Chapitre 35

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Paris, mardi 6 mai 2025

 Je me baissai pour rajuster mes lacets. Lorsque je me redressai, Charles était assis à mes côtés.

 — Tu passes tes journées sur ce banc, dis-moi.

 — J’aime entendre le rire des enfants et les voir jouer comme si de rien n’était. Leur insouciance m’est réconfortante.

 — Tu m’as demandé de venir pour me dire ça ?

 — Je me demande parfois si tu as un cœur, Charles…

 — Ce n’est pas en s’attendrissant devant des gamins qu’on gagnera cette guerre, répliqua-t-il sèchement.

 — Bien sûr que non, mais cela donne un visage à ce peuple qu’on essaie de défendre. Mais puisque tu sembles imperméable à toute sensiblerie, je vais en venir directement au fait : Chloé a pratiquement terminé son œuvre. Dans deux jours, elle aura fini d’apposer son vernis sur la Joconde et sa toile sera terminée.

 — La Joconde n’est pas peinte sur une toile, mais sur un panneau de peuplier.

 — Peu importe, elle aura terminé dans deux jours et Marmont n’aura plus besoin d’elle. Je sais que Valmy a exigé qu’on le laisse tranquille jusqu’à présent, mais il faut agir avant qu'il ne cherche à se débarrasser d'une Chloé devenue trop gênante.

 — Je suis d’accord avec toi. Tu le sais aussi bien que moi, si Valmy nous a demandé de laisser Marmont tranquille et de ne pas prévenir Chloé des véritables intentions qui l’animent, c’est parce qu’il veut retourner la situation à notre avantage. Une fois le tableau achevé, il veut neutraliser Marmont, remplacer l’original de la Joconde par sa copie et mettre l’original à l’abri des cupides et des américains.

 — Alors va lui demander l’autorisation de procéder à la neutralisation immédiate de Marmont, je ne mettrai pas Chloé en danger plus longtemps.

 — Qu’est-ce que tu crois ? Je l’ai déjà.

 — Alors qu’est-ce qu’on attend ?

 — Rendez-vous demain 9h00 sur le site Alpha, je présenterai le plan de l’opération en détail.

Mercredi 7 mai 2025

 Charles mit en route le générateur et la station de métro s’éclaira d’une chaude lumière tamisée.

 — Les autres vont bientôt arriver, m’annonça-t-il.

 A peine avait-il dit cela que Denain et Bir Hakeim sautèrent sur le quai. Bir Hakeim affichait un large sourire.

 — Les tests grandeur nature se sont bien passés ? demanda Charles.

 — Encore mieux qu’espéré, répondit Bir Hakeim.

 — Tout s’est déroulé impecc’, renchérit Denain.

 — Qu’est-ce qui s’est déroulé « impecc’ » ? De quels tests vous parlez ? demandai-je intrigué.

 — Un peu de patience, Bir Hakeim nous présentera ses résultats dès que tout le monde sera là.

 Bir Hakeim était un jeune homme au teint aussi basané que ses yeux étaient clairs. Tout en lui n’était que contraste : d’un physique athlétique, il n’en passait pas moins le plus clair de son temps à étudier la physique et le code informatique ; l’air toujours sérieux, il ne manquait cependant jamais la moindre occasion de tourner les choses en dérision.

 Lorsque tous furent présents sur le quai de la station de métro, Charles ressortit de sa rame-bureau avec des plans du Louvre qu’il punaisa sur la paroi, par-dessus l’affiche publicitaire d’un célèbre fast-food.

 — Bien, commença-t-il, vous n’êtes pas sans savoir que Camerone travaille actuellement à la réalisation d’une copie de la Joconde. Sa mission touchant à sa fin, nous devons maintenant assurer l’exfiltration de l’œuvre originale. Pour ce faire, Normandie, ici présent, va se rendre dès demain au Louvre pour neutraliser son conservateur et récupérer le tableau. Mais il aura besoin de notre aide pour réussir. Bir Hakeim, présente-nous tes travaux.

