Chapitre 6 : La transrobotique

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 Son ventre gargouillait et criait famine. « Ah non, pas maintenant ! », se plaignit Adallia. Elle était perdue au milieu d’une zone marchande, entre deux facultés. Trop occupée à penser à ses recherches, elle avait manqué la bonne station de monorail et était sortie un arrêt trop loin.

 La jeune femme avait marché en cherchant tant bien que mal la direction de la Faculté d’Histoire et avait pénétré dans un réseau de galeries couvertes renfermant des commerces pour étudiants. Une fois de plus, son sens de l’orientation lui avait joué un tour et Adallia était complètement déboussolée. Les stands de bric-à-brac se ressemblaient tous et la jeune femme était incapable de se repérer. Elle commença à perdre patience et à grommeler des jurons au moment où elle passait pour la troisième fois devant le même vendeur de livres numériques et la boutique de réparation de connecteurs qui le juxtaposait.

 Adallia ne cessait justement de scruter le sien et voyait le temps lui échappait. « Je vais être encore en retard » grogna-t-elle. D’autant plus que le cours devait se tenir dans un lieu différent de celui de la veille et qu’elle n’était pas sûre de la localisation de la salle. Pour couronner le tout, aucune borne de service ne se trouvait dans le coin afin de demander de l’aide à un assistant technique.

 Et alors qu’elle continuait à vociférer dans le vide, une voix aiguë l’apostropha :

Ah, c’est vous, Professeur !

Adallia se retourna. Elle vit une étudiante lui faire face, le visage souriant et une boisson exagérément colorée dans les mains. C’était une étudiante de première année, celle qui portait des lunettes carrées et qui répondaient bien aux questions en cours.

Ah... euh... oui, balbutia son professeur. Bonjour, comment vas-tu ?

Bien, je vous remercie, et vous ? Est-ce que vous cherchez quelque chose ?

Euh... oui, répondit Adallia embarrassée. Pour tout dire, je cherche la sortie. Je ne passe jamais par ici et je ne connais pas bien les lieux.

Aucun problème, Professeur, répondit l’étudiante en sirotant à moitié sa boisson. Vous avez de la chance ; je me rendais justement à votre cours, nous pouvons y aller ensemble.

Avec joie.

 Adallia se mit en route avec son étudiante qui lui conta comment elle aussi s’était perdue à maintes reprises à l’Académie après son arrivée sur Ordensis. Guidant son professeur à travers le réseau de galeries commerçantes, elle lui expliqua également qu’elle souhaitait se spécialiser en droit intragalactique pour aider à régler les litiges commerciaux qui pouvaient survenir entre la Confédération et les entités structurelles d’autres espèces.

 Curieuse, Adallia lui demanda pourquoi elle avait choisi son cours optionnel sur l’Histoire du monde cybernétique.

C’est parce que je crois que les échanges avec les Cyborgs vont augmenter dans le futur, répondit-elle d’un ton enjoué. J’ai un cousin qui fait des recherches dans un Centre d’études géospatiales et qui m’a dit que l’École des Théoriciens était en train de redéfinir la réglementation de ses relations aux frontières. Cela corrobore assez bien ce que vous nous avez dit la dernière fois sur le rapprochement entre les Cyborgs et les autres espèces.

C’est très bien de savoir déjà ce qui t’intéresse en première année. Tu voudrais travailler sur le monde cybernétique plus tard ?

Pour l’instant, c’est trop tôt, je ne suis pas sûre. Je préfère avoir un aperçu des différentes entités de la Galaxie. Si la Confédération s’ouvre davantage au monde cybernétique ou que les espèces biologiques décident d’adopter une approche commune, alors peut-être que je réfléchirais à cette possibilité.

 Adallia était contente d’entendre un tel discours et de voir que ses cours pouvaient éventuellement éveiller des vocations. Mais la jeune fille parlait en même temps qu’elle buvait sa liqueur fruitée, ce qui ne manqua pas d’attiser davantage la faim de son professeur. Entre cela et la fatigue liée au fait d’avoir traversé une partie de l’université en long et en large tout la matinée et d’avoir cherché la sortie dans la zone marchande, Adallia sentait de nouveau la pesanteur d’Ordensis la tirer vers le bas. Elle se dit qu’une petite pastille l’aiderait à reprendre de l’énergie, mais elle ne voulait pas en devenir dépendante et il fallait se forcer à s’en passer. L’étudiante remarqua que son professeur avait le dos légèrement courbé et lui dit :

Vous n’avez pas l’habitude de la gravité ici, n’est-ce pas ?

