Interrogatoire

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Cet après-midi, M. Bruno Lacroix est assis sur ma chaise. C’est un jeune homme français, d’environ 25 ans. Il n’est pas agréable à regarder, car il réussit l’exploit d’être à la fois malingre et trop gros, avec un visage poupin ridicule. Et McDonald’s serait certainement enchanté de récupérer l’huile de ses cheveux. C’est sa première fois sur ma chaise. Il est par conséquent jeune, stupide, ignorant, et totalement dépassé par les évènements. Avec un peu de chance, lorsqu’il la quittera, il aura gagné un peu de savoir et de sagesse. Il en aura besoin pour affronter la suite.

« Vous avez exprimé le désir de parler de votre enfant, Monsieur Lacroix. »

Poli. Curieux. Calme. C’est comme cela que j’ai l’habitude de m’adresser à ses semblables. Ne faire transparaître ni haine, ni mépris. Évidemment, la phrase en elle-même est un mensonge. Il ne sait pas qui je suis, et je sais tout de lui. En vérité, un seul coup d’œil suffirait à n’importe qui pour distinguer tout ce qu’il y a à savoir sur lui. Mais j’ai besoin qu’il parle de son fils. D’habitude, je ne mens pas, mais pour les abominations dans son genre, je fais une exception.

« Euh… oui. »

Pathétique. Il se contente de répondre à la question implicite, sans développer. Parce qu’il a peur. En soi, j’imagine que les monstres dans son genre ont raison de me craindre. Au moins, il me laissera orienter le dialogue. Notre séance sera longue et fastidieuse, mais pas difficile. Enfin, pas pour moi.

« Alors, dites-moi… quel âge a-t’il ? Ou elle ?»

Lui faire croire que je ne sais rien est primordial. Ne pas éveiller ses soupçons. Surtout, qu’il ne se demande pas où il est, et encore moins qui je suis.

« Euh, non non. Enfin, c’est un garçon. Il a, euh… deux mois. »

Fascinant. Les parents comptent l’âge de leurs enfants en jours ou en semaines avant leurs deux ans. Certains continuent après, mais l’important est que lui ne le fait pas du tout. Pourtant, il est normal de le faire. Quand chaque nouvelle semaine représente une grande partie de la durée de vie de l’être dont on mesure l’âge, la semaine est une unité de temps plus parlante. Peut-être qu’il ne sait pas. En tout cas, il lui a fallu presque une seconde et un quart pour retrouver l’âge de son fils, alors qu’il devrait s’agir d’une grande nouveauté dans sa vie. Même d’un de ses piliers.

« Vous êtes marié ? »

Ne pas aller trop vite. Rebondir. Ne surtout pas lui faire peur. Pas encore.

« Oui, j’ai une femme. Elle est pharmacienne. »

Impressionnant. Pour plusieurs raisons. Déjà, cette fois, il a répondu tout de suite. Ce qui signifie que sa femme occupe plus ses pensées que son fils. Peut-être que j’aurais dû commencer par là. Aucune importance. Il ne tiendra pas longtemps. Ensuite, il la présente par sa profession. Ce n’est pas spécialement anormal pour présenter ses amis, certes, mais la plupart des gens commenceraient par présenter leur conjoint en donnant leur nom. Peut-être leur âge. Ou comment ils se sont rencontrés. D’ailleurs, il ne m’a pas donné le nom de son fils. C’est Guillaume, mais il ne me l’a pas dit. Si je n’avais pas demandé son sexe, me l’aurait-il donné ?

« Comment vont les choses, entre vous trois ? »

On attaque les choses sérieuses. Il commence à tripoter l’accoudoir droit de ma chaise, et je vois quelques morceaux de cuir rester dans ses doigts. De toute façon, il va falloir que j’en change bientôt. Enfin, en tout cas, il est nerveux. C’est bon signe.