 Le dénommé Bir Hakeim s’éclaircit la voix avant de prendre la parole :

 — Il y a un petit mois de cela, la cellule numéro 7 a réussi, je ne sais comment, à neutraliser un drone ennemi et à le récupérer intact. Sur les ordres de Valmy, celui-ci nous a été transmis pour expertise. Avec Denain, on a planché dessus nuit et jour avant de finalement parvenir à le maîtriser, à défaut de pouvoir le contrôler totalement.

 — Denain, explique-nous ce à quoi vous êtes parvenu avec ce drone.

 Si je comprenais l’apport de Bir Hakeim, jeune développeur informatique, dans le piratage du système informatique du drone, j’avais plus de mal à saisir l’intérêt de la contribution de Denain, technicien géomètre.

 — Avec Bir Hakeim, il nous a fallu résoudre plusieurs problèmes avant de pouvoir maîtriser le vol du drone. Afin de ne pas se faire repérer, nous avons désactivé les liaisons par faisceau laser du drone. Seulement voilà, sans ces liaisons avec les tours de contrôle américaines, le drone est aveugle et ne peut se diriger seul. Il ne peut pas recevoir d’instructions non plus. Nous avons donc réfléchi à un moyen de lui fournir toutes ses instructions avant le décollage afin qu'il soit complètement autonome en vol. C’est un peu complexe, cela demande beaucoup de relevés topographiques et autant de calculs pour ensuite les transformer en instructions informatiques. Je vous passe les détails, mais on peut désormais, en connaissant le point A de départ du drone et la distance à parcourir, le faire voler jusqu’à un point B pour ensuite le faire revenir au point A. Ce n’est bien sûr pas la panacée, le drone est alors en pilotage automatique complet, il ne peut éviter aucun obstacle qui surgirait devant lui ni recevoir de nouvelles instructions en plein vol, mais c’est déjà ça.

 — En gros, vous enregistrez une séquence de vol qui l’oblige, par exemple, à avancer tout droit sur 100 mètres, puis de pivoter 30 mètres à droite, 20 à gauche et ensuite à faire demi-tour pour revenir au point de départ. C’est ça ? l’interrogea Marne.

 — C’est un peu simplifié, mais c’est le principe, oui, lui répondit Bir Hakeim.

 — Vous parliez de tests tout à l’heure, qu’en est-il ? demandai-je aux apprentis-pilotes.

 — Nous nous sommes rendus hier soir sur le toit d’un immeuble de la rue de Rivoli, juste en face du Louvre. Et nous avons réussi à survoler la pyramide du Louvre avec notre drone sans éveiller la curiosité du baraquement américain stationné juste à côté. Avec l’aide de la caméra qui enregistrait les zones survolées, on a même pu affiner la position du drone au bout de plusieurs tentatives afin de le faire stationner à la verticale exacte d’un des bassins d’eau qui entourent la pyramide.

 — Quel intérêt ?

 C’est Bir Hakeim qui prit la parole pour me répondre :

 — Denain a oublié de parler du petit ajout que j’ai effectué sur le drone. Je lui ai adjoint une petite pince mécanique, de sorte que l’on peut lui faire transporter de petits objets pas trop lourds et les déposer à un endroit précis.

 — Je crois que je commence à voir l’intérêt, répondis-je songeur.

 — Ce drone est capable de transporter une grenade de type offensif et de la larguer discrètement dans le bassin, précisa Bir Hakeim.

 Charles se tourna alors vers la carte du Louvre et détailla son plan :

 — Normandie, j’ai demandé à Camerone de transmettre en ton nom une demande d’entrevue à Marmont. Tu as rendez-vous demain avec lui à neuf heures tapantes pour le début de l’opération Extraction. Tu te présenteras donc devant le portail d’entrée du Louvre à cette heure-ci. Tu passeras ensuite le scanner corporel et la fouille habituelle avant de te diriger vers le bureau de Marmont. Tu prétexteras alors un lacet défait pour te rapprocher du bassin nord-ouest…

 Il pointa le doigt sur ledit bassin et reprit son exposé :

 — …et récupérer ton colis dans l’eau sans éveiller les soupçons de ton accompagnateur. Ce colis aura été déposé durant la nuit par le drone de Bir Hakeim et de Denain, et sera composé d’une grenade à main RGN ainsi que d’une lame plate, le tout enveloppé dans un sachet plastique imperméable. Une fois le colis récupéré, tu te dirigeras dans le bureau de Marmont et tu le neutraliseras discrètement avec la lame plate. Tu dissimuleras son corps sous le bureau et tu déroberas quelques-uns de ses dossiers pour faire croire à un vol de documents sensibles. Ensuite tu fonceras vers la salle de la Joconde.