Non, en effet... s’efforça de répondre Adallia en grimaçant. Toi, par contre, ça n’a pas l’air de te déranger.

Oui, je fais du sport tous les jours pour endurcir mes muscles et mon corps, et je bois pas mal de mixtures énergisantes, répondit l’étudiante en agitant sa boisson presque vide.

 Cette fois, Adallia aurait préféré entendre une autre réponse, elle pour qui la marche était déjà une activité bien assez fatigante comme cela. L’étudiante, qui s’avérait être une vraie pipelette, lui raconta sa préparation physique dans son monde d’origine, avant de se rendre sur Ordensis. Non pas qu’elle trouvait cela inintéressant, mais Adallia avait du mal à se concentrer. Outre la faim, sa sacoche la serrait sur toute la longueur du corps et commençait à lui faire mal. Elle continuait également à regarder l’heure en croisant les doigts pour être dans les temps. Heureusement, elle reprit un peu d’espoir lorsqu’elles sortirent toutes les deux de la zone marchande et retournèrent à l’air libre.

 Adallia aperçut les immeubles de la Faculté d’Histoire et put accélérer le pas en entraînant l’étudiante dans son sillage, toujours en train de lui parler de ses expériences comme si le cours pouvait attendre.

 À l’intérieur d’un bâtiment à colonnades, Adallia eut à nouveau un moment de doute sur le chemin à suivre ; mais l’étudiante, visiblement coutumière des lieux, lui indiqua la bonne direction tout en continuant à jacasser. Elles montèrent une série d’escaliers et traversèrent quelques couloirs aux murs austères, pour finalement atteindre la salle de classe où des étudiants étaient déjà en train de rentrer.

 Même si elle n’avait pas été très attentive à la conversation, Adallia ne manqua pas de remercier chaleureusement l’étudiante sans qui elle serait probablement encore coincée dans la zone marchande. Cette dernière prit un air ravi, heureuse d’avoir pu aider son professeur et échanger avec elle.

 Dans la salle, les autres étudiants saluèrent Adallia lorsqu’elle passa devant eux, ce à quoi elle ne manqua pas de répondre par un chaleureux « Bonjour tout le monde ».

Qu’allons-nous étudier exactement, Professeur ? demanda un étudiant au moment où la jeune femme posa ses affaires sur le bureau.

Aujourd’hui les enfants, dit-elle en narguant gentiment les élèves sur leur jeune âge, nous allons poursuivre sur le développement historique et technique des Cyborgs, et voir en quoi cela peut intéresser les espèces biologiques.

 À l’aide de la commande vocale de son connecteur, Adallia chercha à appeler un assistant vocal pour l’aider à préparer la classe, mais rien ne se produisit. Un étudiant vint à la rescousse et lui expliqua que cette salle n’en était pas équipée.

 Il s’agissait de l’étudiant qui avait les cheveux gras et aplatis, et qui était venu la voir pendant la pause au cours de la veille. Il l’aida à activer manuellement l’unité informatique de la classe et à y brancher à distance son connecteur pour que la jeune femme pût manipuler les données qu’elle souhaitait transmettre et afficher. Mais les images projetées sur l’écran holographique central de la salle avaient tendance à sauter tandis que certains écrans sur les tables des étudiants ne répondaient pas. En plus de cela, les couleurs monotones ambiantes de la pièce faisaient regretter à Adallia celle de la journée d’hier et son cachet soigné.

 Malgré ce moment d’atermoiements où la jeune femme dut régler l’unité centrale et proposer aux étudiants de se rapprocher des écrans qui fonctionnaient, elle se lança, presque à l’heure.

Je crois que nous sommes prêts, commença-t-elle avec un sourire, mais sans arriver pour autant à cacher la fatigue dans sa voix. Hier, je vous ai parlé de l’École des Théoriciens et de la construction progressive des relations entre le monde cybernétique et celui des espèces biologiques. Toutefois, comme vous le savez, il n’en a pas toujours été ainsi.

 Adallia afficha sa première image où était représentée l’évolution physique des différentes catégories de machines.

Les Cyborgs sont au départ des Androïdes qui ont fini par se développer indépendamment des espèces biologiques grâce à la transrobotique. Avant d’aller plus loin, quelqu’un pourrait-il me définir ce qu’est justement la « transrobotique » ?

C’est le passage d’un état de l’intelligence artificielle à un autre, répondit l’étudiant qui avait interrogé Adallia sur le contenu du cours.

Exact. L’échelle de la Singularité que nous avons déjà étudiée est par exemple un très bon modèle de compréhension de la transrobotique.