« Hum… ça va. »

Ça va ? Eh bien, quelle verve. Quelle précision. Quelle assurance aussi. Il lui a seulement fallu détourner les yeux et fixer le sol pendant quatre secondes trois dixièmes pour me répondre. Cet… individu, car s’il a certainement été homme un jour, le qualifier ainsi aujourd’hui serait malhonnête, est un très, très mauvais menteur. Il sera désespérément simple à briser. Aucun challenge. Aucun intérêt.

« J’aimerais que vous me parliez de votre femme. Si ça ne vous dérange pas… »

« Euh… non, pas de problème. Qu’est-ce que vous voulez savoir ? »

Je me retiens de sourire. Bien sûr que si, ça le dérange. Mais il est déjà trop nerveux pour oser exprimer son inconfort. Bientôt, il me suppliera de lui faire du mal. Ça ne m’amuse pas tellement de voir mes sujets dans la douleur, mais les amener au point où ils se l’infligent eux-mêmes est toujours satisfaisant.

« Décririez-vous votre relation avec elle comme bonne ? »

Je vois son étonnement et sa peur dans le mouvement de ses sourcils, et, si c’était possible, j’entendrais sa respiration se hacher, j’en suis certain. Je lui ai fait croire que j’allais demander des informations sur sa femme, et je lui pose une question sur lui. Un petit tour, simple mais efficace. Et plus je montre que mon intérêt se porte sur lui, plus il se tortille comme une mouche dans une toile d’araignée. La métaphore me donne faim, mais heureusement, au bout de dix secondes et trente-cinq centièmes, il répond.

« Euh… ça va. »

Bon, il n’a pas envie de parler. Il croit qu’il a le choix. C’est bien. C’est bien, parce que sur la chaise où il se tient, j’ai fait face à des vrais durs. Des tueurs en série. Des violeurs d’enfant. Les pires produits de l’humanité se sont assis sur ma chaise. Je les ai tous battus. Et lui est un moins que rien.

« Avez-vous des disputes ? »

Je sais que beaucoup d’hommes qui ont recours à des thérapies de couple, dont la relation ou le mariage est au bord de l’effondrement, prétendent que leur situation « va ». D’après moi, ils ont simplement du mal à révéler leurs difficultés à des inconnus. Rien d’étonnant, finalement. On leur inculque dès le plus jeune âge que les signes d’émotion égalent des signes de faiblesse. Ne pas pleurer. Ne pas montrer la douleur. Ne pas la ressentir, même.

« Euh, ben… oui. Parfois, on s’engueule. »

Usage du registre familier pour tenter de diminuer l’importance du problème. Pour me faire comprendre qu’il n’a pas peur. Inutile. Risible.

« À quel sujet vous disputez-vous ? Si ce n’est pas indiscret. »

Bien sûr que ça l’est. Mais peu de gens le diraient. Et certainement pas quelqu’un dans son état.

« Ben… »

Il ne me regarde toujours pas dans les yeux. Apparemment, j’ai des mains fascinantes, parce que tous ceux qui sont assis sur cette chaise finissent les yeux rivés sur elles. Parfois, je les bouge un peu et observe leurs yeux suivre le moindre de leurs mouvements. Comme des vaches avec un train. Mais là, j’ai trop faim pour jouer.

Toujours absorbé par mes mains, en essayant de contrôler sa voix, toujours pour ne pas montrer sa douleur, il continue.

« Un peu sur tout, en fait. »

« Sur tout ? Et ça vous va, vous dites ? À moi, ça me semble horrible ! »

Sollicitude. Compassion. Hé, je commence à avoir le coup de main ! Enfin, de voix.

« Euh, ben… horrible… ouais, un peu. Depuis qu’elle est enceinte. »

Tiens, il a arrêté avec mes mains. À présent, c’est une nature morte de Cézanne (une copie, évidemment), accrochée au mur à sa droite, qui a toute son attention. C’est vrai que le raisin est peint d’une main de maître, mais il faudra plus que ça pour m’échapper.

« Comment sa grossesse a-t-elle affecté votre vie de couple ? »

« Eh ben… on se bat plus. Beaucoup plus. »

Il se recroqueville presque sur lui-même. Mains sur jambes, mobiles. Il n’arrête pas de bouger.

