Chapitre 1

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Dans une ville non loin de la mer Fantôme, sur la côte sud de Miradyl, une maison se dressait de toute sa splendeur sur une colline isolée. Haute de deux étages, elle était recouverte d’un crépi beige. Dans l’aurore approchant, la colline semblait devenir un géant de verdure noire dont les pieds étaient recouverts d’une épaisse brume matinale. L’air était chargé d’humidité et un léger parfum de rose chatouillait les narines.

L’obscurité environnait le jeune homme sans qu’il en soit dérangé. Au contraire, Tobias prenait plaisir à se retrouver dans cette noirceur que Néral, l'astre lumineux de la plaète Briki, laissait derrière lui. Depuis quelques instants maintenant, le jeune homme patientait sur le bas de la colline. Ses yeux s’étaient habitués depuis bien longtemps aux ténèbres mais il ne pouvait s’empêcher de s’arrêter toutes les deux minutes pour observer à nouveau autour de lui, provoquant un énième grognement de Nym, son ombre. Elle était ce qu’on appelle une ombre vivante. Telle l’ombre de Peter Pan, elle se meut indépendamment de Tobias et est distinguable d’une ombre classique par les flammes qui lui servent d'yeux et par sa capacité à changer de forme.

« Nous y sommes presque, Nym », la rassura-t-il en se remettant en marche.

En tentant de faire le moins de bruit possible, Tobias s'engagea sur le chemin de terre serpentant qui menait à la demeure. Dans l’obscurité, elle se dressait, droite et menaçante.

Le chemin s’arrêtait face à la porte mais ce n’était pas la destination du jeune homme. Il était venu quelques jours plus tôt repérer les lieux, ainsi, il avait trouvé un trou dans la haie qui entourait le jardin.

Après avoir jeté un coup d’œil autour de lui, il s’engagea dans l’herbe grasse, sur le côté droit de la maison. Gorgée de rosée, elle mouillait ses bottines à mesure qu’ils longèrent le mur jusqu’à la haie. Alors, avec minutie, il compta quinze pas et il put retrouver le trou. Ce dernier était assez large pour laisser passer Tobias, qui, par chance, était menu.

« Va voir s’il n’y a personne.» ordonna-t-il à Nym, qui s’exécuta sans tarder.

En attendant qu’elle lui repère les lieux, il se tourna vers le ciel tacheté de rose. Il eut la soudaine impression de se retrouver devant une peinture à l’aquarelle. Au-dessus de la ville, des zébrures de rose pastel, de violet lavande et de bleuet se battaient le ciel contre le noir de la nuit, tandis que des petits nuages si peu fournis qu’on peinait à les voir survolaient la bataille. Il n’avait pas voulu venir aussi tard, le noir complet lui aurait facilité la tâche qu’il devait entreprendre. Une affaire urgente lui avait fait décaler ses plans. Cependant, puisqu’il était là maintenant, il allait pouvoir obtenir les informations qu’il souhaitait et pouvoir partir de ce pays.

Un doux grognement le sortit de ses pensées. Nym lui indiqua qu’il pouvait pénétrer dans le jardin. De l’autre côté, les légers rayons de Néral lui permirent de découvrir la présence d’une haute serre au fond du jardin. Plusieurs arbres fruitiers les en séparaient. Face à la netteté avec laquelle il pouvait voir, Tobias eut un doute. N’était-il pas venu trop tard ? N’aurait-il pas fallu attendre la nuit suivante ? A tout moment, l’un des dormeurs pourrait se lever et le découvrir. Alors tout leur plan tomberait à l’eau.

Tout va bien se passer… Tout va bien se passer ! se rassura-t-il en chassant d’un revers de la main ses doutes.

D’un pas déterminé, le jeune homme se rapprocha de la maison. Une baie vitrée, ouverte à cause des chaudes températures donnait accès à ce qu’il semblait être le salon.

C’est notre jour de chance.

