II

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Dimanche, 6h du matin. C'est la fin de mes trois heures de quart. Je me faufile jusqu'à la couchette de Souryann en prenant grand soin de tourner ma frontale ; au réveil, même la lumière rouge pique un peu les yeux. Chuchotements à peine audibles, légère pression de la main sur l'épaule. « Souryann... C'est ton tour ».

Je retourne dans le cockpit. Il fait froid, on est encore loin du lever du jour et la lune s'est couchée il y a une heure. Devant nous, à l'infini, une mer tranquille que l'on devine plus qu'on ne la voit. Quelques minutes passent, mon regard jongle entre un horizon de petit matin à peine dessiné et l'intérieur où mon ami se lève doucement, s'étire, enfile des couches de polaires et ses vêtements étanches. Lampe frontale vissée sur le front, il passe la tête dehors, encore tout ébouriffé au sortir de la couette.

- Ca va Sou ? Bien dormi ?

En mer, tant de choses tiennent à cela : le repos, la discipline de sommeil que l'on s'impose. Être rassasié, reposé et avoir suffisamment chaud : tout – ou presque - se joue là, si bien que l'on s'enquiert régulièrement de l'état de ses coéquipiers, et de l'état de fatigue en particulier. Pas toujours simple de s'endormir innocemment lorsque la grosse bête en bois qui nous promène sur l'eau continue de roter, digérer, s'ébrouer et galoper à grand bruit.

- Un peu, qu'il me répond, ensommeillé.

Toujours la fièvre au coin de l'œil. Il est fatigué, mais souriant (oh le bien nommé Souryann) et surtout : bienveillant, toujours.

Après les premiers gestes de prise de quart – se frotter consciencieusement les yeux, bailler vigoureusement, mettre de l'eau à chauffer pour le petit café nocturne – Souryann attrape le GPS et fronce les sourcils lorsque l'écran s'allume.

- On fait du 2,5 nœuds, c'est tout ? Avec le vent qu'il y a, on devrait au moins filer à 4 nœuds...

Un point sur la carte, nouveau froncement de sourcils.

- Ben dis donc, on s'est traîné le cul toute la nuit... Je me demande ce qu'il y a.

Ce qu'il y a, il ne tarde pas à l'élucider : depuis 20h hier soir, le vent a encore légèrement tourné. Juliette et moi, tour à tour durant nos quarts, nous sommes trop rapprochées du vent, espérant ainsi maintenir le cap 195 qui nous permettrait de passer la pointe de Peniche. Sauf que, quand on est trop près du vent, le bateau avance moins vite et moins bien, les voiles claquent un peu, on dérive davantage. Le compas magnétique, en bon petit soldat, a indiqué un 195 sans faute toute la nuit. En réalité, sur le fond, nous avons fait du 165 et nous sommes beaucoup rapprochés des côtes.

Deuxième petit erreur : en fin d'après-midi la veille, nous aurions pu hisser la trinquette pour soutenir le foc seul et nous faire aller un peu plus vite. Nous ne l'avons pas fait : pour la nuit, mieux vaut être sous-toilé ; au moins si le vent forcit, pas besoin de manœuvres nocturnes et hasardeuses sur le pont pour aller réduire la voilure... C'est ce qui a sagement été décidé. C'était certes un peu plus sûr, mais y a pas à dire, cette nuit, nous n'avons pas été bien vite.

Le jour se lève, limpide et clair. Nous essayons de rectifier notre cap, mais déjà, alors que tout le monde se réveille tranquillement à l'intérieur, il devient évident que nous devrons tirer des bords pour passer cette fichue pointe. Et tirer des bords, c'est long.

14h. Le vent commence à forcir, comme prévu.

Nous flottons dans une nébuleuse indécision. Rallier Lisbonne paraissait si facile il y a 2 jours, avant de partir : la carte, la météo, tout indiquait que nous y serions à temps. Mais nous avons pris beaucoup de retard, et il ne fait plus aucune doute que nous n'y arriverons pas.

- Tant pis alors, allons à Peniche ! propose Juliette, comme une solution alternative un peu décevante mais somme toute correcte.