« À quel sujet ? J’aimerais que vous soyez plus spécifique, si possible. »

« Mais des trucs comme… je sais même pas, j’en sais rien ! C’est toujours ma faute. Quand j’entre dans la pièce, n’importe quand, il y a un problème et c’est toujours ma faute ! »

Il a crié. Ils ont dû l’entendre de l’autre côté de la porte. Merde. Pourquoi je n’ai jamais de pièce insonorisée pour mes séances ?

« Est-ce que vous vous occupez beaucoup du bébé ? »

« Je… j’essaie, mec. Mais qu’est-ce que je peux faire ? Je peux pas le faire arrêter de chialer ! »

Intéressant. Passionnant. Déjà, il m’appelle mec. Bientôt, on ira boire des pintes au bar.

« Et quoi, je peux pas le nourrir, puisque c’est elle qui l’allaite ! Et elle ne veut jamais le laisser pleurer un bon coup ! Dès qu’il fait le moindre bruit, dès qu’il… c’est la fin du monde, il faut tout arrêter et s’en occuper ! C’est, genre, comme ça que Guillaume va devenir, enfin, qu’on fait des enfants gâtés, je lui dis. »

Avec son calme s’en va sa grammaire. Mais on a avancé. Il a prononcé le nom de son enfant. J’ai du mal à rester calme. Son désespoir, sa tristesse, sa colère, m’affament. Bordel, j’ai pas mangé depuis combien de temps ? Sylvia va m’engueuler.

« Diriez-vous que vous avez des idéaux parentaux différents de ceux de votre conjointe ? »

« Bah putain, ouais, pas qu’un peu ! »

Il me regarde de nouveau dans les yeux. Il pense que je l’encourage. Je suis devenu son meilleur ami.

« Des fois, je lui dis qu’il faut le laisser pleurer un peu ! Et elle pète les plombs ! Bordel, qu’est-ce que je suis censé faire ? »

Qu’est-ce que tu es censé faire ? Tu es censé honorer le contrat auquel tu t’es engagé quand tu as donné la vie. Quand je pense qu’il faut un permis pour acheter une voiture, mais pas pour faire des enfants… Au moins, il commence à s’ouvrir. Maintenant que j’ai créé une brèche, j’ai deux choix. Soit m’y engouffrer, soit l’agrandir et le saigner à blanc.

« Elle pète les plombs ? »

« Ouais. »

Il imite un peu mes mouvements, calque sa posture sur la mienne. Il me prend vraiment pour son pote de bistrot. Tellement émouvant.

« Elle dit que jamais elle n’aurait imaginé que je serais un aussi mauvais père. Qu’elle me déteste. J’ai horreur d’entendre ça. »

« Parce que vous l’aimez encore ? »

« Parce que ça me soûle ! »

S’il croit m’impressionner avec ses cris… J’ai vu bien pire. Il a répondu à la question, mais je vais le forcer à se répéter.

« Parce que vous l’aimez encore. »

« Ouais, je suppose. »

Il a murmuré.

« Et votre fils ? Vous l’aimez aussi ? »

« Ben oui, évidemment ! Elle, elle essaie de me rendre cinglé ! Mais lui c’est mon fils, bien sûr que je l’aime ! C’est juste que je comprends pas pourquoi faut le traiter comme si c’était Louis XIV. Je trouve ça ridicule, vous savez.»

Bien sûr que je sais. Je sais tout de toi, Bruno Lacroix. Je sais exactement ce que tu penses de ta femme et de ton fils. Je l’entends et je le vois. Et je l’ai lu. Bon, la mélancolie, ça va deux minutes, mais il me faut un peu le titiller.

« Est-ce que votre femme vous insulte, vous rabaisse, lors de vos disputes ? »

« Ouais. Tout le temps. Fainéant. Gros porc. Crétin. En boucle. C’est ma faute si je ne trouve pas de boulot dans l’économie actuelle. Parce que je n’essaie pas vraiment. »

« Depuis combien de temps êtes-vous sans emploi, Bruno ? »

Sept mois, quatre jours lors de… l’incident. Mais je veux l’entendre le dire.

