vide, ou qui m'inventent une vie.

Qui suis-je pour eux ? Où vais-je?

Lorsque mes paupières se rouvrent, je suis avachi contre le plastique crasseux de ce train qui me ramène chez moi. Comme souvent je suis seul dans ce wagon en tête de rame, personne ne va jamais jusqu'au terminus. Combien de temps ai-je dormi ? Au moins vingt minutes puisque j'arrive à destination. Le papy est parti, je me demande comment il a réussi à se lever, à mettre un pied devant l'autre, à descendre sur le quai. Je ne saurai donc jamais où il allait non plus. Et ce jeune un peu ridicule, est-il rentré chez lui ou bien est-il descendu dans une ville au hasard ? Les questions me tabassent de l'intérieur. Je devrais m'en foutre, je devrais juste rentrer, manger un bout en vitesse et aller me coucher.

Les gens avaient l'air fatigués aujourd'hui, ils semblaient plus vieux. Ça me fait penser un peu aux jeux vidéo. Quand vous montez votre personnage jusqu'au niveau 80 et que finalement, vous êtes arrivés au bout de la quête, il n'y a plus d'intérêt à continuer. Dans ces cas là, vous recommencez dans un nouvel univers, avec un avatar plus frais.

Le train commence à ralentir et je sens enfin mon angoisse se disperser un peu dans mon corps, la maison n'est plus très loin. Il s'immobilise au milieu des deux quais. Pourquoi y a-t-il deux quais d'ailleurs ? On ne peut descendre que d'un côté d'habitude.

Je descends toujours à gauche j'en suis sûr, mais ce soir les portes s'ouvrent à droite. Je suis perdu mais fatigué de me poser des questions.

Je descends à droite et baisse les yeux vers le sol.

Mes sneakers ont perdu leurs couleurs.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Camille D. ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0