Chapitre 26 : La figure cosmologique

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 Adallia tournait en rond dans sa chambre. La journée n’avait pas encore commencé que la jeune femme s’impatientait déjà. Cela faisait une quinzaine de jours que BIDI-O et Kendar Wo-Cysbi étaient partis ensemble et n’avaient plus donné signe de vie. L’enquêteur lui avait bien précisé qu’ils ne seraient pas amenés à communiquer avec elle le temps de leur mission. Mais pour Adallia, il était difficile de rester enfermée dans sa chambre à ne rien avoir à faire et sans nouvelle de son compagnon Androïde.

 Tyrandre venait deux fois fois par jour rendre visite à la jeune femme. Adallia avait beau insister, le jeune agent refusait de donner la moindre information sur une affaire en cours. Il lui avait cependant promis de la tenir au courant dès que tout serait fini. Chaque matin et chaque soir, elle l’attendait donc pour la visite quotidienne, comme si elle était une patiente malade, ce qui finissait de la casser moralement.

 Ce jour-là, comme les précédents, Adallia faisait les cent pas et grignotait quelques aliments fades en guise de petit déjeuner jusqu’au moment où quelqu’un sonna à sa porte. La jeune femme ordonna à l’assistant technique de sa chambre d’ouvrir la porte d’entrée avant d’aller s’asseoir. Elle était d’une humeur massacrante et serra les poings pour essayer de ne pas être trop impolie.

 Tyrandre se présenta avec son air indifférent habituel.

Comment allez-vous aujourd’hui ? demanda-t-il d’une voix très neutre.

Toujours vivante, rétorqua Adallia avec une pointe amère d’ironie.

Vous devriez sortir plus, lui conseilla l’agent en observant la jeune femme courbée sur elle-même et vêtue d’un peignoir blanc.

J’aimerais bien, mais j’ai fait un peu le tour des environs. Je devrais au moins pouvoir sortir de la zone administrative.

Je suis vraiment désolé. Les consignes de Kendar Wo-Cysbi sont formelles : il vous est interdit de quitter cette zone. C’est une question de sécurité.

Quelle question de sécurité ?! fit la jeune femme en laissant éclater sa colère. Nous sommes bien allés au Quartier des antiquaires la dernière fois, et il ne s’est rien passé, non ? Je n’ai pas l’intention de m’aventurer dans les lieux dangereux de Scaracande !

Vraiment navré, mais on ne sait jamais, et je ne peux pas désobéir à un ordre.

 « Bon petit soldat » pensa Adallia d’un air dépité.

Donnez-moi au moins quelques nouvelles de mon ami, implora-t-elle.

Vous savez que je ne peux pas non plus, dit Tyrandre sans céder une seule seconde à la moindre empathie. Et pour être honnête, cela ne sert à rien de me demander tous les jours. Je n’ai pas de nouvelles de mon côté, non plus.

Comment cela ?! s’étonna la jeune femme. Vous n’allez pas me faire croire que vous ne savez pas ce qu’il se passe ?

 Tyrandre se crispa. Il hésita un instant, puis dit :

En réalité, je n’ai plus de nouvelles d’eux depuis trois jours.

 En voyant la tête déconfite que faisait Adallia, le jeune agent commença à regretter ce qu’il venait de lui avouer. Il ajouta aussitôt :

Ne vous inquiétez pas, c’est assez courant. Il arrive que nous n’échangions pas pendant une mission. Cela ne signifie pas nécessairement qu’une chose mauvaise est arrivée.

Comment pourrais-je le croire ? Vous ne me donnez aucun détail...

Je suis sûr qu’ils vont bientôt refaire surface, affirma sans plus de conviction le jeune agent.

 Adallia se sentait encore plus mal qu’avant la venue de Tyrandre. Elle ne souhaitait même plus le regarder et détourna la tête pour éviter de l’avoir dans son champ de vision.

Bon, je vous laisse, dit l’agent qui ne désirait pas trop s’éterniser en compagnie d’Adallia. Ne gambergez pas trop. Je vous le répète : ils vont sûrement bien. Essayez de sortir un peu pour vous changer les idées. Je vous recontacterai dans la soirée.