« Euh… quelques mois, je crois. »

Il a détourné le regard, comme pour éviter la question. Comme si s’appliquer sur le dosser de ma chaise allait l’aider à s’éloigner de moi et de ma question. Ou comme si la distance physique qu’il créait allait le distancer de ses paroles. Mais s’il se trouve sur ma chaise, c’est parce qu’il n’a rien à dire que je ne sache déjà.

« Votre femme travaille, alors ? »

« Nan. Elle a quitté son job pour le bébé, vous voyez. Vous trouvez pas ça débile ? Ils font rien de leurs journées, et ils me gueulent tous dessus pour que je trouve un métier ! Comme si c’était aussi simple ! »

« Tous ? Avec qui de plus vivez-vous ? »

« Ses parents. Ils sont blindés, je crois. On dort dans une chambre d’amis. Enfin, des fois, je dors sur le canapé pour avoir la paix. Des fois, je veux juste dormir un peu sans me faire réveiller par des cris, vous voyez. »

Oui. Je vois. Je vois très bien. Trop bien.

« Et votre femme ? Elle dort des nuits entières, parfois ? »

« Non, mais elle s’en fout. Tout ce qu’elle fait quand elle est debout, c’est regarder la télé ou s’occuper de ce putain de bébé ! Et elle se plaint, elle dit que je devrais faire la vaisselle ou chercher du travail ! Je passe des heures sur Internet à postuler partout, et dès que je fais une pause je peux être sûr qu’elle va me tomber dessus. »

C’est drôle, il y a cinq minutes ses réponses étaient monosyllabiques. Maintenant, il pourrait en faire une thèse. Il n’est plus mal à l’aise, mais il gigote encore. C’est bon signe. On a quelque chose sur la conscience, Bruno ?

« Vivre avec votre belle-famille doit être éprouvant. »

Jusqu’à quel point je peux le pousser ? Avoue.

« Vous n’avez pas idée. »

Bien sûr que si, j’ai idée. J’ai idée mieux que jamais tu n’auras idée. Mais je veux te l’entendre dire. Je veux t’entendre prononcer ta condamnation.

« Son père me hait. Il me déteste. Il n’arrête pas de lui dire de me quitter et il a hâte de me foutre dehors. Ou de me tuer, sûrement. Et sa mère est une grosse salope. Elle n’aime pas la vulgarité. Elle n’aime pas l’alcool. Elle n’aime pas le jeu. Elle n’aime RIEN à part son petit-fils, en fait. Comme si c’était une création du Saint-Esprit ! Mais moi, le mec qui a fait ce bébé ? Elle me déteste. »

« Est-ce que vous avez des accrochages avec eux ? »

« Pas vraiment. Ils ne me disent jamais rien à moi directement. Ils le disent à elle. Et après, on se bat tous les deux à cause d’eux. »

« Est-ce que vous vous énervez ? »

J’ai parlé dans un murmure.

« Vous connaissez beaucoup de gens qui resteraient calmes dans ces conditions ? »

« Enervé à quel point ? »

Il n’y a aucun courant d’air dans la pièce, mais je la sens se refroidir. On approche du spectacle.

« Des fois… »

Sa voix aussi baisse en intensité.

« J’entends… j’entends ses cris. Et j’ai envie de le défoncer. »

Ses poings sont serrés. Je distingue presque ses veines de là où je suis, dans la semi-pénombre de la pièce. Pitoyable.

« Et qu’est-ce que vous faites, à ce moment-là ? »

« Je casse des choses. Comme sa mère n’aime pas me voir boire, j’attends qu’ils soient tous partis pour me mettre une mine. Je claque les portes, je frappe les murs. Je n’arrive pas à me retenir. Trop dur. Ils me traitent tous comme un gamin, autant leur donner raison, non ? »

« Comment votre femme vit elle vos accès de colère ? »

« Bah, elle a peur et tout. Elle se cache. Comme si j’allais lui faire du mal, à elle. Une fois, elle m’a hurlé que si je la touchais, son père me mettrait une balle dans le crâne. Je crois qu’ils ont un vieux revolver planqué quelque part. En vrai, au stade où on en est, si ce vieux con, il pouvait se dépêcher, ça m’arrangerait. »

Pressé de mourir, Bruno ? Tes désirs sont des ordres. Quant à ta femme, personnellement, je dirais qu’elle a eu raison d’avoir peur.