 Il pointa alors son index sur une petite salle de l’aile Denon, au sud du musée :

 — A 9h25, tu récupéreras la Joconde et tu la remplaceras par la copie de Camerone.

 Il déplaça son index sur la carte et l’arrêta sur la façade nord du musée, à l’opposé de la salle où était abritée la Joconde :

 — A 9h29, une explosion contre la façade de l’aile Richelieu créera une diversion et attirera les américains sur le côté nord du musée. Je serai à l’origine de cette explosion et me tiendrai en embuscade pour les arroser et les retenir le plus longtemps possible.

 Son index glissa plus bas et se rapprocha de la salle de la Joconde :

 — A 9h30 très précises, tu ressortiras du musée par l’entrée sud-ouest, entrée située tout au bout de l’aile Denon. Si celle-ci te résiste, tu feras usage de ta grenade.

 Il déplaça son index de quelques millimètres :

 — Au même moment, Austerlitz créera une brèche dans la palissade en acier jouxtant ta position afin de te permettre de quitter le jardin des Tuileries avec ton tableau. Une voiture conduite par Marne déboulera sur le quai François Mitterrand pour vous récupérer tous les deux et vous conduira jusqu’au parking souterrain d’un immeuble situé non loin du Louvre.

 Son index quitta le musée pour s’attarder sur un pâté de maisons quelques centaines de mètres plus loin :

 — A 9h33, vous sortirez de votre véhicule, suivrez Verdun jusqu’à un passage souterrain et disparaîtrez dans les égouts.

 Il lâcha son plan des yeux et se tourna vers nous :

 — 9h50, fin de l’opération Extraction. Vous ressortirez des égouts et rejoindrez chacun séparément le site Alpha pour un compte-rendu. Le succès de cette opération repose sur une parfaite coordination. Donc soyez dans les temps. Des questions ?

 — Non chef ! répondirent-ils tous comme un seul homme.

 — Et Camerone dans tout ça ? demandai-je de mon côté, brisant quelque peu l’unité chorale du groupe.

 — Dans mon bureau, me répondit Charles, joignant le geste à la parole.

 Nous rejoignîmes sa rame-bureau tandis que les autres peaufinaient les derniers détails de l’opération. Il me fit signe de m’asseoir en face de lui.

 — Je pense préférable de lui annoncer moi-même la nouvelle, m’annonça-t-il à voix basse.

 — Pour quelle raisons ?

 — Nous savons tous les deux que Chloé risque de très mal le prendre, a fortiori si elle l’apprend de ta bouche.

 — Mais je lui dois la vérité.

 — Peut-être, mais pas tout de suite.

 Voyant ma mine perplexe, il renchérit :

 — Ecoute Nathan, elle a travaillé plus de cinq mois sur ce projet. Pendant ces cinq mois, elle a pensé servir la France alors qu’en réalité elle travaillait pour un petit être cupide. Pire encore, toi et moi connaissons la vérité depuis plusieurs semaines et nous avons pourtant choisi de nous taire. Elle ne l’acceptera pas si c’est toi qui vas la prévenir. Je ne dis pas que je suis beaucoup mieux placé que toi, mais en tant que chef de cette cellule, je pourrai lui expliquer que la décision vient de Valmy et que c’était ce qu’il y avait de mieux à faire pour les protéger, elle et le tableau.

 — Tu as vraiment intérêt à te montrer convaincant, il ne faut surtout pas qu’elle se rende au Louvre demain matin.

 — Non, bien sûr que non. Je ferai ce qu’il faut pour la mettre à l’abri. En attendant, je te demande de ne pas aller la voir avant le lancement de l’opération Extraction.