Sauf que, même pour Peniche, ce n'est pas gagné. Depuis plusieurs heures, nous tirons des bords comme des escargots mais la pointe est encore loin. Et ce vent qui continue de forcir... Nous avons déjà pris un ris dans la grand voile. A ce rythme, bientôt, il faudra en prendre un deuxième. Mauvaise aux exercices de carte, je demande sans arrêt à Souryann s'il pense que nous arriverons à temps. Le contraire me contrarierait : j'ai un avion à prendre à Lisbonne demain à 6h du matin, et je l'ai payé cher. Toute la matinée, j'ai rouspété égoïstement dans ma barbe en songeant à ce vol que je raterai peut-être. Je le savais pourtant : avion et bateau font mauvais ménage. Le premier n'attend pas le second, qui est sans doute le moyen de déplacement le plus incertain inventé par l'homme (mais aussi le plus incroyable, à mon sens... c'est de bonne guerre).

- On verra ! répond Souryann à chaque fois, patient et toujours confiant. Moi, j'y crois encore, y'a moyen.

En ce début d'après-midi, alors que la navigation commence à être un peu sportive et que cette pointe reste obstinément vissée sur un horizon encore très lointain, je commence à comprendre que, si nous n'arrivons pas à Peniche, c'est tout autre chose qui va se jouer... Si nous n'arrivons pas, alors il faudra partir au large – par gros temps, mieux vaut être le plus loin possible des côtes – et nous risquons de passer une très, très mauvaise nuit.

Rien n'est encore sûr, il faut attendre. Nous verrons bien. J'ai une grande confiance en Souryann, je sais qu'il prendra la bonne décision. Juliette me relaie à la barre, je vais tenter un petit somme. A l'intérieur, impossible de fermer l'œil. Je pense à Elian dont c'est la première vraie sortie en bateau. Il a passé toute la première journée à vomir, la deuxième à profiter... et la troisième ? Que nous réserve-t-elle encore ? Est-ce qu'on ne va pas dégoûter notre ami du bateau à jamais ? Une heure et demie plus tard, depuis mon lit, j'observe que nous n'avons toujours pas viré de bord, et je comprends bien ce que ça signifie. J'apostrophe Souryann alors qu'il descend faire un point sur la carte.

- Sou ? On part au large, alors ?

Il se retourne, m'adresse un regard compatissant et un sourire tendre et un peu désolé.

- Oui. On part au large.

20h. Comme elles sont étranges, ces heures à attendre la tempête... L'esprit, par un genre d'esbroufe mentale, se refuse encore à y croire tout à fait. Mais dehors, tout coïncide : le vent a encore forci, les vagues grossissent. Nous faisons maintenant route avec le minimum de toile : trois ris dans la grand voile et un dans la trinquette. Certaines rafales font tout de même beaucoup gîter le bateau, et à l'intérieur, tout se casse la figure. La cabine avant est un champ de bataille où gisent vêtements, oignons, accordéon, chaussures, bouquins et cahiers dans un chaos indescriptible.

Depuis mon lit que je n'ai pas encore eu le courage de quitter, j'ai l'impression d'être dans une boîte qu'une canaille de géant s'amuse à secouer. Les mouvements du bateau sont brusques, saccadés ; par moments je me sens littéralement décoller de ma couchette. Certaines vagues percutent la coque avec violence ; difficile d'imaginer que ce n'est là que de l'eau.

Impossible de dormir, même une minute. Je me pose mille questions sur ce qui va suivre, sur la gestion d'une situation comme celle-ci. Je n'ai jamais été dans du gros temps, j'ignore complètement à quoi ça peut ressembler, je ne sais même pas si je dois avoir peur ou pas.

Tout ce foutoir commence à me rendre malade. Toujours capitonnée dans mon duvet, je déménage tant bien que mal dans le carré et me pelotonne à côté d'Elian et Souryann qui écoutent le vent rugir. Ça bouge un peu moins ici...

Juliette est toujours seule dehors. Infatigable, elle continue à barrer au près pour nous éloigner des côtes. Depuis une heure, voilà même qu'elle s'est mise à chantonner. Sa voix est ténue et guillerette ; elle chante comme une gamine au jardin d'enfants. C'est franchement inapproprié et un peu magique aussi de l'entendre s'adresser à la tempête naissante avec une telle légèreté. J'ai honte, allongée à l'intérieur. Honte d'être au chaud alors qu'elle barre depuis quatre heures sans fléchir, honte d'être molle et nauséeuse alors que l'océan joue avec nos nerfs et peut-être avec nos vies. Je marmonne de vagues excuses. Désolée d'être inutile... Souryann me regarde, l'air étonné, et hausse les épaules.

- Oh ben là, de toutes façons... A part Juliette à la barre...

