Partie 2

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Sarabi vivait dans une ferme familiale autonome qui regroupait plusieurs couples de frères et sœurs et quelques cousins ; avec ce que cela impliquait de vieilles personnes et d'enfants de tout âge. Chacun faisait sa part, à la hauteur de ce qu'il pouvait et seuls les plus sages des enfants pouvaient accompagner les adultes aux marchés de la ville.

Un des nombreux cousins de Sarabi l'aperçut de loin et courut, un peu affolé, annoncer son retour avec une très étrange personne.

– Ne leur parle pas de ma nature, prévint la tarasque en voyant cela. Ils s'effraieraient trop.

– Pâle comme tu es, répondit Sarabi, ils vont te prendre pour un fantôme.

– Je ne tarderais pas à l'être s'ils se prennent à l'idée de m'achever, commenta amèrement la tarasque. Les gens de chez toi sont-ils superstitieux ?

– Ça veut dire quoi ?

La tarasque ne répondit pas. Son poids sur l'épaule de la fillette se faisait plus lourd à chaque pas. Cette dernière lui jeta un regard inquiet et vit une tache verte s'étendre sur ses habits.

– Ils te tueront pas, affirma-t-elle avec autant de conviction que de crainte que sa protégée se vide de son sang avant de pouvoir être soignée. Je leur dirai, que tu es un bon esprit.

Son cœur se serra en voyant le visage crispé de la tarasque. Heureusement, elles avaient atteint les premiers champs de la ferme, les adultes y œuvrant viendraient l'aider à porter la blessée.

Effectivement, les cris de son cousin avaient rameuté ses oncles et ses tantes, elle les voyait courir vers elles.

– Vite ! cria-t-elle à leur attention. Il faut la soigner ! Aidez-moi !

Ses oncles hésitèrent en s'approchant face à l'aspect étrange de l'inconnue, mais ainsi que le pensait Sarabi, ils décidèrent de la soigner. Le plus grand prit la tarasque presque évanouit dans ses bras et courut la ramener vers les cases. Sarabi, elle, ne put le suivre et fut vertement sermonnée pour s'être éclipsée à la pêche.

– Attends avant de la punir, intervint une des tantes en interrompant un flot de réprimande de la mère de Sarabi. Dis-moi, s'adressa-t-elle à la fillette, où tu as rencontré cet esprit.

– Oui, renchérit un oncle, es-tu certaine qu'il n'apportera pas le malheur sur nous ?

– Oh non, mon oncle, elle ne le fera pas, répondit Sarabi bien moins fière sous le regard mécontent de sa mère. Je l'ai trouvée évanouie sur la plage. Elle s'est réveillée quand je me suis approchée et m'a rien fait. Je l'ai aidée à se panser et lui ai donnée à manger ce que j'avais pêché. En fait, elle m'a dit être ni homme ni femme ! C'est fou, non ?

Comme promis, elle garda pour elle la forme de dragon-tortue de la tarasque.

Sa famille jugea qu'elle avait bien fait, un esprit malin l'aurait plutôt appâté avec de belles promesses, ou menacée. Et qui sait, du bon pouvait rejaillir sur la famille grâce à cela. Ce qui n'empêcha pas Sarabi d'être punie. Accablée de corvées, et sous la surveillance accrue d'une cousine plus âgée, Sarabi ne put voir sa protégée avant le soir.

– Il dort, ne le dérange pas, l'avertit un oncle.

Les grands parlaient de lui au masculin, parce qu'ils voyaient en lui un esprit masculin. La fillette ne les détrompa pas, car si sa famille respectait les esprits de toutes sortes, elle ignorait ce qu'il en était des dragons-tortues.

La ferme se composait de plusieurs cases : certaines d'habitations, d'autres d'élevage pour les animaux et des réserves pour les récoltes. Souvent, lorsqu'un nouveau couple se formait, il se bâtissait sa petite case personnelle, bien que la plupart des gens dormît dans la plus grande.