Alors sur le point de passer le seuil de la porte, un grognement menaçant se fit entendre dans son dos. Son estomac se tordit : il connaissait ce grognement venu des tréfonds des ténèbres. Il ne s’agissait pas de celui d’un chien ni de n’importe quel animal, c’était celui d’une ombre. Mais ce qui inquiétait le plus le jeune homme était qu’il ne s’agissait pas de celui de Nym. Où était-elle ?! Tobias fit volte-face et se mit à courir vers l’origine du grognement. Il savait que, susceptible comme elle l’était, elle foncerait droit vers l’adversaire sans réfléchir.

Faites qu’elle soit dans la maison, faites qu’elle soit dans la maison.

Un second grognement le mena devant la serre. Il y retrouva son ombre, les crocs dehors, métamorphosé en un énorme chien. Avant que Tobias put lui demander ce qu’il se passait, Nym pénétra dans la serre. Le cœur battant, il la suivit. Une multitude de parfums atteignit son nez à mesure qu’il avançait. Malgré l’aurore, il manqua de tomber en se prenant les pieds dans des plantations.

Un peu plus loin, il trouva la raison de ce raffut. Dans le coin droit de la serre, dormait, allongée en travers d’un fauteuil vert, une jeune femme aux bouclettes brunes. A ses pieds, couchait une ombre massive aux dents violacées découvertes. Un dernier grognement indiquait la menace d’une attaque. Tobias saisit Nym par la peau du cou et sortit en trombe de la serre. Sans un regard en arrière, il courut jusqu’au trou dans la haie et rampa le plus vite possible avant de dégringoler la colline.

Ce qui se passa cette nuit-là, bien que Tobias en garda un souvenir honteux face à la lâcheté dont il fit preuve, jamais la jeune femme endormie n’en eut conscience. Tout comme elle n’avait aucune conscience de la créature qui avait sauvé sa famille, le temps d’une nuit encore. Cette jeune femme, qui sera tout le malheur de Tobias, continua sa nuit tandis que Néral poursuivait son ascension dans le ciel.

Toujours allongée à travers le fauteuil, Louise s’abandonnait aux rayons chaleureux qui traversaient le plafond de verre. Plutôt petite et élancée, la jeune femme possédait un visage aux traits fins, sublimé par son teint basané, qu’elle avait hérité de son père. Ses lèvres en cœur avaient le secret d’un sourire timide mais chaleureux, celui de sa mère selon ses proches. Passant le plus clair de son temps dans cette serre, ses boucles, d’origine brune, avaient fini par s’éclaircir pour atteindre un châtain foncé.

Sentant son sommeil devenir anormalement trop long, elle ouvrit les yeux. De grands yeux noisette qui lui donnaient l’air de toujours s’étonner de ce qui l’entourait mais brillant d’une certaine intelligence. Elle regarda sa montre. Il s’agissait d’une ravissante montre au cadran carré en acier blanc et au bracelet de cuir noir. Elle lui indiquait 9H53.

« Merde ! »

D’un petit saut, la jeune femme se leva du fauteuil où elle s’était endormie la veille, ses cahiers de dessins posés sur ses genoux s’éparpillèrent au sol. Louise les récupéra d’une main avant de sortir en trombe de la serre. Sur le chemin vers la maison, elle attrapa ses vêtements que la domestique avait fait sécher sur une corde à linge tendue entre deux abricotiers dont les fleurs avaient bien entamé leur floraison. Elle atteignit en courant la baie vitrée entrouverte du salon et se précipita vers la salle de bains où elle entreprit de se déshabiller. Malgré leur humidité, elle enfila sa longue jupe de velours verte, tenu à sa taille par une fine ceinture de cuir noire et son chemisier blanc fleuri de tulipe au-dessus de la poitrine, dont les manches s’évasaient de dentelles, fraîchement cueillis. Après s’être brossé les dents et avoir coiffé comme elle le pouvait sa tignasse, Louise déposa ses dessins sur son bureau et récupéra ses affaires de cours qu’elle avait jeté dans un coin de sa chambre, la veille.