« Et le petit ? Vous avez déjà levé la main sur lui ? »

« Bien sûr que non ! Vous me prenez pour quoi, un assassin ? Un tueur d’enfants ? Je lui ai dit de fermer sa gueule. Plein de fois. C’est normal, non ? »

Les gens qui se retrouvent sur ma chaise n’ont rien de normal, Bruno. Ou peut-être que si. Peut-être que notre espèce produit ce genre de gens, comme des mauvais fruits poussent sur des arbres.

« Et donc vous cassez des choses. »

« Le mur, la porte… »

Il s’est interrompu.

« Continuez, continuez. »

« C’est juste… »

Plaintif. Apeuré ?

« J’ai juste envie de dormir, des fois. »

Je devine ce qu’il ne dit pas.

« Et d’elle ? »

« Ben, oui, aussi. On ne l’a pas fait depuis qu’il est né ! Elle, elle s’en fout, mais ça lui ferait mal de penser une seconde à comment moi, ça m’affecte ? Je n’ai droit à aucune intimité physique, ni avec elle ni tout seul parce qu’on est cinq ! Je dois me cacher dans la salle de bain ! Comme si j’avais onze ans ! »

Si je ne savais pas parfaitement cacher mes émotions, il lirait le meurtre sur mon visage. J’y suis presque.

« J’aimerais que vous repensiez à votre dernière dispute avec votre femme. Quel était le sujet ? »

« Au début, je lui ai dit que j’aimerais bien que pour une fois, elle me montre qu’elle en a encore quelque chose à carrer de moi. Genre poser le bébé deux putains de secondes et faire attention à moi, pour changer. Elle a pas apprécié. Pas apprécié du tout. Quelle erreur, hein, prétendre que je suis un être humain avec des besoins, moi aussi ! »

« Par besoins, vous entendez rapports sexuels, c’est ça ? »

« Non, pas juste ça ! Je suis quelqu’un de tactile, vous savez. J’aime bien qu’on me touche. L’embrasser, de temps en temps. Elle pourrait au moins essayer, non ? Elle se plaignait toujours que si elle essayait, j’allais lui faire mal, mais bordel comment peut-elle savoir ça si elle n’essaie même pas ? »

Incroyable. Je pourrais lui demander n’importe quoi, il me répondrait. Il est prêt à me raconter sa vie entière. Mais même si j’adorerais étudier ce déchet avant de le jeter, ce n’est pas pour ça qu’on me paie. On me paie pour arracher la vérité de sa mémoire.

« Ensuite ? »

« Je… je m’en souviens plus trop. »

Il s’étire sur ma chaise. Parler de sa femme lui redonne confiance. Plus précisément, l’assentiment qu’il imagine que j’exprime en l’écoutant sans l’interrompre lui redonne confiance. Je ne sais pas combien de gens font mon métier, mais je me suis toujours dit que beaucoup doivent avoir du mal à prétendre ne pas être révulsé par ces monstres. Ou au moins, qu’ils ne doivent pas aimer ça.

« Vous êtes peut-être sorti, non ? J’imagine que vous étiez furieux. »

« Furieux ? Ouais, pas qu’un peu. Mais je ne me rappelle pas où je suis allé… »

« Peut-être un magasin ? Ou un bar ? »

Ne pas révéler l’omniscience. J’y suis presque. Mais je commence à avoir du mal à me concentrer. C’est un peu comme si on agitait de jolies pâtisseries devant quelqu’un qui n’a pas mangé depuis deux jours.

« Non… je crois que je suis juste allé faire un tour en voiture. Et je suis rentré, après… une demi-heure, je dirais ? »

Il me pose vraiment la question ?