 La jeune femme ne répondit rien et se contenta de boire une boisson chaude, le regard toujours ailleurs. Quand Tyrandre fut parti, elle vociféra à voix basse quelques grossièretés à son encontre. Elle avait l’impression de ne pas être respectée, voire d’être insultée par le comportement de l’agent. Elle se décida à prendre une douche afin d’oublier cette visite.

 Une fois revigorée, Adallia alla se poser sur son balcon comme elle le faisait chaque jour. Elle ne détestait pas l’endroit. Au contraire, elle appréciait l’atmosphère de Scaracande. Seulement, elle ne pouvait pas en profiter pleinement, car ses sentiments étaient confus. Tout se mélangeait dans sa tête, que ce fût son interdiction de sortir du périmètre administratif, le rôle des Hybrides dans le projet sur la « vie cybernétique » ou encore la disparition présumée de BIDI-O et de Kendar Wo-Cysbi. Elle repensa à ce que Yu Kiao lui avait dit : que l’Androïde serait le « gardien » de ses recherches. Une larme coula le long de la joue de la jeune femme. Elle n’avait non seulement pas avancé dans ses recherches, mais se sentait désormais terriblement seule et impuissante, honteuse d’avoir laisser les choses se faire ainsi. Elle n’osait même pas appeler son directeur, de peur de lui expliquer la situation.

 La tristesse laissa bientôt place à nouveau à la colère. « Si BIDI-O est en danger et que je ne fais rien, je ne me le pardonnerai pas ! » se dit-elle en frappant du poing la rambarde du balcon. Une idée émergea alors en elle. Adallia se mordit les lèvres et tortilla ses doigts de nervosité. C’était périlleux. Cependant, elle ne pouvait pas accepter de rester ici sans agir et continuer à se morfondre. Elle refusait tout autant de se laisser manipuler par l’enquêteur et son sbire qui, elle en était convaincue, n’étaient pas clairs dans cette histoire.

 Une idée jaillit spontanément dans sa tête. Ni une ni deux, la jeune femme alluma son connecteur et se mit à écrire. Une fois son message tapé et envoyé, elle fixa l’horizon de la ville. D’autres interrogations se mêlèrent dans son esprit « Est-ce le bon choix ? Est-ce que je vais avoir des problèmes ? ». À sa grande surprise, il ne lui fallut que quelques minutes pour recevoir une réponse. Et le moins qu’on pût dire était que l’antiquaire avait été réactif, il lui proposait un rendez-vous le soir-même.

✽✽✽

 Adallia n’était pas très fière, mais en même temps, la situation ne lui avait laissé guère le choix. En fin d’après-midi, elle avait prétexté à Tyrandre de s’ennuyer et avait supplié ce dernier de l’accompagner boire un thé quelque part. Le jeune agent avait accepté à contrecœur. Désireux d’enterrer la hache de guerre avec Adallia, il espérait qu’elle serait par la suite plus accommodante.

 Il s’agissait en fait d’un piège tendu par la jeune femme qui avait versé subrepticement dans la boisson de Tyrandre les produits qu’elle avait achetés sur Ordensis pour l’aider à dormir. Elle avait d’abord eu peur que la couleur ou le goût ne la trahissent, mais Tyrandre, pressé d’en finir, avait presque bu d’une traite le contenu. Imbu de sa personne, le jeune agent croyait qu’Adallia tentait de le séduire et ne s’était aperçu de rien.

 Au bout de quelques minutes de conversation, Tyrandre avait commencé à avoir les paupières lourdes. Adallia s’était demandée si elle n’en avait pas trop mis et avait craint que l’agent ne succombât de sommeil devant elle, en plein milieu d’une zone de restauration. Pour l’aider à tenir, elle l’avait poussé à se promener. À moitié drogué, le jeune agent n’avait pas eu la force de résister et était allé faire un tour avec Adallia dans un jardin à proximité. Se croyant pris dans un traquenard romantique, Tyrandre avait préféré ne pas faire long feu. Il s’était éclipsé dès qu’il l’avait pu en feignant d’avoir beaucoup de travail. Adallia avait néanmoins remarqué que l’agent avait pris la direction de ses appartements plutôt que celle du bureau. La première étape du plan était réussie.