Habitant dans une banlieue un peu à l’écart de Tillier, Louise avait 35 minutes de trajet avant d’atteindre l’université. Elle avait alors à prendre un bus et un tramway, ce qui était le plus pénible pour la jeune femme, étant malade dans les transports.

Après s’être couverte de son long manteau de laine blanche et chaussés de ses bottines de cuir noir, qu’elle avait laissé traîner dans le salon, elle courut jusqu’au bas de la colline puis parcourut, un brin essoufflée, le long chemin de terre qui menait à son arrêt de bus.

Sur sa droite, un fossé la séparait d’un bois aux arbres parcourus de lierres. Le soir, quand Louise rentrait des cours, elle pouvait entendre de petites bestioles vagabonder entre les troncs. Au-dessus de sa tête, Néral réchauffait ses bouclettes, qui se soulevaient sur ses épaules face aux légères brises de printemps. Pas un nuage ne venait troubler le ciel tandis qu’elle atteignait l’intersection au bout du chemin. Il s’agissait d’une route bitumée mais abîmée par les trop nombreux arbres, que les racines avaient fissurées, créant de petits dos d’âne.

Tout de suite à droite, à la sortie du chemin, se trouvait l’arrêt de bus, à l'ombre d’un grand chêne au tronc grisâtre. Le bus arrivait tout juste lorsque Louise émergea du chemin. C’était un vieux véhicule au toit blanc et au corps vert pomme. La peinture écaillée laissait apercevoir le gris métallique de la structure. L’avant du véhicule présentait deux gros fards blanc séparés par une imposante ventilation. Au-dessus, deux larges pare-brise aux bords arrondis éclaboussés de boues permettaient au conducteur, un moustachu aussi vieux que le bus, de voir la route. Même si Louise avait un doute sur la visibilité qu’il pouvait avoir. Trois vitres du même style arboraient le milieu des deux flancs du véhicule.

Louise monta à bord, non sans réticence, sentant déjà son estomac se contracter. A l’intérieur, de chaque côté se tenait une dizaine de rangées de deux fauteuils recouverts de moquettes vert délavé. Une personne était présente au fond du bus, dont la tête brune dépassait au-dessus du livre qu’elle lisait. Louise s’installa à la première rangée de droite, contre la fenêtre.

Le bus démarra et le paysage se mit à défiler devant les yeux de la jeune femme. Bientôt la forêt laissa place aux habitations et la route abîmée à une belle rue bitumée. Après vingt bonnes minutes, le bus s’arrêta à un embranchement où Louise récupérait le tramway. Sa montre lui indiquait 10H17. La perspective d’arriver en retard ne dérangeait pas la jeune femme, elle l’était à peu près tous les jours mais celle d’entendre son ami Mars se moquer lui était insupportable.

Véhicule au compartiment unique, le tramway présentait une vieille face à la peinture jaunâtre altérée par le temps. Sa forme géométrique lui aurait donné l’air d’une boîte de poissons ambulante si de nombreuses vitres arrondies ne garnissaient pas ses flancs. L’archet sur son toit lui permettait le captage du courant, lui permettant de déambuler selon un trajet précis au sein de la ville.

Ce dernier lui permit d’atteindre le quartier universitaire en un rien de temps. Tandis qu’elle sortait du véhicule d’un pas pressé, elle bouscula un jeune homme maigrichon. Sans se retourner, elle s’excusa.

Enfin, l’université se dessina au loin. En quelques minutes, elle rejoignit un haut bâtiment blanc dont elle grimpa deux par deux les marches jusqu’au second étage. Louise approcha d’un pas qui se voulait léger de la porte de l’amphithéâtre qui laissait entendre le cours déjà débuté. La jeune femme se laissa le temps de reprendre sa respiration avant d’y pénétrer.

« 10h28, lut-elle sur sa montre, je ne suis pas tant que ça à la bourre. »

Louise se glissa dans la salle. Quelques têtes se tournèrent vers elle alors qu’elle tenta de repérer Mars dans les allées. Par chance, le professeur ne fit pas attention à sa personne et continua son cours. Louise remarqua enfin la tignasse blonde de son ami. Elle le rejoignit en essayant de faire le moins de bruit possible.