Il a l'air plutôt serein mais je devine qu'il est en train de faire un chemin similaire dans sa tête. Culpabilité. Ce n'est pas la première fois qu'il se retrouve dans du gros temps suite à de mauvais choix de navigation, et cela, j'en suis sûre, le tracasse silencieusement. Je l'ai compris à quelques unes de ses remarques, à ses soupirs, à ses regards. Il s'en veut de nous avoir mis dans cette situation, mais il ne montrera rien tant que nous ne serons pas tirés d'affaire.

Juliette dehors s'est arrêtée de chanter.

- Souryann. C'est maintenant.

Sa voix est tranquille mais le message est sans appel. Nous sommes suffisamment loin des côtes maintenant, et quand bien même nous ne le serions pas : la mer est trop grosse, il y a trop de vent. Pour nous mettre en sécurité, il faut affaler la trinquette et se mettre à la cape ; une manœuvre qui risque de prendre un peu de temps et d'être assez aventureuse, de nuit et dans ces conditions. C'est maintenant.

- D'accord, répond Souryann. Je m'habille et j'arrive.

Se préparer dans cette machine à laver géante est une véritable gymnastique. En plus des vêtements étanches, Souryann met aussi son harnais. Hors de question de faire quoi que ce soit dehors sans s'attacher : tomber à l'eau, c'est la mort assurée. Pendant un quart d'heure, Elian et moi tendons l'oreille pour les entendre piétiner sur le pont et se crier les consignes de manœuvre. « Mets nous face au vent ! » « Fais attention! » « Choque l'écoute de trinquette! ». Et au milieu de tout ça... « Sou ! Y a un problème ! ». Nous avons perdu la nourrice d'essence. Le bidon était amarré au franc-bord, une vague énorme l'a arraché. C'est ennuyeux, mais vu les conditions, tout ce qui n'a pas trait à la sécurité immédiate du bateau et de ses occupants paraît tout à fait secondaire. Au diable le bidon d'essence, l'avion raté, la mandoline qui s'est cassée en tombant par terre. Tout ça n'a aucune espèce d'importance.

Enfin, je sens aux mouvements du bateau que quelque chose est en train de changer. Nous nous stabilisons un peu. Juliette descend à l'intérieur.

- Ça y est, on est à la cape !

Elle est complètement trempée. Elle a fait sa part.

Je m'habille et prends le premier quart de cape.

22h. Depuis deux heures déjà, je suis là. J'aurais pu tenir ma veille depuis l'intérieur et jeter un œil à l'extérieur toutes les cinq minutes, mais la tempête me rend trop malade. J'ai choisi d'être dehors.

Carina est à la cape. C'est un tour de passe-passe : grand voile bordée au centre contre barre franche tenue sous le vent, égale stationnement. La voile veut garder le navire face au vent tandis que la barre lui demande de virer, les deux s'annulent. Le bateau s'arrête, se met à dériver et créée des remous qui cassent un peu les vagues. C'est une stratégie de tempête très efficace pour les voiliers à quille longue comme Carina. Une seule chose à faire à partir de là : être vigilant, et attendre que ça passe.

J'ai deux missions : surveiller que la cape tienne bien, et m'assurer qu'il n'y ait aucun autre bateau dans la tempête – refaire route à cette heure ci pour éviter une collision, c'est bien la dernière chose souhaitable. On est au plus fort, maintenant. Le vent est si violent qu'il fait mal. Une pluie fine tombe pratiquement à l'horizontale et chaque goutte est un projectile qui me mord férocement le visage. Par ailleurs, impossible d'ouvrir les yeux face au vent.

Tassée dans le cockpit, je me tiens dans un état physique proche de l'endormissement. Je sens que c'est cela, cette léthargie autoprogrammée, qui me permet de tenir. Tout en moi est raide, tendu, solide et d'une lenteur infinie. Tout mon corps est un caillou ratatiné dans un repli instinctif, dressé contre le dehors hostile. Je limite le mouvement au maximum : bouger, même le petit orteil, coûte cher. Toutes les cinq minutes, je me tourne pour regarder dans un sens puis dans l'autre en priant pour qu'aucune lumière n'apparaisse dans mon champ de vision. Ce simple effort me ramène dans la vie et réactive toutes mes sensations corporelles que l'immobilité anesthésiait. Nausée, froid, tremblements, humidité, muscles tendus et transis.

A mon grand regret, il n'y a pas de lune et ma perception du chaos environnant en est grandement altérée : la seule lumière provient des feux de navigation en tête de mât. Avec la gîte, ils éclairent un peu les vagues que l'on vient de se prendre, jamais celles qui arrivent. C'est déjà très impressionnant. Par moments, la mer est pratiquement blanche tant elle est furieuse et une brume perpétuelle danse au-dessus de la surface : les embruns. Ils me giflent le visage et forment un écran épais qui m'empêche de bien voir. Tout le reste est d'un noir monochrome.