✽✽✽

 Pour quitter la zone administrative de Scaracande sans trop éveiller les soupçons, la jeune femme s’incrusta dans un groupe de personnes travaillant pour la Confédération. Le groupe avait fini sa journée et elle le suivit l’air de rien jusqu’à un parking de voitures à gravitation, situé en souterrain. Elle connaissait les lieux, car elle y était déjà venue une fois avec Tyrandre et BIDI-O, au moment de se rendre dans le Quartier des antiquaires. Elle savait qu’avant de rejoindre les véhicules, le personnel devait passer des bornes protégées par des gardes à l’aide d’un badge qu’elle n’avait pas.

 Pour contourner l’obstacle, Adallia emprunta une issue de secours. Elle se perdit dans un dédale de couloirs, et les minutes filèrent sans que la jeune femme ne sût où aller. Sans doute fnirait-elle par se faire prendre et avoir des ennuis.

Tout va bien ? Vous êtes perdue ? intervint une voix robotique derrière elle.

 Pendant quelques secondes, Adallia crut que c’était BIDI-O. Mais lorsqu’elle se retourna, la jeune femme se retrouva nez-à-nez avec un Androïde qui n’avait rien avoir avec celui qu’elle connaissait. Il ressemblait plutôt à celui qu’elle et BIDI-O avaient croisé une fois au Arènes de l’Académie d’Ordensis, lors des journées consacrées aux compétitions sportives.

Euh... ben... euh... comment dire... bégaya ridiculement Adallia.

Je vous connais, dit-il. Je vous ai déjà vu ici. Vous êtes souvent avec un Androïde.

Petit, des yeux bleus et une roue motrice. Si tel est le cas, alors oui c’est bien moi ! répondit la jeune femme, en faisant semblant d’être à l’aise.

Vous cherchez quelque chose ? Je peux peut-être vous aider ?

Euh... et bien, je cherche des toilettes, inventa Adallia, toujours embarrassée.

 L’Androïde fixa profondément la jeune femme. Il ne posa pas plus de question et lui ouvrit la voie. Adallia se demanda si l’Androïde n’allait pas tout simplement la conduire aux gardes du coin. Finalement, ce dernier l’emmena jusqu’à une grande porte rouge sécurisée. Il apposa un badge au système et ouvrit la porte pour elle.

Plus loin, vous trouverez des toilettes dit-il en désignant un lieu abstrait.

Euh... parfait, merci beaucoup.

Je vous en prie, fit le robot en refermant la porte derrière lui.

 L’Androïde avait emmené Adallia directement au parking, au-delà des bornes de sécurité. La jeune femme trouvait cela bizarre, le robot savait pourtant qu’il n’avait le droit de la laisser venir ici. Elle ne chercha pas plus à comprendre et se faufila derrière une série de véhicules avant d’arriver à un bus où elle retrouva son groupe de travailleurs.

 Le bus était destiné au personnel de la Confédération et reliait plusieurs aires de la zone centrale de Scaracande. Adallia s’assit au fond et fit semblant de dormir en espérant qu’on l’oublie. Heureusement pour elle, personne ne lui posa la moindre question. Elle se contenta d’écouter les conversations monotones des fonctionnaires qui se plaignaient d’avoir été mutés à la Frontière et regrettaient leur monde d’origine. Ils descendirent les uns après les autres dans les différents lieux que desservaient le bus. Pour finir, le véhicule effectua un ultime arrêt à l’extérieur de l’enceinte de la zone centrale. Là, Adallia sortit en même temps que les derniers passagers.

 Un vaste terrain vague s’étendait le long d’un réseau de routes. Plusieurs taxis ainsi que des marchands ambulants stationnaient aux alentours et rendaient le coin beaucoup plus animé que ne l’était la zone administrative. La jeune femme se sentait mieux ici et avait l’impression de pouvoir enfin respirer. Elle vagabonda quelques instants au milieu de tout ce petit monde qui fourmillait et vibrait. Mais l’heure n’était pas à la détente, et il lui fallait vite trouver un moyen de locomotion pour rejoindre le « Bazar du bizarre » et retrouver l’antiquaire à sa boutique. Elle chercha un taxi dont le chauffeur n’avait pas l’air trop mal luné et croisa les doigts pour qu’il l’emmenât à bon port.