« Tu t’es encore endormi dans la serre. », se moqua Mars, un sourcil levé alors qu’elle s'installait à côté de lui. Louise acquiesça. « Un boulet », souffla-t-il en se concentrant sur le cours.

La jeune femme leva les yeux au ciel : « Facile à dire, tu vis à cinq minutes de la fac ». Elle sortit ses cahiers et des textes.

Ami avec Louise depuis la plus tendre enfance, Mars Bisley était un jeune homme au tempérament difficile. La première chose que vous remarquiez chez lui était ses oreilles décollées que ses cheveux, courts sur les côtés et sur l’arrière du crâne et plus long sur le dessus, faisaient ressortir. Sa figure rectangulaire, aux lèvres étroites surplombées d’un duvet d’adolescent, présentait des yeux noirs de fouine au regard perçant, lui donnant l’air de vous juger, ce qu’il faisait très souvent. Il n’était ni trop grand, ni trop petit, ni trop gras, ni trop maigre. Cette banalité semblait lui peser si fort qu’il avait pris pour habitude de se moquer de tout ce qui sortait de la normalité. Issu d’une grande famille de marchands de tissu, Mars n’avait jamais manqué de rien, il portait toujours les derniers habits à la mode, même lorsqu’il le tournait en ridicule ou ne le mettait pas en avant.

Devant son tableau blanc, le professeur de littérature classique s’agita en parlant d’un livre dont l’histoire échappait à Louise. Dès les premiers instants, l’attention de la jeune femme se reporta sur le dessin qu’elle avait entamé au cours dernier tout en se demandant comment pouvait-on rendre un cours aussi ennuyant. Louise avait toujours été bonne en littérature, ce fut pour cela qu’elle avait choisi une Étude de littérature. Elle s’était vite rendu compte qu’elle ne s’y plaisait pas mais avant qu’elle n’arrive à rassembler son courage pour faire une demande de réorientation, elle s’était retrouvée en troisième année où l’abandon aurait été ridicule. Ainsi, Louise n’attendait que l’obtention de son diplôme pour s’en aller de Tiller. Pour aller où ? Elle ne le savait pas. Néanmoins, l’idée qu’elle pourrait découvrir d’autres endroits suffisait pour lui donner la motivation pour finir son Étude.

Perdue dans ses pensées, il fallut quelques instants à Louise pour remarquer le silence qui régnait dans l’amphithéâtre. Elle eut la soudaine peur d’avoir pensé à haute voix. Elle jeta un regard interrogateur à Mars qui lui indiqua du menton le professeur. Les craintes de Louise furent balayées à la vue d’un jeune homme ouvrant la porte du bas de l’amphithéâtre. Une des premières règles de la faculté est d’éviter, quand on est en retard, de passer par cette porte. Le professeur vous repère avec trop de facilité.

« Installez-vous rapidement », ordonna le professeur.

Le jeune homme hésita quelques instants sur le seuil puis il se décida à entrer. Il balada son regard noisette sur la classe puis croisa celui de Louise. Elle prit quelques secondes à le reconnaître. Il s’agissait bien du maigrichon qu’elle avait bousculé en sortant du tramway. D’un pas timide, il vint s'asseoir au premier rang et le cours reprit.

Il était courant que des étudiants de licences différentes viennent suivre d’autres séances que les leurs, par simple curiosité. Mais, il s'agissait souvent d’habitués et ils venaient au début de l’année.

Intriguée par le regard qu’il lui avait lancé, Louise ne put s’empêcher de l’observer. Ainsi, peut-être par curiosité ou par pur ennui, elle s'amusa à suivre du regard la courbe de son nez, remarquant qu’à temps régulier, sa mâchoire se serrait. Ses longs cheveux bruns tombaient sur ses yeux noisette qui parcouraient la pièce comme ceux d’un animal apeuré. Le crayon de Louise se mit alors à dessiner cette bête perdue, courant à travers les lignes de l’extrait de roman à la recherche d’un abri. Évitant la longue explication de texte que Louise avait lu au moins une vingtaine de fois pour s’occuper, l’animal se cacha derrière la biographie d’un auteur inconnu.