 J’acquiesçai de la tête :

 — De toute façon, il n’était pas prévu qu’elle et moi nous nous voyions aujourd’hui, j’ai rendez-vous cet après-midi avec l’archiviste du Figaro.

 — L’archiviste du Figaro ? s’étonna Charles.

 — Oui, une vieille histoire datant de mars 2003 que je cherche à éclaircir depuis un moment.

 — Bon courage alors, mais ne te fatigue pas trop aujourd’hui, la journée de demain s’annonce intense.

 — Ne t’inquiète pas pour moi, je serai prêt.

Jeudi 8 mai 2025

 A 8 heures 59, je me présentais devant le Louvre. Sa grille d’entrée s’entrouvrit dans le même grincement sonore que la dernière fois.

 A 9 heures, je pénétrais à l’intérieur, traversais le scanner corporel à la demande des deux soldats en faction, subissais la palpation de l’un d’entre eux et poursuivais mon chemin jusqu’au baraquement ennemi. Là, un troisième soldat m’invita à le suivre jusqu’au bureau de Marmont :

 — This way, sir.

 Alors que nous passions près de la pyramide du Louvre, je demandai à mon chaperon du jour de patienter un instant, puis me rapprochai du petit bassin d’eau triangulaire situé à quelques mètres. Je m’accroupis dos à mon accompagnateur, plongeai les mains dans l’eau et m’aspergeai le visage à deux reprises. Je rejoignis ensuite mon chaperon et lui baragouinai quelques mots d’excuse dans un anglais volontairement approximatif :

 — Désolé, plus d’eau à la maison.

 Il sembla se montrer compréhensif, puis se remit en route. Je lui emboîtai le pas, la poche intérieure de ma veste alourdie par un petit colis détrempé.

 A 9 heures 05, mon escorte m’abandonnait devant les appartements de Napoléon III et je me retrouvais de nouveau seul dans ce musée désert. Je frappai à la porte et entrai sans attendre de réponse. Tout comme la première fois, je fus ébloui par la démesure et la profusion des lieux. Marmont était assis à son bureau, plongé dans ses dossiers, égal à lui-même. Plus pour longtemps.

 — Voilà mon étudiant préféré ! s’exclama-t-il joyeusement. Entre, je t’en prie.

 Je fis quelques pas en direction de son bureau, mais déclinai son invitation à m’asseoir. Je préférais rester debout. Cela ne sembla pas gâter le plaisir qu’éprouvait Marmont :

 — Nous voilà arrivés au jour J, Mlle Tousignant a terminé son œuvre. Et je peux vous annoncer, pour l’avoir longuement contemplée hier soir, qu’elle est éblouissante d’exactitude. Un spécialiste s’y tromperait.

 — Ravi de l’apprendre, rétorquai-je, glacial.

 — Pour quelqu’un qui va bientôt devenir riche, vous manquez sincèrement d’enthousiasme, me fit-il alors remarquer.

 — Admettons que je ne sois pas venu pour cette raison-là…

 — Pour quelle autre raison alors ? sembla-t-il s’étonner.

 Je lui fis alors admirer la lame d’acier que je venais de sortir de ma poche intérieure :

 — Votre trahison prend fin ici. Au nom de la sauvegarde des intérêts français, je vous démets de vos fonctions.

 Il éclata aussitôt de rire et manqua de se renverser sur son fauteuil. Puis, se reprenant quelque peu, me nargua de toute sa morgue :

 — Mais enfin, ne savez-vous pas ? Il n’y a plus de France !!!

 — Il y aura une France tant que des gens comme moi lutteront pour elle.

 — Et avec quels moyens ? De vulgaires poignards comme le vôtre ?

 — Vous ne serez bientôt plus là pour le voir.

 Il ouvrit le tiroir devant lui et en ressortit une arme de poing qu’il braqua dans ma direction.

 — Il faudra que je pense à revoir la sécurité de ce musée. Ces américains sont décidément très peu rigoureux quant à leurs fouilles corporelles.

 A 9 heures 08, j’avais laissé tomber ma lame au sol et me préparais à recevoir une balle en pleine poitrine. Je n’avais plus d’autre option que de gagner un peu de temps :

 — Vous n’avez jamais cru dans ma proposition de vous aider à trouver un acheteur pour Mona Lisa, n’est-ce pas ?

