Chapitre 4

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— Comment ça va, Hans ?

Hans ne répondit pas. Il n'avait pas prononcé un mot depuis presque une semaine.

— C'est ta première affectation dans un sous-marin, n'est-ce pas ? poursuivit le capitaine. Ce n'est pas facile même pour les adultes, alors pour un gamin de quinze ans, c'est un vrai calvaire. Il y a le bruit des moteurs qui ne s'arrête jamais, l'absence de lumière, la nourriture qui pourrit et qu'on doit quand même manger parce qu'il n'y a rien d'autre, la promiscuité... Même pour moi et les officiers, et pourtant nous en avons vu d'autres. On ne s'habitue jamais vraiment, mais il faut s'accrocher et ne pas rester dans son coin... Tiens, qu'est ce qui t'a pris de t'installer dans la salle des machines pour dormir ? C'est l'endroit le plus inconfortable du bateau et tu as pris un coup de froid.

Hans renifla bruyamment, mais aucun mot ne franchit ses lèvres.

— Mais j'ai pensé à toi, reprit le capitaine. C'est un grog qui va te remettre sur pied... Tu n'as pas à t'inquiéter, c'est juste du miel et du rhum. C'est chaud, alors bois lentement.

Il déposa le bol entre les mains du jeune matelot.

— Bois, c'est un ordre!

Hans obéit de manière mécanique. Une telle docilité de quelqu'un qui s'obstinait à refuser de communiquer avait quelque chose de réellement inquiétant, mais Bernhard Hammerschmidt savait ce qu'il faisait... le grog ne contenait pas seulement du rhum et du miel, mais aussi un cocktail de tous les alcool forts qu'il avait pu trouver.

— Ca réchauffe les entrailles, pas vrai ?

— Oui capitaine, répondit Hans. Ca réchauffe.

Bernhard avait gagné, ou du moins il avait toutes les raisons de le penser. Après le premier mot, il savait qu'il serait beaucoup plus facile d'obtenir des phrases entières, et il y avait beaucoup de choses qu'il voulait évoquer avec Hans. Mais il savait aussi qu'à la moindre erreur, Hans retomberait dans son mutisme. Et montrer son impatience était justement l'erreur à ne pas commettre...

— Maintenant, fit-il, tu vas pouvoir reprendre ta place auprès des autres au lieu de te cacher dans le coin le plus humide du bateau. Parce que mine de rien, tu finiras vraiment malade si tu continues comme ça.

Il attendit. Et comme il l'espérait, Hans se décida enfin à parler.

— Vous savez, je n'ai pas vraiment voulu me cacher. C'est les autres qui m'ont chassé l'autre nuit, parce que j'ai fait un cauchemar et j'ai crié pendant mon sommeil.

— Et tu rêvais de quoi ?

— Je ne m'en souviens plus.

Hammerschmidt était certain qu'il mentait.

— Evidemment, reprit-il. On ne se souvient jamais de ses rêves au réveil... Moi aussi je faisais des cauchemar au début de la guerre et je ne m'en souvenais pas le matin, mais je me souviendrai toute ma vie des événements qui l'ont précédé... C'était pendant la bataille de France, nous devions percer la poche de Dunkerque pour empêcher les anglais d'embarquer leurs troupes mais une division d'infanterie française barrait le passage à notre armée. Je commandais une compagnie de fusillers marins et nous devions les prendre à revers. Nous étions plus nombreux, plus frais également car ils avaient combattu trois jours sans le moindre répit, mais ils ne lâchaient pas, malgré les tirs d'artillerie et leurs pertes qui devaient être énormes. Finalement, on a compris qu'ils étaient à court de munitions et on a chargé. C'était le 2 juin 1940, je n'oublierai jamais cette date... ils n'avaient presque plus de cartouches, mais ils se battaient encore et nous ont tendu une embuscade. L'un d'entre eux s'est jeté sur moi avec un couteau et a essayé de m'égorger. Instinctivement, j'ai saisi son bras et je n'ai pas eu le temps de tirer. J'ai réussi à lui arracher son arme des mains et à la lui planter dans le ventre, mais il s'en est fallu de peu que ce soit moi qui y passe... Et bien crois moi si tu veux, mais pendant trois semaines, je me réveillais la nuit en hurlant comme un possédé, et dans mes cauchemars, je revoyais son visage.