Mars la sortit de sa rêverie en lui tapotant l’épaule. Le cours était fini. Louise n’eut pas le temps de se lever que le nouveau se précipita dehors.

« Je me disais bien que j’avais entendu parler de l'arrivée d’un nouveau, dit Mars en poussant la porte de l’amphithéâtre.

– Il est dans notre Etude ? s’étonna Louise, il a dû se réorienter pour arriver aussi tard dans l’année. »

– Je trouve ça un peu bête, lâcha Mars tandis qu’ils s’engageaient dans la rue qui longeait l’université, on n’est même pas à un mois des examens finaux.»

Louise haussa les épaules : « On ne sait pas ce qui l'a poussé à faire ça. »

Le jeune homme ne réapparut pas au cours suivant. Ce ne fut qu’à la pause déjeuner que Louise le vit traverser la cafétéria d’un pas timide et s’installer à une table isolée. À nouveau, elle ne put s’empêcher de l’observer du coin de l’œil. Mesurant une bonne tête de plus que la jeune femme, il portait à merveille une redingote bleu marine sur une chemise de lin beige et un pantalon de toile noir. Tout semblait neuf comme si venait de sortir à l’instant de la coutière. Seules ses bottines présentaient une usure avancée, trahissant un statut plus bas qu’il semblait vouloir faire croire.

Ça ne doit pas être évident de débarquer comme ça, à la fin de l’année, pensa la jeune femme avec compassion.

Les cours reprirent une heure plus tard mais le jeune homme n'était toujours pas là.

Néral commençait à se coucher et le ciel à se tacher de rose quand Louise et Mars prirent la direction du tramway. L’air était plus frais et Louise regretta de ne pas avoir pris un châle pour se couvrir le cou.

« Il faut que je voie si Théo est là mais bon, je ne pense pas qu’il pourra venir… »

Louise écoutait à peine Mars alors qu’ils atteignirent l’arrêt de tramway. Son regard se baladait sur les passants. La jeune femme aimait observer les gens autour d’elle, elle regardait leur mimique, leur façon de marcher, de parler. Chaque personne sur lequel son regard se posait s'incrustait dans sa tête pour des dessins futurs.

« Je ne comprends pas pourquoi tu veux autant l’inviter, répondit-elle en suivant du regard un chat qui courait après une souris.

– Il est… » Mais déjà, Louise n’écoutait plus. Une femme à la longue chevelure brune attira son attention. Le bruit de ses talons résonnait sur les pavés de la rue piétonne à mesure que son jupon disparaissait dans l’obscurité d’une ruelle adjacente. Juste à l’entrée de cette dernière, la femme s’arrêta et tourna la tête vers Louise mais avant qu’elle ne puisse voir son visage, le tramway passa. Un frisson lui parcourut l’échine. Louise prit cela pour un coup de froid et tenta de l’ignorer. Mais à mesure que le tramway se garait, elle eut la sensation qu’une masse l’écrasait.

« Je vais prendre le prochain… j’ai oublié un truc », déclara Louise en s’éloignant.

Mars la salua et disparut avec le tramway. Quand Louise scruta à nouveau la rue piétonne, la femme n’était plus là. Malgré cela, Louise traversa les rails et longea la rue jusqu’à la ruelle adjacente. À mesure qu’elle se rapprochait, les frissons se firent plus importants. C’était comme si ce passage l'appelait mais que son corps l’avertissait du danger.

N’y vas pas ! souffla une petite voix.