 — Rassurez-vous, vous êtes un excellent menteur. Mais le mensonge est un art imparfait : il ne résiste pas à la vérité du cœur. Je vous ai cru jusqu’à ce que vous me parliez de Mlle Tousignant. Que disiez-vous à son sujet déjà ? Ah oui, je me souviens : « une idiote d’idéaliste ».

 — En quoi cela a-t-il pu me trahir ?

 — Votre regard. J’ai eu l’occasion de le croiser à plusieurs reprises lorsque Mlle Tousignant et vous n’étiez encore que de simples étudiants des Beaux-Arts. Eh bien, je peux vous assurer que ce regard que vous lui portiez à l’époque n’avait rien de fabriqué. Bien au contraire, je crois n’avoir jamais vu regard plus éperdu que le vôtre. Et voilà que quelques mois plus tard, vous tentez de me convaincre que votre relation n’est qu’intéressée. Vous comprendrez que ça ne m’ait pas paru crédible une seconde.

 — Quand bien même, vous n’arriverez jamais à faire sortir la Joconde sans éveiller l’attention des américains. Et je vous souhaite bon courage pour revendre ce tableau, coincé que vous serez dans cette ville.

 — Mais n’avez-vous donc toujours rien compris ? Tout ceci n’est qu’une vaste mystification ! Je n’ai jamais eu besoin de faire sortir la Joconde de ce musée au nez et à la barbe des américains. Tout comme je n’ai jamais eu l’intention de m’enrichir avec.

 — Alors pourquoi me faire venir ici aujourd’hui et risquer votre vie ?

 Il eût ce sourire carnassier qui aujourd’hui encore me glace le sang :

 — Parce que je suis un fervent joueur de poker et que je ne résiste pas à la tentation de vous voir vous décomposer lorsque votre dame de cœur vous sera arrachée.

 — Chloé n’est pas ici, elle est à l’abri.

 — Ce n’est pas ce que j’ai constaté lorsqu’elle est venue me saluer ce matin.

 — Vous mentez.

 — Allons, pourquoi vous mentirais-je ? Vous êtes déjà mort.

 Et il jeta un calepin à mes pieds. Je me penchai pour le ramasser. Il s’agissait d’un cahier recensant tous les actes de présence au jour le jour. Tout en bas de la liste, étaient griffonnées une date et une signature :

08/05/2025 - C. Tousignant

 J’aurais reconnu son écriture entre mille, ses chiffres qui semblaient des lettres, ses lettres qui semblaient des volutes. Non, pas de doute, Chloé se trouvait bien là et Charles m’avait menti. Il n’avait jamais eu l’intention de l’éloigner du Louvre et m’avait convaincu de ne pas aller la prévenir moi-même du lancement de l’opération. Mais pour quelles raisons nous avait-il trahi, Chloé et moi ?

 — Quand bien même serait-elle ici, elle travaille à l’autre bout du musée. Si vous me tirez dessus, les américains débarqueront dans ce bureau sans vous laisser le temps de fuir. Je vais peut-être mourir, mais j’aurai gagné. Vous ne pouvez pas lui faire de mal.

 — Moi ? Mais je n’en ferai rien, je suis un gentilhomme. Les américains, eux par contre, je n’ose imaginer ce qu’ils lui feront subir…

 A 9 heures 15, je lui envoyais son calepin dans la figure, me jetais sur lui et lui arrachais son arme des mains. Marmont allongé sur le sol, je me tenais à califourchon sur lui, le maintenant en joue. Il continuait de sourire malgré le renversement de situation.

 — Maintenant tu vas parler, enfoiré. Pourquoi tout ce projet si tu ne veux pas revendre la Joconde ? Parle ou je te colle une balle entre les deux yeux !

 Et lui de se tordre de rire, les yeux révulsés, le corps agité de spasmes.

 — Réponds !!

 Il réussit à maîtriser son fou rire un instant :

 — Tout ce projet ? Mais vous pensiez réellement pouvoir le mener à bien au nez et à la barbe des maîtres de ce pays ? Vous pensiez réellement que j’avais convaincu le bataillon de soldats qui guette sous cette fenêtre de ne jamais entrer dans ce musée ?