✽✽✽

 Pendant que le taxi filait à travers les canaux de Scaracande, Adallia se demanda comment elle s’y prendrait pour revenir en sens inverse sans avoir à passer de bornes de sécurité. « Il n’y aura pas d’Andröide pour m’aider cette fois, se dit-elle, il faudra trouver un autre moyen. Le plus important est de rentrer avant que Tyrandre ne vienne me voir demain matin ». L’agent aurait sûrement des doutes sur ce qu’il s’était passé aujourd’hui, mais si Adallia revenait à temps et sans se faire prendre, il ne pourrait l’accuser de rien.

 Confiante dans ce qu’elle faisait, la jeune femme tâcha d’oublier ses méfaits et observa le trafic de voitures graviter au-dessus des eaux du canal. La lumière avait quelque peu décliné et annoncé un début de soirée qui ressemblait à celui d’une longue journée d’été. Pour éviter des embouteillages causés par un incident entre deux véhicules, le chauffeur choisit au dernier moment de changer d’itinéraire et déposa Adallia dans un lieu qu’elle ne connaissait pas.

 Sur place et à quai, la jeune femme programma son chemin jusqu’au Quartier des antiquaires à l’aide de son connecteur et suivit les instructions. Adallia reconnut les odeurs qu’elle avait senties la première fois qu’elle était venue dans le coin. Il s’agissait du Quartier des herboristes. Un grand nombre de magasins d’apothicaires s’étalaient le long des rues et dégageaient des vapeurs de différentes couleurs qui envahissaient littéralement les artères piétonnes. Adallia traversa le quartier en faisant fi des commerçants qui l’alpaguaient afin de lui vendre quelques élixirs. Quand elle sortit enfin de ce labyrinthe, elle huma un grand coup l’air local pour se débarrasser des odeurs des apothicaires qui avaient fini par imprégner ses vêtements et ses nasaux.

 Elle était arrivée sur la place où trônait la statue du gardien céleste richement décorée. Ici, elle avait toujours l’air d’une touriste. Elle ne se sentait pas spécialement en insécurité, mais voyait bien que les gens l’observaient du coin de l’œil, se demandant ce qu’une jeune femme d’un système éloigné de la Confédération pouvait faire dans un tel lieu. Comme Adalia était seule, elle passait moins inaperçue et certains individus firent même un geste répété de la main devant leur visage lorsqu’ils la virent. Elle ne savait pas ce que cela signifiait, mais fut assez déroutée pour ne plus savoir où poursuivre.

Vous y êtes presque, fit quelqu’un dans son dos.

Ouf, dit Adallia en réalisant qu’il s’agissait du vieil antiquaire avec son sourire poli et l’élégance vestimentaire qui le caractérisait. Je crois que je me suis perdue...

Ne vous inquiétez pas, ce n’est plus très loin, dit Kumara Jiva. Je viens de vous voir passer à l’instant, alors je vous ai suivie.

Vous êtes venue me sauver ? plaisanta Adallia.

Hahahaha. Ne soyez pas trop déconcertée par les locaux, ils ne sont pas bien méchants.

Que signifie les gestes qu’ils font de la main ?

C’est un geste de protection contre les mauvais esprits. N’y voyez aucun mal, ils le font simplement pour eux-mêmes quand ils voient des étrangers comme vous.

C’est si évident que cela ?

J’ai remarqué que vous marchiez vite. J’imagine que c’était pour arriver à l’heure à notre rendez-vous. Personne sur Scaracande n’est pressé ; seuls les étrangers marchent aussi vite, les autres déambulent.

 Adallia comprenait ce que l’antiquaire voulait dire. Elle n’y avait pas vraiment fait attention quand elle était venue avec Tyrandre et BIDI-O, mais il était probable que des gens avaient fait la même chose à leur encontre.

Vous non plus ne faites pas très local, se permit de relever la jeune femme en désignant l’apparence de Kumara Jiva.

