Tapage nocturne

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    La nuit, la cage aux lions devient bergerie.Toutes les tensions, la haine, la colère, la violence, les injures, le désespoir, l’humiliation… Tout s’évanouit.

    Mickaël regarde l’horloge dans le couloir. Trois heures douze du matin. A cette heure tardive, tous les détenus sont endormis. Tous, sauf lui.

    Il s’ennuie. Que pourrait-il faire dans sa cellule, d’un autre côté ? Regarder. Réfléchir. La peinture écaillée sur les murs est sale et défraîchie. Tous les ans, les deux tiers des cellules sont repeintes. Il n’est donc pas dans la bonne partie de la maison d’arrêt, pour cette année. Heureusement,  la ventilation est en parfait état, au moins, il ne fait pas trop chaud en été. Il aimerait tant entendre la voix de son épouse, à cet instant précis. Elle est la seule à le comprendre. Ses proches, les autres, pensent que Mickaël ne devrait pas se plaindre, après tout, il est nourri, logé, blanchi, la maison de Vannes est en règle, le quotidien des prisonniers y est bien meilleur qu’ailleurs, et pourtant… Pourtant il ne supporte plus ce traitement. Aucune intimité, on peut l’épier à tout moment. Il est affamé… de liberté.

    Et chacun peut imaginer ce qui arriverait si on enfermait 119 lions dans un lieu clos, sans nourriture.

    A présent, il a le regard posé sur son voisin de cellule, un homme de vingt six ans. C’est ce dernier qui nuit au sommeil de Mickaël. Le jeune détenu ronfle, toute la nuit, et fort. Il n’en peut plus. Il a demandé à avoir une cellule seul… il y a quatre mois. Le quadragénaire n’a aucune réponse depuis. Il n’en peut plus. Tous ses esprits se recentrent sur le fond sonore incessant.

    Ces grognements sourds le font enrager, parce qu’ils le ramènent à la réalité. Comment osent-ils briser la profondeur de la nuit ! Il n’y a plus qu’eux dans la tête de Mickaël. Soufflements rauques et réguliers, envahissants, anéantissant le repos qu’il mérite, broyant le silence. Cela dure depuis tant de nuits ! Il a tout essayé, siffler, se boucher les oreilles, tenter de réveiller son colocataire, rien n’y fait. A cause de médicaments qu’il est obligé de prendre, le jeune homme pousse dès qu’il s’endort des ronflements bestiaux. Et cette animalité monstrueuse lui rappelle ce qu’il s’est toujours efforcé d’oublier…

    Les ronflements… ceux du père alcoolique, qui, saoul, devenait violent. Le père de Mickaël ne ronflait pas. Sauf les jours où il avait bu… Ce qui arrivait souvent. Trop.

    Quand, enfant, Mickaël entendait ces ignobles ronflements, il était en général terrorisé, dans son lit en train de pleurer en silence. Quand, enfant, Mickaël entendait ces ignobles ronflements, sa mère était en général inconsciente, loque humaine évanouie par les coups et les mots violents de son époux, effondrée au milieu du salon. Le petit garçon assistait à la scène. Soir après soir. Il voyait son père battre sa mère sauvagement, le sang coulait. Après s’être défoulé, l’ivrogne s’endormait d’un coup et ronflait toute la nuit, pour se confondre en excuses le lendemain, promettant que ça n’arriverait plus. Mais ça recommençait. Encore et encore.  A chaque fois que Mickaël entend de pareils ronflements, les souvenirs insoutenables reviennent à lui pour le gifler en pleine face.

    Le visage triste de Mickaël, fermé par ses crimes et par la justice humaine, est recouvert de lourds cernes.

Il a songé à une ultime solution… mais il n’ose pas l’envisager.

Le prisonnier se tourne et se retourne sur sa couchette. Son mal de dos récurrent n’arrange rien à ses problèmes de sommeil. Il a pris plusieurs médicaments lourds… qui ne suffisent pas à le soulager.

Et encore cet abruti qui ronfle !!! Cela ne finira donc jamais ?! Serait-ce trop demander, pour un voleur violent à tendance alcoolique, une, rien qu’une nuit de sommeil complète ? Il vient à en douter. L’homme est à bout.

Épuisé, il se lève, difficilement. A peine est-il debout que son dos le lance, sa tête tourne, à cause des somnifères inefficaces

    Avancer… Un pied. L’autre. Un pas. Où… où est-il ? Il a du mal à se rappeler. En plus de l’obscurité qui le freine, sa vue devient floue. Pourquoi s’est-il levé ? Il… Peut-être… Ah ! Son père. Non ! L’autre prisonnier. Trop de bruit… Le faire taire ! Vite ! C’est insupportable, rien ne peut donc couper ce moteur ! Le corps massif de Mickaël tangue, chavire, mais il parvient enfin à se rattraper au bord de la couchette du ronfleur. Son esprit est confus. Un seul objectif : le silence ! Il attrape son compagnon par le bras, l’appelle. Pas de réponse. Il le secoue. Aucune réaction. Il fait les deux en même temps, il crie, maintenant, comme un fou, conjure son père de se réveiller, de ne plus jamais être violent. L’autre ne cille même pas, et continue son vacarme. La colère monte. Une haine brûlante prend le contrôle des membres de Mickaël. 

    Il secoue le prisonnier endormi de plus en plus fort. Un os craque. Mais, fou de rage et d’épuisement, il continue. Il attrape le jeune homme par les épaules, rien n’y fait. Ses mains remontent le long de sa nuque. Les doigts entourent son cou. Les vrombissements étouffent les pensées de Mickaël. L’étau se resserre. Il l’étrangle. Et enfin, le coupable rouvre les yeux ! Sa suffocation l’a éveillé ! Son regard est rempli de terreur, d’effroi, de surprise. Il se débat, tente de crier, mais les mains de Mickaël entravent ses cordes vocales, et les médicaments ralentissent ses mouvements.

Il ne peut plus lâcher son colocataire. C’est trop tard. Le mal est fait. Dans un dernier soubresaut, le jeune détenu meurt.

Enfin ! Le silence !

Mais… non ? Non ! Comment est-ce possible ? Et Mickaël comprend.

    A cet instant, dans l’immensité criminelle de la prison, ne résonnent plus que les hoquets douloureux de Mickaël, et les ronflements insupportables de la ventilation.

***

    Mickaël regarde l’horloge dans le couloir. Trois heures douze du matin. A cette heure tardive, tous les détenus sont endormis. Tous, sauf lui. Il essaye de contrôler le fauve, à l’intérieur. Celui qui s’est jeté sauvagement sur une proie innocente. La bête veut rugir. Mais à quoi bon ? Le calvaire ne cesse jamais pour les condamnés. Les ronronnements infernaux hurlent aux oreilles du prisonnier, qui se prend désespérément la tête à deux mains, s’arrache des cheveux. Il a dix ans de plus pour s’y habituer.

    Détenu à la maison d’arrêt de Vannes,  il est seul dans sa cellule. Seul. Et les larmes coulent à flots, sur ses joues mal rasées.

 

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