— ...avec ses yeux grand ouverts, fit Hans d'un air sombre, et qui vous regardent fixement ; sa bouche qui s'ouvre et qui vomit un flot de sang.

— Ouais mon gars. C'est exactement ça. Je t'avais déjà raconté cette histoire ?

— Non ! répondit Hans. Mais quelqu'un qui meurt d'un coup de couteau dans le ventre, c'est à ça que ça ressemble, non ?

— Oui, c'est à ça que ça ressemble... tu en as déjà vu ?

Hans ne répondit pas, il regardait ailleurs.

— Si tu fais encore des cauchemars, reprit le capitaine, je dirai deux mots aux gars pour qu'ils te laissent tranquille. Et puis, je vais te donner une couverture de plus... Au fait, qui t'a chassé du groupe ?
— Le caporal Guterman.

— Ah, Kurt Guterman ! une vraie tête de pioche, celui-là. Mais ne t'inquiète pas, je lui parlerai en privé et lui aussi te laissera tranquille.

Le capitaine se leva et, après avoir gratifié Hans d'une tape amicale sur l'épaule, repartit vers la passerelle. Il savait qu'il n'obtiendrait pas d'autre renseignement, mais il avait déjà un plan B en tête.

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Le sous-marin était en surface, au large du Groenland. Quatre hommes étaient dans la « baignoire », ainsi nommait-on cette tourelle d'observation d'où ils pouvaient scruter les alentours à la recherche d'une cible. Hammerschmidt était l'un d'entre eux.

— Monsieur Seiddler, fit-il en s'adressant à son second. Lors de ma dernière inspection du bateau, il m'a semblé entendre un bruit inhabituel vers l'avant, et je me suis demandé si nous n'avions pas heurté quelque chose lors de notre dernière plongée. Vous n'avez rien remarqué lors de votre inspection de ce matin ?

— Non capitaine, répondit le Lieutenant. Mais si j'avais su qu'il y avait quelque chose, j'aurais certainement été plus attentif...

— Ah, il faut toujours être attentif, Monsieur Seiddler. C'est pour ça qu'on appelle cette corvée: une inspection. Mais ce n'est pas grave, puisque nous sommes en surface, nous allons jeter un coup d'oeil... Guterman, voulez vous m'accompagner à l'avant ? Vous êtes un excellent mécano et s'il y a effectivement des dégâts, vous le verrez mieux que moi.

— Moi capitaine ? fit Guterman en hésitant. Heu... à vos ordres, bien sûr.

L'ordre qu'il venait de recevoir impliquait d'échanger la sécurité relative de la baignoire pour une ballade de vingt mètres sur un pont glissant et sans garde-fou. Or Guterman était notoirement sensible au vertige, et c'était un sujet de plaisanterie dans l'équipage. Ils se dirigèrent vers l'avant du navire, Guterman avançait lentement comme s'il craignait de tomber à chaque pas.

— Allons Kurt, fit le Capitaine. Nous n'allons pas y passer la journée.

Guterman fit quelques pas d'un rythme plus rapide, mais guère plus assurés. Le Capitaine lança un ordre.

— Pleine vitesse, Monsieur Seiddler !

— Je ne sais pas si c'est une bonne idée, Capitaine, balbutia Guterman.

— Il faut que les moteurs soient en route pour qu'on entende le cliquetis, approchez, Kurt.

Et soudain, le Capitaine saisit Guterman à la gorge, sans que ce dernier n'ait la possibilité de se défendre.

— Monsieur Guterman, murmura Hammerschmidt à l'oreille du soldat, savez vous ce qui se passerait si vous tombiez à l'eau juste maintenant ? Le temps d'arrêter le sous-marin pour vous retrouver, nous aurions parcouru un bon kilomètre. Vous auriez largement le temps de faire une hydrocution et de vous noyer avant qu'on ne vous retrouve... à supposer qu'on vous retrouve.

— Vous êtes dingue Capitaine ! vous devriez...

— Je suis quoi, monsieur Guterman ? reprit le capitaine en affermissant sa prise. Je devrais faire quoi, à votre avis ? Vous êtes un voleur, un voleur doublé d'une petite crapule et vous n'auriez jamais du chasser le petit Hans du dortoir.

— Ce n'est pas moi Capitaine... enfin pas tout seul ! On était tous d'accord pour qu'il s'en aille. Il se mettait à crier pendant son sommeil et c'était insupportable.

— Et qu'est ce qu'il criait ?

— C'était pas très clair...