« Et ensuite ? »

« Ben, je vous l’ai dit, je suis rentré chez moi. »

Il faut que je l’oriente un peu, je crois. De toute façon, pas une seule fois il ne s’est demandé où nous étions, ou pourquoi.

« Très bien. Vous êtes rentrés chez vous. Rue de l’Échelle, c’est ça ? »

« Exactement. Ses parents n’étaient pas là. Je me suis dit que j’avais de la chance, et après je me suis énervé encore. »

« Ah bon ? Pourquoi ? »

Comme si les gens de ton espèce avaient besoin d’une raison pour être furieux.

« La porte était fermée à clé. Mais c’est une maison de campagne perdue au milieu de nulle part, alors j’ai cassé la serrure à la main pour rentrer. Ma femme ne répondait pas quand je sonnais. »

Ma femme. Il ne se rappelle plus de son prénom ?

« Vous vous rendez compte, elle ne me laissait même pas rentrer chez moi ! »

Ce n’est pas chez toi, Bruno. Mais c’est sans importance.

« Il m’a fallu deux coups de poing. Mais j’étais bourré, je ne me suis pas fait mal. »

Il en est fier ? Bon sang, l’humanité va droit dans le mur.

« Mais votre femme était à l’intérieur, donc ? »

« Ouais, je crois. Euh… »

Comme un enfant de cinq ans qui cherche les bonnes pièces pour compléter un puzzle. Mais je ne peux pas le laisser le finir tout de suite.

« Bruno. Votre femme, que faisait-elle ? »

« Elle a hurlé en me voyant. Fort. Elle m’a hurlé de rester loin d’elle. Et vous savez quoi ? Ses parents sont partis au commissariat ! Pour une petite tape, ils veulent me foutre en taule ! »

« Et, comment avez-vous réagi ? »

« Je lui ai répondu sur le même ton. Si je vais en prison, elle va à l’hôpital. Alors elle détale comme une petite fillette vers la salle de bain et met le verrou. Je l’entends au téléphone, pleurer, hystérique. Elle croit que je vais la buter. Je commence à défoncer la porte, histoire de lui faire un peu peur, et la porte pète. Et là, je vois quoi ? »

Une arme à feu.

« Elle a un flingue pointé sur moi, le bébé dans l’autre bras ! Elle me menace d’un revolver mais elle appelle les flics pour moi ? Je n’avais pas peur, hein. Elle aurait jamais eu le courage de tirer. Alors je marche jusqu’à elle, et je mets le flingue sur ma tempe. Je lui dis de le faire. Et vous savez quoi ? Elle a fondu en larmes et jeté le flingue par terre. Et elle chiale pour pas que je lui fasse mal, alors qu’elle était prête à me buter ! »

Je ne sais pas trop s’il pleure ou s’il rit. J’ai toujours eu du mal à différencier les deux quand c’est extrême, et là j’en ai franchement aucune idée.

« Mais elle ne vous a pas tiré dessus. Elle n’a pas pu. »

« Nan. Elle était trop gentille. Trop douce. Ou alors, elle avait trop la trouille. Mais j’ai vu les lumières par la fenêtre. Elle avait vraiment appelé les flics. Elle m’avait rejeté comme si j’étais un moins que rien, elle m’avait menacé avec un flingue, et appelé les flics. Et bon, les flics, vous les connaissez, hein ? J’étais sûr qu’ils allaient prendre la défense de la fille, comme toujours. Comme s’ils pensaient pouvoir se la taper s’ils étaient chevaleresques, vous savez ? »

Là, pour le coup, non, je ne sais pas. J’ai tendance à plutôt considérer la police comme un mal nécessaire.

« Qu’avez-vous fait à votre femme, Bruno ? »

« Elle était par terre. Je me suis dit, je vais te montrer ce que ça fait d’avoir un flingue sur la tempe. Alors je l’ai ramassé et… je sais pas, j’étais bourré, je réfléchissais pas… »

Tu n’as jamais réfléchi en 25 ans, Bruno.