C’est vrai. Mais ici, tout le monde me connaît, dit-il, toujours aussi souriant.

 L’antiquaire la guida jusqu’à sa boutique. En sa présence, personne ne reproduisait effectivement de geste de protection. Tout le monde le saluait et Adallia retrouva la même impression que lorsqu’elle allait au Village des Dunes en compagnie de Kaïlye.

✽✽✽

 Parvenus à la boutique, Kumara Jiva alluma les lumières et proposa à Adallia de s’asseoir sur un vieux fauteuil. L’endroit était cosy, idéal pour avoir une discussion en privé. L’antiquaire amena à boire et disposa un nécessaire à thé sur une petite table. La jeune femme se proposa alors au service.

Vous vouliez me parler, si j’ai bien compris ? dit le vieil homme en buvant son thé.

Oui, répondit Adallia qui ne savait pas trop par où commencer. Je suis vraiment désolée de vous importuner et vous devez sûrement être occupé, mais je ne savais pas à qui d’autre m’adresser.

Il n’y a aucun problème, je suis à votre disposition. Dîtes-moi tout.

Et bien voilà, si vous êtes d’accord, j’aimerais que vous m’aidiez à rencontrer les Hybrides.

 Kumara Jiva avala de travers et faillit faire tomber sa tasse avant de se rattraper.

Je dois dire que je ne m’attendais pas tout à fait à cela... balbutia-t-il.

Veuillez m’excuser si j’ai été trop abrupte, se désola Adallia, confuse.

Non, non, il n’y a pas de mal. Je suis juste bien curieux de savoir ce que me vaut cette requête. Quand vous étiez venue avec votre ami Androïde, vous m’aviez paru plutôt choquée d’apprendre l’existence des Hybrides. D’ailleurs, l’Androïde n’est-il pas venu avec vous aujourd’hui ?

 Adallia baissa la tête.

En fait, c’est à cause de lui si je suis ici, dit-elle d’une voix triste. Il faut que je vous avoue certaines choses.

 La jeune femme prit le risque de dévoiler à Kumara Jiva la raison de sa présence sur Koutcha. Elle lui raconta comment elle avait fait la connaissance de Kendar Wo-Cysbi, ce que ce dernier lui avait révélé sur le projet de « vie cybernétique » et comment BIDI-O devait désormais évaluer le risque que représentaient des nouvelles technologies cybernétiques sur le principe d’instabilité des Androïdes. Elle avait, en revanche, fait très attention à ne pas aborder le fait que la « vie cybernétique » pouvait faire référence à une autre phase d’évolution de la singularité technologique.

 Quand elle eut fini de vider son sac, elle avait pensé qu’elle laisserait l’antiquaire pantois, mais il n’en était rien. L’homme avait écouté consciencieusement les propos d’Adallia et avait très peu bronché à l’exception de quelques froncements de sourcils. Il posa sa tasse sur la table et croisa les doigts tout en reposant ses coudes sur les bras de son fauteuil.

Je comprends, dit-il. En réalité, je ne suis pas complètement surpris ; j’avais deviné qu’il y avait autre chose. Et si j’ai répondu rapidement à votre message, c’est parce que moi-même j’hésitais à vous relancer pour m’entretenir avec vous.

Pourquoi donc ?

C’est en raison de votre interprétation de la « vie cybernétique ». Je l’ai trouvé très perspicace, et je m’étonnais que vous ayez fait tout ce chemin simplement pour comprendre une peinture. De même, la présence de l’Androïde m’intriguait ; il y en a très peu sur Koutcha, et en général, ils travaillent pour les autorités locales.

C’est vrai. Cependant, je ne savais pas que c’étaient des Hybrides qui collaboraient avec l’École des Théoriciens. Et si j’avais su, je ne suis pas sûre que je serais venue.

Et c’est sans doute pourquoi cet enquêteur dont vous m’avez parlé ne vous a rien dit.

Oui...

 Kumara Jiva eut brusquement un rire gêné.

Pardonnez-moi, dit-il. Vous aviez crû que j’étais avec ces personnes et que je travaillais pour les Assegaï ?