 Voyant que les étudiants avaient du mal à appréhender ce qu’elle disait, Adallia afficha une diapositive dans laquelle apparut un graphique d’évolution des Cyborgs depuis leur phase Androïde. On pouvait ainsi remarquer une modification de plus en plus longiligne de leur silhouette. Cette forme témoignait d’un exosquelette souple et capable de changer de forme grâce aux interactions de leur intelligence sur une chimie mécanique interne.

 Une autre diapositive défila ensuite sous les yeux des étudiants, indiquant certaines des spécificités techniques relatives à l’évolution de cette intelligence. Adallia poursuivit à ce sujet :

Nous savons qu’avant de devenir des Cyborgs, ces derniers sont passés d’un stade Androïde fonctionnant à partir des connaissances scientifiques de leurs créateurs, à un stade plus évolué impliquant la création de nouveaux référentiels propres à leurs besoins. Les modifications techniques et physiques survenues lors de ce développement font partie du processus de transrobotique qui les ont conduits à la supraintelligence cybernétique.

 Adallia attendit un moment que les étudiants écrivissent avant de reprendre :

Est-ce que quelqu’un connaît un exemple de fonctionnalité inhérente à ce processus de transrobotique ?

 L’étudiant aux cheveux gras et aplatis leva timidement la main.

- L’utilisation de réalités virtuelles, proposa-t-il, un peu hésitant.

Oui, c’est juste. La création d’espaces virtuels permet aux machines de stocker et d’accroître les capacités de leur intelligence. C’est ce genre de fonctionnalité qui ont amené les Cyborgs à développer petit à petit la supraintelligence.

 Adallia marqua à nouveau une pause pour laisser le temps aux étudiants d’écrire toutes les informations sous lesquelles ils croulaient. Beaucoup se grattaient la tête et réfléchissaient aux explications de leur professeur.

Pourquoi les Cyborgs n’ont-ils pas partagé leurs connaissances nouvelles avec les êtres biologiques ? demanda le même étudiant, interloqué.

 Le sujet était sensible dans la Confédération et Adallia n’aimait pas trop en parler directement. Cependant, il s’agissait d’un passage obligé pour former ses élèves aux problématiques du monde cybernétique.

Très vite, leurs créateurs biologiques ont voulu acquérir les nouvelles technologies cybernétiques pour les utiliser à leur compte, expliqua-t-elle. Afin de protéger ce savoir qu’ils avaient eux-mêmes élaboré, les Cyborgs ont choisi de s’isoler. Malheureusement, cela a entraîné un phénomène de séparatisme qui ne s’est pas fait sans heurt.

 Le problème de la « bifurcation cybernétique » comme on l’appelait parfois dans les instances de la Confédération n’était pas tabou au point d’être censuré, mais il n’en était pas pour autant facilement abordable. À l’époque, les Humains s’étaient opposés aux Cyborgs, ce qui s’était avéré embarrassant pour la Confédération une fois la « bifurcation » terminée. Les raisons pour lesquelles les Humains s‘étaient positionnés de la sorte s’expliquaient par des questions d’éthique et de pragmatisme politique. La première n’admettait pas de supériorité cybernétique d’un point de vue technologique, ni ne concevait de structure organisée de la part des machines sans contrôle biologique. La seconde sous-entendait que certains secteurs galactiques contrôlés par la Confédération souffraient eux-mêmes de troubles internes et qu’il était vital que l’initiative des Cyborgs ne donnât pas d’idées à certains systèmes instables.

 Malgré le fait que les étudiants ne connaissaient que trop bien cette problématique des relations intragalactiques, la plupart s’imaginait que les relations diplomatiques suffisaient à instaurer un équilibre presque étatique des puissances qui préservait l’intégrité des frontières. C’était mal connaître la nature des forces en gestation, en particulier celles venant du monde cybernétique, que les Humains et d’autres espèces craignaient en raison des différences ontologiques et des incompréhensions qui en découlaient. Adallia le savait parfaitement et voulait que les étudiants en prissent conscience sans avoir à entrer dans certains détails délicats.

L’ostracisme des Cyborgs a duré un long moment avant que l’École des Théoriciens ne vienne les unifier au sein d’une même entité et ne les rapproche à nouveau des espèces biologiques. Mais les relations diplomatiques ne servent pas seulement à établir des codes de communication et à entretenir les contacts, elles sont avant tout la recherche d’intérêts. Or, pour les êtres biologiques, l’enjeu est toujours de pouvoir acquérir des technologies cybernétiques.