Par conséquent, il se trouvait toujours une paillote de libre pour s'isoler un peu, se cacher ou loger des invités. La tarasque dormait dans l'une d'entre elles, un peu à l'écart de l'habitation principale – au cas où. Sarabi vit des gris-gris disposés tout autour et accrochés à la porte – toujours au cas où.

Elle franchit le seuil avec insouciance. Dedans, la tarasque dormait sur une natte à même le sol, sous une couverture de coton. Doucement, Sarabi s'agenouilla près de la malade. Il fallait que son corps régénère le sang perdu et cicatrise. Dans la pénombre, l'extrême pâleur de la tarasque ressortait encore plus blanche. D'avantage encore que la paume des mains de la fillette pourtant bien plus claires que sa peau brune.

Ses lèvres vertes se gerçaient, ce qui inquiéta la petite garde-malade.

– Il faut pas que tu t'assèches !

Elle avisa une calebasse pleine d'eau, laissée à cet usage et la porta soigneusement vers la bouche de l'endormie. Tandis que le liquide transparent atteignait sa peau, la tarasque se réveilla. Ses mains aux doigts terriblement longs attrapèrent la calebasse, serrant au passage celles de la fillette. Sa peau était brûlante. Elle but au goulot, à grandes traites, jusqu'à assécher le récipient. Alors, seulement, elle relâcha son étreinte et se rallongea.

– Encore, gémit-elle dans un murmure, s'il-te-plaît.

– Ah bah oui, commenta Sarabi en constatant le vide dans la calebasse. Je reviens tout de suite.

Sarabi dut chercher de l'eau deux fois avant d'apaiser la soif de la tarasque.

– Merci, parvint-elle à souffler avant de se rendormir.

Satisfaite de son office, la garde-malade alla récupérer une natte inusitée pour s'installer à côté de sa protégée.

La journée suivante se passa en autres corvées avant de retrouver la malade. Cette dernière n'avait pas touché à son repas, pourtant des enfants lui avaient pêché des poissons pour en faire une soupe. Sarabi s'assit et porta la cuillère à la bouche de la tarasque. Comme la veille, celle-ci s'éveilla à son contact et avala goulûment le plat, même refroidi. Elle ne but ensuite que deux calebasses d'eau.

Déjà son teint se colorait un peu – de vert tout de même.

– Pourquoi tu es si blanche ? demanda Sarabi tout à coup.

La tarasque lui retourna un regard rond.

– Je pourrais te retourner la question. Les humains les plus foncés que j'ai vu jusque-là étaient aussi bruns que toi.

– C'est vrai ? Il y a des humains aussi clairs que toi ?

– Oui, certains le sont, mais ils sont plutôt d'un jaune pâle avec des lèvres roses. Ta paume m'y fait penser. J'avais entendu dire qu'il existait des humains tirant plus sur le rose, mais aucun presque noir.

– Ils sont où ? Je voudrais les voir !

– Pour ça il faut traverser la mer. Ton peuple a-t-il des bateaux ?

– Bah oui, pour pêcher et commercer. Il paraît qu'il y en a de gros à la ville, peut-être que eux, ils sont déjà allés là-bas.

– Peut-être, répéta la tarasque peu convaincue.

– Quand tu iras mieux, je t'emmènerais.

– Evitons les concentrations d'humains, je te prie. Ta famille est déjà bien tolérante envers moi. J'apprécierais, en revanche, que tu m'accompagnes à la plage pour que je te dise au revoir.

– Oh, bien sûr !

Elle cacha comme elle put sa déception – soit assez mal. La tarasque lui serra l'avant-bras d'un geste réconfortant.

– Demain, j'irai parler à ta famille. Les remercier et payer mon dû.

– C'est pas nécessaire, ils pensent que tu es un esprit.

– Laisse m'en juge.