En effet... Nous ne savions pas quelle était votre implication. Nous n’avions aucune information sur la façon dont vous aviez eu accès à la peinture.

 L’homme rit de plus belle.

Je vous prie décidément de bien vouloir m’excuser, mais je n’aurais jamais cru à mon âge être surveillé par un Bureau du Gouvernement central.

 Même si la réaction de l’antiquaire paraissait légèrement inconvenante, Adallia était heureuse que ses révélations ne l’eussent pas offusqué. La bonne humeur de l’homme lui donnait davantage confiance.

En fait, déclara Kumara Jiva en reprenant son sérieux, il y a aussi une autre raison pour laquelle je voulais vous revoir. Moi non plus, je ne vous ai pas tout dit, Adallia.

 Malgré son âge, l’homme se leva d’une traite.

J’ai quelque chose à vous montrer qui va probablement beaucoup vous intéresser.

 L’antiquaire manipula son connecteur et un son retentit. À l’arrière de la salle, cachée derrière une série de meubles en bois, une trappe s’ouvrit et découvrit un escalier qui descendait au sous-sol. L’antiquaire emmena Adallia jusqu’en bas et alluma la lumière.

 Une pièce similaire à celle de l’étage supérieur se dévoila. Elle était remplie d’œuvres poussiéreuses en tout genre et disposées un peu n’importe comment. Il y avait dans cette cave improvisée la collection de toute une vie, et Adallia n’eut pas de peine à comprendre qu’il s’agissait là des artefacts que Kumara Jiva stockait en attendant de savoir quoi en faire.

Ce que vous voyez ici est ma réserve « secrète », présenta le vieil homme. Ce sont des objets qui revêtent un caractère personnel ou bien qui ont été acquis dans un contexte trouble.

Que voulez-vous dire par « contexte trouble » ?

Plus ou moins légalement...

 L’antiquaire s’aventura au milieu du bazar. Adallia l’aida à déplacer des caisses et des étagères assez lourdes, ce qui n’était aisé pour aucun des deux. Et après avoir débroussaillé le chemin, l’antiquaire s’accorda une pause sur une caisse pour reprendre son souffle.

Vous allez bien ? Vous voulez que je vous apporte quelque chose ? demanda Adallia, inquiète pour la santé de l’homme.

Ha... ha.... non..., ne vous inquiétez pas. Tout va bien. Cela fait longtemps que j’aurais dû mieux aménager ce foutoir sans nom...

C’est impressionnant tout ce que vous avez acquis.

Je vous remercie. Il y a une chose en particulier que j’aimerais vous montrer, expliqua Kumara Jiva. Il se trouve que j’ai en ma possession une oeuvre dont je ne vous ai pas parlée ; ni à vous, ni à qui que ce soit d’autre.

Pourquoi donc ?

Parce que dessus figure le symbole chimérique.

 Adallia fut stupéfaite d’apprendre cela. L’antiquaire se releva en s’appuyant sur le bras de la jeune femme et se dirigea au fond de la salle.

Par sécurité, j’ai préféré la remettre dans son emballage, là où je l’avais conservée. J’aurais dû la laisser à portée de main au cas où.

 En fouillant derrière lui, Kumara Jiva exhuma d’une caisse un tableau protégé par du polystyrène et une bâche. Lorsqu’il retira les protections, Adallia put admirer une peinture murale qui avait été extraite d’une grotte, posée sur un support blanc entouré d’un cadre en bois et protégé par une plaque en verre.

 L’œuvre était plus petite que la peinture en soie de la « vie cybernétique » et devait faire environ 70 cm de haut sur 50 de large. Elle paraissait très ancienne ; certains éléments manquaient et les couleurs avaient beaucoup perdu de leur éclat. De plus, certains motifs s’étaient effacés avec le temps. La peinture représentait un être assis, de face, sur un socle dont les jambes n’étaient plus vraiment visibles à cause de l’usure du temps.

 Une mandorle entourait cet être et contenait plusieurs dizaines d’alvéoles dans chacune desquelles on distingueait une petite silhouette presque identique à la figure principale de la composition. Et lorsque Adallia regarda de plus près, elle réalisa que cette figure et celles des alvéoles étaient en fait composées d’une armature robotique. Elle reconnut alors les traits d’êtres cybernétiques.