 Son fou rire repartit de plus belle.

 — Explique-toi !

 Et je le frappai au visage avec la crosse de mon arme. Son nez cracha un sang rouge et clair, effaçant enfin son sourire satisfait :

 — La Joconde, je l’ai promise au commandant américain de Paris en échange de ma liberté.

 — Mais pourquoi monter toute cette opération alors qu’il peut piller le musée à sa guise ?

 — Non, il ne peut pas, lui aussi doit obéir à sa hiérarchie. Et si cette hiérarchie découvrait que le plus célèbre des tableaux avait disparu sous son commandement, ou pire, qu’il avait lui-même dérobé ce tableau pour sa jouissance personnelle, il encourrait la cour martiale et la prison à vie. Nous avons donc échafaudé ce stratagème : à lui la Joconde, à moi la liberté. Mais il me fallait convaincre Mlle Tousignant de travailler pour moi. Alors j’ai persuadé cette idéaliste que je voulais mettre la Joconde à l’abri. Et lorsque vous êtes venu me voir, je vous ai dit ce que vous vouliez entendre. Vous me connaissiez trop pour adhérer à cette histoire de sauvegarde du patrimoine, alors je vous ai servi celle de mon enrichissement personnel. Bien sûr, en vous disant cela, je prenais le risque de vous voir aller révéler ce que vous pensiez savoir à Mlle Tousignant. Mais c’est un risque que j’ai tout de même pris, pariant sur le fait que vous laisseriez Mlle Tousignant dans l’ignorance ou que vous la convaincriez de travailler sur sa copie jusqu’au bout pour me doubler dans la dernière ligne droite. Et vu votre étonnement lorsque vous avez appris qu’elle était ici, je suis sûr à présent qu’elle ne sait rien de ce qui se trame réellement. Pauvre petite, vos cachotteries l’auront jetée dans la gueule du loup.

 Et il se remit à rire. Je le soulevai alors d’une main et le plaquai contre le mur, le canon de mon arme contre sa gorge.

 — Je devrais vous tuer ici et maintenant.

 — Mais faites, je vous en prie.

 Je plaquai le canon plus fortement sur sa gorge. La rage s’emparait peu à peu de moi et je n’arrivais plus à la maîtriser. Elle ombrageait mon cœur, raidissait mes muscles et crispait mes doigts sur la crosse.

 — Même ça, vous n’en êtes pas capable. Vous expliquerez à votre douce Chloé que vous avez manqué de courage lorsqu’un bataillon de soldats en rut lui passera dessus.

 A cette image, mon index se referma sur la gâchette.

 Rien. Aucune détonation, aucune fumée, aucune balle. Profitant de mon étonnement, Marmont me repoussa brusquement et se précipita sur son bureau. Le temps que je le rattrape et que je le plaque de nouveau au sol, il avait appuyé sur un bouton dissimulé sous son bureau.

 — Qu’est-ce que vous avez fait ?! lui hurlai-je.

 — J’ai prévenu la cavalerie. Vous devriez vous dépêcher avant qu’ils ne débarquent ici et dans la salle de la Joconde.

 A 9 heures 25, je relâchais mon homme et me précipitais vers la fenêtre. Un groupe de cinq ou six soldats venait de sortir du baraquement américain en toute hâte. Le groupe se scinda en deux et la première moitié fondit dans ma direction. La seconde, elle, se dirigea au pas de course vers l’aile Denon, autrement dit l’aile de la Joconde, autrement dit là où se trouvait Chloé.

 Derrière moi, Marmont s’était redressé et se délectait de la scène :

 — Vous n’arriverez jamais là-bas à temps. Regardez-la vous quitter à jamais.

 Je me retournai et Marmont eut un mouvement de recul :

 — Ils seront ici d’une seconde à l’autre. N’aggravez pas votre cas en…

 Mais déjà je ne l’écoutais plus. Il n’existait plus, seul Chloé comptait à présent. Et chaque seconde perdue m’éloignait d’elle un peu plus sûrement. Je me saisis d’un fauteuil du salon et l’envoyai de toutes mes forces contre la fenêtre. Le fauteuil passa à travers dans une myriade d’éclats de verre. Il ne s’était pas encore fracassé sur les pavés de la cour que déjà j’avais dégoupillé ma grenade et l’envoyais le plus loin possible au-dehors.