Sarabi n'insista pas pour ne pas la vexer. Elle rangea ça dans les affaires d'adultes qui la démotivaient.

– Sinon, pourquoi tu manges pas avant que j'arrive ?

– Je suis encore un peu faible pour me nourrir seule.

– Une de mes cousines pourrait t'aider.

La tarasque lui retourna un regard indéchiffrable.

– Tu es la seule qui n'éprouve aucune crainte à mon abord.

Sarabi voulut lui exprimer sa gratitude pour la confiance qu'elle lui témoignait, mais aucun mot ne vint. Elle se contenta de lui sourire en retour.

Le lendemain, la tarasque pouvait marcher. Elle quitta la case vêtue d'un boubou usagé et d'une ample voile pour la protéger du soleil.

– Quelle chaleur ! dit-elle au doyen de la famille après les salutations d'usage. Parvenez-vous vraiment à faire pousser des cultures par ce temps sec ?

– Le soleil nous chauffe et nous béni, répondit l'ancien. Bientôt les moussons commenceront et la végétation verdira. En attendant, nous avons assez de réserves pour subsister.

– Vous ne manquez pas d'eau, alors. Qu'en est-il du sel ?

– Il ne se cultive pas et nous puisons un peu d'eau de mer.

– Fais-moi porter une jarre vide et je la remplirais de sel pur.

Et le dragon-tortue, maître et maîtresse des océans, le fit au grand émerveillement de la famille.

– Voici pour vous remercier de vos soins et votre nourriture. Souhaitez-vous également que je vous rapporte les habits ?

– Gardez-les, ma famille est honorée de vous avoir servi. Quant aux vôtres, hélas…

– Coupez en des coupons de bon état que vous réutiliserez à votre guise. Ils sont faits de plantes que l'on trouve sous la mer, ils boivent difficilement l'eau.

Émerveillés des deux présents, la famille ne s'opposa pas à ce que Sarabi aille à la plage avec lui.

– Cela ne fait que trois jours… Es-tu sure d'être guérie ? demanda la fillette dans l'espoir de garder la tarasque près d'elle.

– Bien soignée, je guéris rapidement. De plus, sous ma forme véritable ma plaie sera protégée par ma carapace.

– Je n'ai pas envie que tu partes, grommela la fillette.

– J'ai mes fonctions là-bas, je ne peux rester éloignée trop longtemps.

Elle lui mit la main sur la tête de manière protectrice.

– Quant à toi, je prévois un présent qui pourrait te plaire.

– C'est quoi ?

– Tu verras…

La tarasque s'enfonça dans l'eau sans en dévoiler davantage. Avant de reprendre une forme de tortue, elle déclara seulement :

– Retrouve-moi sur la plage au matin du trentième-jour à partir d'aujourd'hui.

Sarabi regarda l'énorme carapace s'enfoncer dans les vagues avec un pincement au cœur, trente jours ce serait long à attendre. Ils passèrent avec une grande longueur et monotonie. Le passage de la tarasque resta dans les mémoires de la famille fermière comme une bénédiction d'un esprit marin et son sel fut consommé avec parcimonie. Quant au tissu, il fut prévu de coudre dedans une robe de cérémonie.

Le jour du rendez-vous arriva, Sarabi put se rendre sur la plage sans se cacher avec l'approbation de ses parents et l'injonction de ne surtout pas la suivre dans l'eau. Le ciel à l'ouest était encore sombre lorsqu'une vague bosselée se souleva pour se fendre sur une carapace épineuse.

– Hého ! s'écria Sarabi aux anges.

La tarasque s'émergea avec aisance malgré son poids. Elle se changea tout en avançant, une nouvelle robe l'enveloppait avec grâce.

Sarabi courut se jeter dans ses bras. La tarasque lui glissa une grosse bille dans les mains.

– Prends-en soin, lui souffla-t-elle.

Sarabi regarda ses paumes et y vit une sorte de grosse perle écume qui palpitait doucement.

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