La jeune femme atteignit la ruelle après un temps qui lui parut être une éternité. Elle jeta autour d’elle des regards, à la recherche de l’origine de la douleur qui commençait à envahir sa poitrine. Les bruits autour d’elle semblaient disparaître, même la lumière finit par s’atténuer, comme si la ruelle les absorbait. Elle n’était plus qu’à quelques pas maintenant. Les battements de son cœur résonnaient à ses oreilles, entremêlés par le bruit de pas de la femme, ou bien était-ce les siens ?

Attention !

Un coup d’épaule la fit sursauter. Soudain, les bruits revinrent et la lumière redevint claire. Louise n’avait pas bougé de l’arrêt du tramway.

« En une seule journée, il s’agit de la seconde fois que tu me bouscules, penses-tu te présenter peut-être ? » plaisanta un jeune homme près d’elle.

Louise regarda autour d’elle mais la sensation avait disparu avec l’apparition de l’homme. Que venait-il de se passer ?

« Il y avait cette sensation et puis… ». Elle s’interrompit en remarquant de qui il s'agissait. « Tu es celui de ce matin ! Désolée pour aujourd’hui.

– Pas de soucis », la rassura-t-il avec un sourire.

Sous la lumière, la jeune femme put l’observer plus en détail : de longs cheveux bruns soyeux, lisse encadraient son visage anguleux dont la peau était dépourvue de poils. Son teint était rosâtre. Ses yeux ronds, d’un marron noisette presque artificiel, étaient un peu trop proches de son nez grec, et malgré ses cernes bien marqués, son regard surplombé par des sourcils arqués bruns était vif. De plus, tandis qu’il souriait, sa lèvre supérieure révélait de fines canines. Chaque détail, Louise les nota dans son esprit, pour pouvoir les redessiner. Il présentait une figure agréable à regarder.

« Louise, se présenta-t-elle, un sourire peu rassuré sur les lèvres.

– Tobias. Enchanté ! »

Au vu de l’accent, Tobias n’était pas du pays. Il avait cette drôle de façon de rouler les R. Comment était-il entré ? Depuis bientôt 9 ans maintenant Miradyl avait fermé ses frontières suite à l’apparition de la maladie de Lyaju, transformant le malade en une sanguinaire bête tueuse. Personne ne pouvait entrer ni sortir sans un contrôle et une autorisation, que ce soit à pied, en bateau, en zeppelin ou en téléporteur, machine permettant de se téléporter. Bien sûr, les maktoas n’étaient pas concernés par cette mesure, se voyant octroyer un laissez-passer pour leur noble tâche de recherche des connaissances.

Toujours ébranlée par l’étrange vision que Louise venait de faire, elle fit mine de reprendre son chemin en espérant qu’il l’accompagne.

« Je vais te laisser alors. À demain ! » lança-t-il en s’en allant.

Louise resta quelques instants immobile, se rendant compte qu’elle venait d’écourter sans vraiment le vouloir la conversion. Ce fut l’arrivée du tramway et sa bourrasque qui la sortit de son immobilité. Elle monta à bord, s’installa le plus proche des portes puis le tramway repartit.

Néral avait disparu quand Louise atteignit la maison. En haut de la colline, les lumières allumées lui indiquèrent que son père et Sylvia étaient rentrés.

Son père avait eu Louise lors d’une première union avec une femme étrangère. Louise ne se souvenait pas d’elle et ne l’avait jamais revue après sa naissance. Quelques années plus tard, son père avait rencontré Sylvia, avec qui il était depuis plus de 10 ans. C’était une femme très gentille et pleine de bonté mais jamais Louise n’avait réussi à la considérer comme sa mère. Et ça, elle savait que son père en souffrait.

Louise entra puis s’exclama sur le palier de la porte : « Bonsoir ! » Elle se débarrassa de ses affaires dans un coin de l’entrée et se dirigea vers le salon où elle savait qu’elle trouverait son père.

Ce dernier était installé devant une grande toile blanche. Très bel homme à la peau basanée, ses cheveux, coiffés en une petite houppette, étaient aussi grisonnants que sa barbichette. Quand il souriait, ses yeux verts se perdaient dans ses pattes d’oies.