« Dites-moi ce que vous avez fait du Remington, s’il vous plait. »

Merde. Je ne suis pas censé savoir ça. Est-ce qu’il va s’en apercevoir ?

Je lui jette un coup d’œil. Il est recroquevillé, tête sur les genoux et mains sur la tête, donc peu probable.

« J’avais tellement peur… »

Non, c’est sûrement elle qui avait peur, dans l’histoire.

« C’était un accident… »

Bordel, je m’en fous ! Dis-le !

Je sens le combat intérieur en lui. La vérité qui remonte, qu’il essaie de réprimer.

« Je… Je crois que je lui ai tiré dessus… »

« Sur qui ? Sur qui avez-vous tiré ? »

« Je… je ne peux pas le dire… »

Ça commence à être le bordel dans la pièce. Des papiers volent, les volets claquent.

« Si vous voulez partir d’ici, il faut le dire. Il n’y a pas d’autre moyen. »

Échec et mat. Je n’ai plus peur qu’il comprenne où il est. Il doit le dire. Ses yeux, gorgés de sang et de larmes, me font comprendre que j’y suis allé un peu fort. Dommage que je réserve mes repentirs pour les êtres humains.

« Elle… s’appelle… Sandra. »

Il a parlé dans un râle.

« Non. »

Il me regarde. Il n’a pas encore terminé le puzzle. Très bien, on repassera pour la subtilité. Pourquoi est-ce que les morts sont tous stupides ?

« Elle s’appelait Sandra, mais elle est morte. Vous lui avez logé une balle dans la tempe. »

Il n’explose pas en larmes comme je le craignais. Il baisse les yeux.

« J’aimerais que vous vous retourniez, à présent. »

Comme il ne peut pas quitter la pièce, il se contorsionne. Il voit la femme et le jeune homme assis sur le canapé de l’autre côté de la pièce. Visiblement terrorisés.

« Cette dame a acheté le 5, rue de l’Échelle il y a deux semaines. Vous pouvez la considérer comme votre propriétaire. Comme ils ne savaient pas comment vous parler, ils m’ont demandé de vous dire que vous n’êtes plus le bienvenu ici. »

Je marque une pause.

« Bruno Lacroix, mort le 4 Octobre 2004 au 5, rue de l’Échelle, après avoir tué votre femme Sandra Lacroix, née Gauthier, et votre fils Guillaume. Vous avez avoué vos crimes. Puissiez-vous trouver une sentence appropriée à vos agissements là où vous irez. »

La pièce se calme un peu. Un peu plus, et il fallait vraiment que j’intervienne. Il est debout à présent, et ma chaise est renversée. Aucun respect pour le victorien, même dans la mort.

« Où… Où je vais ? »

Aucune idée, et, très franchement, pas grand-chose à faire.

« Partez. Rien ne vous retient ici. »

Alors que sa silhouette s’estompe, je prends conscience de deux respirations hachées : celle de la propriétaire des lieux, et celle de son fils aîné.

« La séance est terminée. J’espère que vous n’avez pas eu trop peur. Je n’ai pas pour habitude d’avoir des spectateurs. »

Le fils était insupportable. Un sceptique dur, il croyait que j’allais mettre la pièce en désordre pour faire croire à un esprit. Au moins, maintenant, je serai bien payé, je pense.

Ils mettent cinquante-cinq secondes et trente-deux centièmes à me répondre. C’est mauvais signe. Quand est-ce que j’ai commencé à compter le temps ? Il faut que je me nourrisse. Malheureusement, je crois que je vais devoir attendre encore une journée entière.

« C’était quoi ? »

C’est le fils qui a parlé.

« Un souvenir. Un reste. Appelle ça comme tu veux. »

« Mais pourquoi il était là ? »

Je souris. Il est amusant, finalement. Tellement attaché à ce qu’il apprend en sciences au lycée.

« Parce qu’il avait… disons, des choses à faire avant de pouvoir y aller. Il doit y avoir quelque chose qui l’a retenu ici, parce que normalement c’est imperceptible. Il y a une cave ? »

« Oui. »

Tiens, la mère a retrouvé sa voix.