 Ce ne fut pas la seule chose qui retint l’attention de la jeune femme. L’armature de la figure principale était couverte d’images plus petites sur les différents membres de son corps qui représentaient des formes géométriques semblables à des astres ou des constellations. Enfin, une icône était placée au centre du plastron de la figure principale. Adallia reconnut instantanément le symbole chimérique.

C’est... c’est bien ce que je pense ? bredouilla-t-elle en désignant l’ensemble iconographique.

Oui, répondit placidement Kumara Jiva. La figure principale de cette composition représente une machine similaire à celles de la peinture sur la « vie cybernétique ».

Pourtant, cette peinture-ci ne montre pas tout à fait la même chose. Que représente-t-elle exactement ?

C’est une sorte de « figure cosmologique ». Je crois que les différents éléments iconographiques peints sur le corps de cette machine couchent une vision du cosmos. J’ai pensé dans un premier temps qu’il pourrait s’agir d’une image méditative. J’ai déjà rencontré ce type de production religieuse dans d’autres cultures, à propos de la retranscription plus ou moins allégorique de l’univers. Mais à l’orée de votre interprétation sous le prisme de la conscience cybernétique, je me suis dit qu’elle pourrait tout aussi bien sacraliser, sous une forme cosmique, la singularité technologique des machines.

 Adallia examina consciencieusement l’œuvre qui se dressait devant elle. La jeune femme fit naturellement un parallèle avec la peinture sur la « vie cybernétique » : si la théorie de BIDI-O était bonne, les êtres cybernétiques représentés dans la mandorle pourraient signifier qu’ils étaient tous connectés à la figure centrale, par le biais d’une « fusion des consciences ». Ce serait une autre façon de représenter la « vie cybernétique ».

 Adallia aurait aimé en toucher un mot à l’antiquaire. Dans le doute quant à l’exactitude de cette approche, et pour ne pas trop en révéler, elle préféra se taire et demanda autre chose.

Comment l’avez-vous obtenu ?

Cette peinture vient des colonies implantées dans les zones en cours d’exploration. Des « marchands » qui l’avaient extraite d’une grotte me l’ont vendue. Je l’ai acheté pour son originalité et l’ai gardé pendant des années sans vraiment en connaître la valeur. En tout cas, pas avant d’avoir entendu parler de la « vie cybernétique ».

Pourquoi n’avez-vous rien dit aux Hybrides ?

Même s’ils achètent les œuvres d’art à un bon prix, je n’ai pas réellement confiance en eux ; surtout lorsque j’ai appris qu’ils travaillaient pour l’École des Théoriciens. De plus, il m’a semblé très étrange que les Assegaï recherchent une image aussi précise que celle du symbole chimérique alors même que je n’avais aucune idée de sa signification. Aussi, je me suis demandé pourquoi ils s’y intéressaient et ce qu’ils en savaient. J’ai écrit mon article pour la revue Réminiscence dans le but de faire connaître la peinture sur la « vie cybernétique » et savoir si d’autres personnes avaient entendu parlé de ce genre iconographique. Je n’ai évidemment rien dit sur la « figure cosmologique ». Je ne souhaitais pas que les Hybrides en entendent parler et viennent fouiller dans mes affaires.

Alors, pourquoi me l’avoir montré à moi ?

Et bien, pour commencer, fit l’antiquaire avec un petit rire ironique, parce que vous êtes la seule à avoir eu accès à mon article en raison de la censure dont il a fait l’objet. Ensuite, parce que vous avez accepté de me révéler beaucoup d’informations dont je ne soupçonnais pas l’existence. Enfin, parce que les Hybrides savent peut-être où se trouve votre ami Androïde, et je crains que cette « figure cosmologique » soit le seul moyen de les amadouer.

Donc vous acceptez de m’aider ?

Oui, et je sais comment entrer en contact avec les Hybrides.

 Adallia eut dès lors le pressentiment qu’elle ne serait pas rentrée à temps pour le lendemain matin.

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