« Ma chérie ! Comment s’est passée ta journée ? »

Louise saisit une banane dans la corbeille à fruit sur la table basse et se jeta dans le canapé de cuir marron à côté de Sylvia, plongée dans la lecture du journal. Curieuse des nouvelles, le jeune femme pencha la tête pour en voir les détails.

« Une nouvelle gouverneure promue, Miradyl qui fonce dans le mur, lut à haute voix Louise. Quel journalisme !

- Tu es trop jeune pour comprendre toute la dangerosité de cette femme.» rétorqua Sylvia en repliant bruyamment le journal. Louise leva les yeux aux ciel, sous le regard amusé de son père. « Notre pays doit toute sa grandeur à l’élimination de la vermine.»

Salina Salin, une femme pleine de bonnes idées, pour lequel Louise avait voté, qui souhaitait ouvrir le pays au reste du monde.

« Alors ta journée ? répéta-t-il en décrivant un grand cercle de son pinceau dont une goutte de peinture d’un rouge sang tomba sur la bâche que Sylvia forçait à mettre au sol.

Peintre de métier, Léon était connu dans le pays pour ses paysages pures et riches de couleurs.

« Une journée banale, répondit-elle en épluchant la banane. Il y a un nouveau dans mon étude.

— Aussi tard dans l’année ? » s’étonna-t-il en saisissant un pinceau dans un pot rempli d’eau.

Louise acquiesça et, la bouche pleine, répondit « Il a l’ait totalement paumé mais il est assez gentil de ce que j’ai pu en voir.

— C’est l’occasion de te faire de nouveaux amis et de t’éloigner de ce… Mars. »

A nouveau, Louise leva les yeux aux ciels. Son père n’avait jamais apprécié Mars, à cause de sa langue trop pendue. Un débat politique avait mis fin au peu de respect que Léon avait accordé à l’ami de sa fille. Depuis, pas un jour ne passait sans qu’il ne demande à Louise de changer de fréquentation.

« On verra bien.» conclut-elle en se levant, sous le regard agacé de Sylvia, qui savait pertinemment où Louise se dirigeait.

D’un pas dansant, elle ouvrit la porte vitrée puis traversa la pelouse jusqu’à la porte entrouverte de son jardin secret. Passé le labyrinthe de plantes, trois plantations installées en quinconce, elle passa près de l’espace où elle faisait ses essais et plantait les nouvelles arrivantes. Deux tables de travail faisaient l’angle gauche de la serre, recouvertes d’outils et de terreaux. À droite, on trouvait l’espace de repos de Louise.

Au fil des années, elle s’était créée un vrai nid. Petite, elle piquait des chaises et des couvertures et se faisait une cabane près de ses fleurs préférées. Maintenant, son père avait accepté de lui acheter des meubles rien que pour elle : le sol était recouvert d’un tapis rond zébré de rose mauve et de gris, trois fauteuils côtelés vert pâle au haut dossier avaient été installés autour d’un tronc épais d’arbre scié en largeur. Des tasses et une théière étaient posés dessus près de croquis de dessins. Des pots de fleurs pendaient au-dessus de leur tête, accrochée à la structure métallique de la serre. Louise y avait installé une guirlande lumineuse qu’elle alluma en arrivant.

Jetant ses chaussures sous le fauteuil, elle s’y installa en tailleur. La tête contre le dossier, Louise laissa son regard se balader sur les saletés des vitres du toit de la serre. Les tâches rajoutaient des étoiles marron dans le ciel de la nuit. Elle s’était dit un nombre incalculable qu’elle devrait la nettoyer mais cela n’avait jamais dépassé l’étape de la pensée.

Quelle journée ! Ce Tobias m’a sorti d’un étrange rêve aujourd’hui. Justement, qui était cette femme ? Elle avait de sublimes cheveux bruns… Son visage… Je ne me souviens pas de son visage…

Après quelques instants à fixer les taches, Louise saisit une feuille blanche et tenta de redessiner cette femme. Mais malgré toutes les heures qu’elle passa dessus, elle fut incapable de lui donner un visage.

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