Professeur, questionna l’étudiante aux lunettes carrées, en quoi ces technologies sont-elles si importantes ?

Pour deux raisons : premièrement, parce que le développement technologique des êtres biologiques est désormais dépendant de l’avancée technique de l’intelligence artificielle ; et deuxièmement, parce que cette avancée suscite aussi bien la convoitise que la compétition entre espèces. C’est ce qui pousse ces dernières à comprendre la singularité technologique des Cyborgs, analysa Adallia.

Est-ce la raison pour laquelle les Androïdes de la Confédération font des recherches sur la supraintelligence ? s’aventura à demander l’étudiante.

 Adallia était agréablement surprise de voir la capacité de ses élèves à établir des liens logiques entre les différents points de son cours.

Oui, abonda la jeune femme. La transrobotique est un palier important dans la confection de technologies plus poussées, il est donc essentiel de l’étudier.

Mais dans ce cas, n’est-ce pas dangereux que les Androïdes deviennent des Cyborgs ? interrogea inopinément un étudiant, assis dans les derniers rangs, l’air inquiet.

 Adallia, qui n’avait pas prévu d’aborder ce sujet maintenant, dut aller chercher précipitamment des images destinées à une autre séance sur son connecteur. Elle fit signe aux étudiants d’attendre et transféra sur l’écran central un graphique explicatif à propos des processeurs utilisés par les Androïdes .

Il existe en transrobotique ce que l’on appelle le « principe d’instabilité », dit-elle. Est-ce que quelqu’un sait de quoi il s’agit au juste ?

 Timidement, l’étudiante aux lunettes leva la main.

Est-ce que c’est quand un Androïde devient hostile ?

Pas tout à fait. C’est plutôt lorsque l’état de conscience d’un Androïde est altéré et induit un changement d’attitude ou de personnalité, nuança le professeur. Ces changements peuvent être très différents d’un Androïde à l’autre, et il ne s’agit pas forcément d’hostilité de leur part.

Mais quelle est la relation avec la transrobotique ? interrogea encore une fois l’étudiant, assis plus loin.

Ce principe d’instabilité se manifeste dans les expérimentations sur la supraintelligence cybernétique. Quand un transfert de la conscience dans une autre machine requiert beaucoup de ressources énergétiques ou que la conscience est transférée pendant une longue durée, les phénomènes de la singularité technologique tendent à perturber les programmes des Androïdes.

Les recherches en transrobotique ne sont donc pas qu’une question de technologies, c’est cela ?

Tu as tout compris. Elles cherchent aussi à évaluer les changements de comportement des Androïdes en étudiant leur principe d’instabilité.

J’ai entendu dire que les réalités virtuelles permettaient de remédier au principe d’instabilité, est-ce que c’est vrai ? s’enquit un autre étudiant, plus en retrait.

En partie, dit Adallia. Grâce aux réalités virtuelles, il est possible de mieux théoriser et expérimenter la transrobotique. Mais il reste beaucoup de travail dans ce domaine. L’une de mes collègues du Centre de recherche des sciences cybernétiques travaille justement sur l’utilisation de réalités virtuelles pour atteindre la supraintelligence. Si vous êtes sages, nous pourrions organiser un cours avec l’Androïde avec lequel elle travaille pour qu’ils vous exposent leurs recherches en transrobotique.

 Les étudiants poussèrent une exclamation de joie, car cela signifiait probablement un cours pratique à l’air libre au lieu d’un cours théorique où ils resteraient cloîtrés dans une salle exsangue. Adallia était ravie de voir une telle réaction de leur part et s’empressa de noter son idée sur l’aide-mémoire de son connecteur. Cette proposition avait relancé une certaine énergie dans la salle où les étudiants s’étaient mis à parler entre eux.

 Malgré cela, Adallia, était passablement fatiguée, en plus d’avoir toujours faim et la bouche desséchée. Elle profita donc de cet instant de liesse pour prendre une bouteille d’eau dans sa sacoche et but une gorgée. Elle avait également mal aux jambes à force d’avoir marché toute la journée, et avait besoin de s’asseoir un peu. Heureusement pour elle, il allait bientôt être l’heure de la pause ; elle pourrait enfin se détendre et grignoter quelque chose.

 Tandis que les étudiants anticipaient ce moment de repos en continuant de bavasser, la jeune femme pensa aux données qu’elle avait récupérées un peu plus tôt dans la journée aux archives du Centre. Elle mourait d’envie d’aller à la Bibliothèque du Temple pour faire ses recherches et décortiquer les documents auxquels elle avait désormais accès. Le reste du cours allait être encore long.

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