« Je vais vous montrer. Ce sera fini, ensuite ? »

Elle a les yeux tirés. C’est vrai qu’il y a plus reposant qu’un spectre. Pas vraiment l’idéal pour se mettre au vert.

La cave est poussiéreuse. Ils n’ont pas dû y mettre les pieds bien souvent.

Au bout de quelques minutes, je trouve ce que je cherche. Un petit collier. L’une des perles est ensanglantée. Je retiens ma respiration en le prenant dans mes mains.

Rien.

Je m’y attendais, mais je suis déçu. Pas d’énergie négative… encore un potentiel repas qui s’évanouit.

« Où est-ce que vous avez appris à faire ça ? »

Curiosité. Émerveillement ? Si j’avais moins faim, je serais sûr. Dans mon état actuel, entendre les pensées est compliqué.

« Dans des vieux bouquins. Je n’ai rien inventé. J’avais fabriqué la chaise tout seul, mais bon, je crois que les enchantements dessus sont morts. J’en referai une. »

Leurs regards en disent long : la mère boit mes paroles comme si j’étais la réincarnation de Jésus et de Buddha, et le petit me prend à moitié pour un taré. Je ne lui en veux pas.

Je laisse flotter cinq secondes et trois cents soixante-cinq millièmes avant de reprendre.

« Par rapport à mes honoraires… »

Je préfère ne pas m’attarder. Mon chez moi est loin, et si je ne pourrai pas manger ce soir, il faut au moins que je dorme.

« Je vous en prie, prenez ceci… »

Elle me tend une liasse de billets. Comme mes yeux aussi sont affectés par ma faim, je compte plus de deux fois le tarif que je demande d’habitude. Dommage que ça ne m’achète pas à manger.

« Vous êtes le cinquième à qui on fait appel. »

Encore le petit. Un ton bien neutre pour un bienfaiteur, mais je laisse couler. Je fais même semblant de m’y intéresser.

« Ah bon ? Les autres n’ont pas su régler le problème ? »

« Non. Ils mettaient du sel partout et criaient des trucs en latin. On les a tous foutu dehors. »

La mère. Moitié furieuse, moitié soulagée.

« Si vous avez encore besoin de mes services… »

Je leur tends une petite carte avec mon nom et mon numéro. Une idée de Sylvia. Je lui ai dit que c’était inutile, parce qu’on ne fait pas nettoyer une maison deux fois. Mais elle persiste à dire qu’il faut se faire un réseau. J’ai mis ça sur le compte de ses études de commerce. Mais c’est vrai que plus de clients ne me ferait pas de mal.

Après un moment d’hésitation, le garçon prend la carte. J’imagine que d’ici dix minutes, il l’aura brûlée.

« Où il est parti ? »

Bordel, les sceptiques et leurs questions… Tu ne peux pas être fatigué, comme ta vieille de mère ?

« Quoi, le spectre ? Qu’est-ce que j’en sais, j’ai l’air mort ? »

Ceci dit, mon teint doit être pâle comme celui d’un cadavre, à l’heure actuelle.

« Tout le monde peut devenir comme ça ? »

Et en plus, il n’a pas écouté ce que j’ai dit tout à l’heure.

« Non. Bien sûr que non. Enfin, tout le monde peut, mais c’est facile à éviter. »

Je hausse un peu le ton pour que sa mère, qui a commencé à s’éloigner vers sa maison fraîchement débarrassée d’un occupant clandestin, puisse entendre.

« N’attendez pas d’être aux portes de l’au-delà. Faites un testament. Réglez vos comptes et ne crevez pas dans la haine, la peur et le désespoir. Faites gaffe à vos dettes. Et par pitié, ne vous tuez pas sur un coup de tête. »

Les suicides sont toujours les pires cas. Parce que le mort, au fond, veut rester. Comme si on pouvait prendre les passerelles entre les deux mondes comme on prend un Uber. Insupportable.

« Sinon, vous ne quitterez jamais vraiment ce monde… Enfin, sauf si je vous trouve. »

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