Inexplicablement, je n'ai pas peur. La cape tient bien, le bateau fait ce qu'on lui demande. Alors que tout explose autour de moi, je me sens d'un grand calme. Endurer sans broncher, traverser ce qui nous tombe dessus : il n'y a rien d'autre à faire, de toutes façons. Quelques vagues parfois viennent mourir sur le pont et m'inondent des pieds à la tête ; cela, encore, me fait rouspéter à grands cris, mais le reste semble indifférent à mon cerveau apathique.

Régulièrement, l'un de mes trois coéquipiers passe la tête dehors.

- Ça va ? … T'es sûre ? Mais vas-y, rentre !

Je suis harnachée, mais je vois dans leur regard qu'ils s'inquiètent un peu. De l'intérieur, ils n'entendent que ces rafales interminables qui semblent ne jamais s'arrêter de forcir et cela doit leur paraître insensé que j'aie choisi de les affronter dehors. J'aimerais leur dire que tout va bien, que tout mon être s'est muré dans un engourdissement protecteur, mais parler me prend trop d'énergie. A peine rentrent-ils se mettre au chaud que je me précipite par-dessus le franc bord pour vomir tripes et boyaux. Systématiquement, dès que l'un d'eux m'adressera la parole, c'est ce qui se produira, comme si le corps ramené à son état de conscience normal ne pouvait pas supporter les conditions subies.

Au bout d'un moment – le temps n'existe plus – Souryann sort une nouvelle fois la tête dehors.

- Manon, t'épuises pas. T'es là depuis trois heures, on a encore toute la nuit à tenir, rentre maintenant.

Il y a presque un peu de reproche dans sa voix. J'imagine qu'il est sur les nerfs, fatigué, inquiet. J'arrive. J'arrive dans un quart d'heure. Lorsque je rentre, la chaleur de l'habitacle me cueille, c'en est presque écœurant. Je sens qu'il faut que je m'allonge. Tout de suite. J'enlève à toute vitesse mes affaires trempées et me précipite dans la couchette de Souryann – qui est la seule praticable : dans la cabine avant, ça bastonne trop, et la gîte condamne définitivement la banette bâbord. La position horizontale n'est pas suffisante et je dois réclamer le seau.

L'atmosphère à l'intérieur est aux antipodes du monde noir et chamboulé que je viens de quitter. Dans le halo chaleureux des lampes à pétrole, dans la tiédeur des couettes et des oreillers disposés par terre puisque les autres lits sont inaccessibles, un sentiment de sécurité émane. C'est un nid, une matrice rassurante, un cocon bienveillant pour nous, les oiseaux trempés. Ce serait presque douillet, s'il n'y avait le mouvement lourd et erratique du bateau et le vacarme dehors. Tout le monde est calme. Juliette et Souryann font régulièrement des points sur la carte pour garder un œil sur notre dérive : c'est parfait, le bateau se fait pousser vers le nord. Tant que nous ne nous rapprochons pas des côtes, à priori, nous ne risquons pas gros. Il n'y a qu'à rester vigilant, et tout ira bien. Tout devrait aller bien.

L'atmosphère du bord est feutrée, lunaire ; toute cette douceur paraît désuète au vu de la violence du monde extérieur. Juliette, indéfectible optimiste, rigole même un peu parfois. Doucement, mais avec les yeux qui brillent. De nous tous, elle est indubitablement la plus sereine.

- Oh, on va passer un grand cap dans notre amitié les copains, je vais pisser devant vous !

Elle rigole encore en s'asseyant sur le seau dans lequel je viens de vomir. Avec un temps pareil, aller faire ça dehors serait suicidaire. Le seau tournera toute la nuit entre tout le monde avec une évidente simplicité. Quand on en est là, rien de ce genre ne peut plus susciter aucune gêne ou aucun dégoût. Plus rien d'autre ne compte que cette petite bulle de vie qui est la nôtre.

A mesure que je me réchauffe, me revoilà bien vivante, et tout ce que j'ai plus ou moins réussi à éloigner de moi là-haut, dehors, me rattrape. J'ai le corps fourbu, le cœur au bord des lèvres ; une fatigue écrasante s'abat sur moi soudainement. Pendant cinq minutes, je parviens encore à participer aux conversations avant de me vautrer dans un sommeil abyssal.

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