Chapitre 41

5 minutes de lecture

St-Pétersbourg, mercredi 21 juin 2023

 Je meurs et je me souviens. Je me souviens des jours anciens, de cette journée où j’avais fui avec Nina avant de l’abandonner pour son bien sur un quai de gare. Je me souviens de cette soirée où j’avais erré dans Saint-Pétersbourg en attendant la mort, guettant les sbires d’Anton.

 Mais contrairement à ce que je pensais jusqu’alors, Saint-Pétersbourg n’était pas triste ce soir-là. La ville était en fête. Elle fêtait les nuits blanches, ces quelques semaines autour du solstice d’été où la lumière déborde sur les ténèbres, où le jour l’emporte sur la nuit.

 Il y avait partout des concertos de violons ou de pianos ; partout des jeunes filles en fleur et de joyeux gaillards ; partout la joie de vivre ; partout l’insouciance de la jeunesse.

 Et voilà que je me trouvais là, seul sur un banc, au bord de la Neva et de ses ponts levés. Un duo de violoncellistes jouaient quelques notes de la danse de la fée dragée pendant que je murmurais quelques vers d’un poème qui m’avait ému autrefois.

 — Verlaine ou Rimbaud ? Je ne sais jamais.

 Une voix féminine venait de s’adresser à moi en français. Je relevai la tête, surpris :

 — Comment ? demandai-je en fixant la jolie jeune femme qui se tenait face à moi.

 — Le poème que vous récitiez, Rimbaud ou Verlaine ?

 — Eluard. Mais je ne faisais que remuer les lèvres, comment avez-vous fait pour entendre ce que je disais ??

 — Magique ! s’exclama la jeune femme en levant les mains innocemment.

 En me voyant froncer les sourcils, elle comprit que j’étais peu réceptif à ce genre d’enfumage :

 — Bon ok, je lis sur les lèvres. Voilà, ça n’a rien de magique mais je trouve que ça fait toujours son petit effet. Je peux m’asseoir ?

 Je m’écartai légèrement pour lui laisser une place.

 — Alors dites-moi, jeune homme, qu’est-ce qu’un français fait tout seul le soir du 21 juin à Saint-Pétersbourg ?

 — Je pourrais vous retourner la question.

 — Et je vous répondrais que je suis ici en vacances avec mes parents et que c’est un cadeau de leur part pour m’aider à trouver l’inspiration avant de passer l’examen des Beaux-Arts de Paris. Mais ils sont partis se coucher avant moi à notre hôtel, de l’autre côté du fleuve. Je devais les rejoindre vers une heure du matin, mais j’ai un peu trop traîné et me voilà bloquée de ce côté-ci, à attendre que les ponts veulent bien se rebaisser.

 — Le premier pont ne sera pas redescendu avant 4 heures du matin…

 — Voilà pourquoi je cherche un peu de compagnie pour passer la nuit.

 Elle ne comprit la portée de sa dernière phrase qu’en croisant mon regard incrédule :

 — En tout bien tout honneur, bien sûr ! se rattrapa-t-elle aussitôt.

 — Vous ne devriez pas rester trop longtemps près de moi, je ne suis pas réputé porter chance à la gent féminine.

 — Moi je veux bien vous laisser là, mais je parle pas un mot de russe et vous êtes le seul qui parlez français ici. Alors s’il m’arrivait quoi que ce soit cette nuit, vous vous en voudriez à mort de m’avoir repoussée.

 — Il n’y a pas de nuit ici le 21 juin…

 — Raison de plus pour rester sur ce banc à contempler ce si beau spectacle.

 Je savais que tant qu’elle restait à mes côtés, il n’y avait que très peu de chance pour que les sbires d’Anton ne se décident de passer à l’acte. Pour autant, je ne voulais pas lui faire prendre le moindre risque. Sans la connaître depuis plus de cinq minutes, elle avait un je-ne-sais-quoi qui me captivait.

 — Je vous le répète, vous ne devriez pas rester près de moi.

 — On vous a déjà dit que votre technique de drague était complètement dépassée ? Plus personne ne joue au mauvais garçon froid et distant de nos jours !

 — Je ne plaisante pas.

 — C’est ça ton problème, tu ne plaisantes pas assez. Tu me permets de te tutoyer ? Ok, je ne sais pas pourquoi tu fais cette tête d’enterrement, mais peu importe ce par quoi tu viens de passer, dis-toi bien qu’il faut traverser l’hiver pour savoir apprécier le printemps.

 — Charmante expression. Rimbaud ou Verlaine ?

 — Tousignant.

 — Je ne connais pas ce poète, répliquai-je un demi-sourire aux lèvres.

 — Ah ah ! Je viens de te voir sourire ! T’as remarqué, avec moi, tu vois déjà le printemps pointer le bout de son nez. Du coup, je vais rester encore un peu à tes côtés pour être sûre que tu ne fasses pas de rechute.

 — Je doute que quelques heures passées avec toi suffiront à traiter le mal qui me ronge.

 — Alors il faudra nous revoir. J’effectue mes consultations sur Paris, c’est un peu loin d’ici, mais franchement ça vaut le coup, je suis considérée comme l’une des plus grandes spécialistes en sinistrothérapie au monde !

 — Merci pour ta proposition, mais je ne pense pas revenir sur Paris avant un moment.

 — Mais si jamais c’est le cas, tu me promets de venir consulter ?

 Je tournai la tête vers elle et tombai sur le visage de l’innocence même. Tout en elle évoquait la féminité : ses sandales fines et aériennes, sa robe à fleurs légèrement évasée qui lui tombait au-dessus du genou, son chignon de danseuse légèrement flou, ses yeux verts éclatants de malice, son sourire mutin. Alors que deux petites secondes auparavant je me préparais à lui adresser une fin de non-recevoir, je n’avais à présent plus la force de lui refuser quoi que ce soit :

 — Je viendrai, mais à la seule condition que tu n’évoques plus jamais cette rencontre-ci.

 — Je suis pas sûre de bien te saisir là.

 — Je m’explique : si jamais je reviens en France, c’est que Dieu ou la Providence, appelle-le comme tu voudras, m’aura offert une seconde chance. Alors je commencerai une nouvelle vie et mettrai de côté toute cette vie passée.

 — Je comprends… Mais alors qu’est-ce qu’on se dira lorsqu’on se reverra ?

 — Rien. Nous ferons comme s’il s’agissait de notre première rencontre. Jamais ni toi ni moi ne devrons évoquer cette soirée à Saint-Pétersbourg, ni même la Russie en général.

 — Très bien, moi ça me va.

 Et elle posa sa tête sur mon épaule.

 — Mais du coup, poursuivit-elle, vu que ça ne sert à rien de faire plus ample connaissance dès maintenant, je vais rester sur cette épaule à contempler le ciel en silence.

 — Très bien, mais je n’ai pas pour habitude de voir des inconnues poser leur tête sur mon épaule. Pourrais-je avoir au moins un nom ?

 — Un gentilhomme se présente toujours en premier.

 — Toutes mes excuses : je m’appelle Nathan.

 — Enchanté Nathan, moi c’est Chloé.

 Et nous restâmes ainsi des heures, sa tête sur mon épaule, à regarder le soleil ne jamais se coucher.

FIN

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Baud007a ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0