— Vous avez intérêt à éclaircir ça très vite.

— C'était des hurlements de terreur. Il disait qu'il était maudit jusqu'à la fin des temps, il était question d'une femme à la robe écarlate, de sang et de diamants... Il y en avait pour des millions de marks en diamants.

— Ça devient intéressant ! Il a cité le chiffre d'un million ou c'est un chiffre de votre cru ?

— Il n'a pas cité de chiffre, Capitaine. C'est juste une estimation... même un tout petit diamant vaut des milliers de marks et - dans son cauchemar - il parlait d'une robe recouverte de diamants... Il devait forcément y en avoir pour une fortune.

— C'est sacrément intéressant, un gamin fait un cauchemar particulièrement sanglant, et la première chose qui vous vient à l'esprit, c'est de calculer la valeur des diamants qu'on y trouve... mais avec vos antécédents, ça ne devrait pas m'étonner... C'est bon Guterman, vous avez gagné le droit de rester en vie quelques jours de plus.

Il relâcha son étreinte et fit signe à son lieutenant.

— Arrêtez les machines, Monsieur Seiddler ! Et redescendez au poste de contrôle. Monsieur Guterman et moi allons scruter les alentours pendant dix minutes.

Le Capitaine retourna dans la baignoire, Guterman le suivit en chancelant. Il avait commis une lourde erreur en donnant le chiffre ou il estimait les diamants, mais i'idée qu'une telle fortune était presque à portée de main lui torturait la cervelle depuis son entretien avec Ludwig, le diamantaire.

— Dites moi, Capitaine, osa-t-il demander. Pourquoi n'avez vous pas interrogé Karl Weiss ? Il était à terre avec eux. S'il s'est passé quelque chose, il aurait dû le voir.

— Je l'ai interrogé, il n'a rien vu de particulier... Le sorcier l'a éloigné sous prétexte de faire le guet et il n'a rien vu, rien entendu.

— C'est rudement bizarre, non ? avoir un type pareil avec soi et lui demander de faire le guet quand on a un gamin qui ne sait rien faire d'autre.

— Oui, c'est bizarre, admit Hammerschmidt. Mais vous aussi vous êtes bizarre, mine de rien... Vous êtes loin d'être un lâche, et pourtant la perspective de marcher le long du bâtiment vous terrifie.

— Un mauvais souvenir... je n'ai pas tellement envie d'en parler.

— Allons Kurt, vous pouvez bien me le dire, ça restera entre nous.

— Ça remonte à la campagne de France, quand j'étais dans l'infanterie. Les ennemis reculaient sans arrêt et on passait plus de temps à marcher qu'à combattre... et tout à coup, on reçoit l'ordre de se regrouper et d'attendre, la progression était stoppée net alors qu'il n'y avait aucune résistance en face de nous. On ne comprenait pas, mais ça nous arrangeait parce qu'on en avait raz-les-guiboles... pendant qu'on fait mouvement, une colonne de panzers nous dépasse et notre lieutenant leur fait signe; comme s'il faisait de l'auto-stop... et ils s'arrêtent. Alors on est tous monté, et moi aussi, sur le blindé de tête, on était debout sur les blindés parce qu'il n'y avait pas assez de place pour s'asseoir. Il y a eu un virage et j'ai perdu l'équilibre. Je me suis relevé et j'ai courru derrière mon char pendant que les copains se fichaient de moi...

— Il n'y a vraiment pas de quoi être traumatisé !

— Sauf que je ne l'ai jamais rattrapé... il s'est engagé sur un pont et le pont a sauté... avec les deux premiers chars et tous ceux qui étaient dessus... la moitié de ma compagnie, et j'aurais dû en être.

— Et bien vous avez eu de la chance, Kurt. Vous devriez bénir votre bonne étoile au lieu de trembler chaque fois que vous devez monter sur un véhicule.

— Je sais Capitaine, mais c'est plus fort que moi... Chaque fois qu'on me demande de monter sur un blindé, au dessus d'un train ou de n'importe quel véhicule découvert et en mouvement, je panique et je perds tous mes moyens. C'est ridicule mais je n'y peux rien.

— Et bien je présume que nous avons tous nos petites faiblesses, conclut le Capitaine. Vous avez les vôtres, Hans a les siennes... Et à ce propos, je l'ai autorisé à retourner au dortoir de la salle des torpilles, et vous veillerez à ce que personne ne le mette dehors.

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