 A 9 heures 26, l’engin explosait tout près de la pyramide en verre du Louvre. Celle-ci fut intégralement soufflée par l’explosion et des milliers de débris de verre s’envolèrent dans une formidable déflagration. Si formidable que nulle oreille à cinq cents mètres à la ronde ne pouvait passer à côté de cette détonation. Surtout pas celles de Chloé. Je venais ainsi de l’alerter du danger.

 A 9 heures 27, j’avais traversé toute l’aile Richelieu, brisant quelques vitrines, renversant plusieurs bibelots. Selon toute vraisemblance, Chloé devait à présent avoir passé la Victoire de Samothrace et rejoint le rez-de-chaussée. Il fallait à tout prix que je la rattrape et que je la sorte de là. Je pivotai à droite d’un coup de talon et enchaînai toute l’aile Sully au même rythme effréné.

 A 9 heures 28, un bond rapide et assuré me projetait près de l’escalier Daru de l’aile Denon. Je sautai par-dessus une petite volée de marches et atterris sur le palier, tout près de la Victoire de Samothrace. Face à moi, l’escalier Daru et ses larges marches de marbre qui menaient au rez-de-chaussée et aux collections gréco-romaines. De part et d’autre de cet escalier, deux autres escaliers qui montaient tous deux au premier étage de l’aile Denon, à ses longues galeries de peintures et à sa Joconde. Tout portait à croire que Chloé était déjà passée par là et qu’elle se trouvait à présent quelque part au rez-de-chaussée, entre les statues grecques et les momies égyptiennes.

 Je me précipitai pour dévaler les marches et rejoindre le rez-de-chaussée lorsque le frottement de ses ballerines sur le parquet me stoppa net. Je relevai la tête et la vis. Elle venait seulement de parvenir au bout de la galerie du premier étage et se penchait contre le garde-corps de l’escalier, à mon exacte verticale. Elle se tenait immobile et me regardait du haut de son balcon improvisé.

 Planté au milieu de mon escalier, je voulus faire demi-tour pour aller la chercher mais elle m’en empêcha d’un discret signe de la main. C’est ainsi que je compris : des bruits de bottes se faisaient entendre derrière elle. Et ils se rapprochaient rapidement, trop rapidement.

 Si ses lèvres demeuraient closes pour ne pas trahir ma présence, c’est toute une vie qui s’exprimait à travers ses yeux. Une vie tour à tour verte et pleine de fougue, troublée et pleine de larmes, résignée et pleine de regrets. Ses yeux dévoilaient tout cela à la fois, ils me suppliaient de la prendre dans ses bras mais m’imploraient de fuir, ils restaient dignes mais laissaient couler leur peine sur des joues blêmes et bohèmes.

 Elle m’implorait de la laisser là, de l’abandonner pour sauver ma peau, mais j’étais incapable de faire le moindre pas. Un pas en arrière pour aller la secourir nous aurait très certainement condamné tous deux, mais un pas en avant la condamnait assurément. Les joueurs d’échecs appellent ça un Zugzwang : lorsque le seul coup valable pour s’en sortir serait de ne pas bouger. Je déteste jouer aux échecs. J’ai toujours préféré le poker et ses boniments aux échecs et à leur froide stratégie. Mais Chloé m’implorait du regard. Elle m’implorait de jouer et de sacrifier ma reine.

 Pétrifié, je voulais hurler ma rage et lui crier mon amour, mais aucun son ne sortait de ma bouche. Seules mes lèvres eurent la force d’esquisser quelques mots : « Je t’aime, Chloé. Je t’aime et je te sortirai de là, je t’en fais la promesse. ».

 Lorsqu’elle eut fini de lire sur mes lèvres tremblantes, le temps s’arrêta et un sourire d’espérance illumina son visage, glissa de ses lèvres sur ses traits, fit briller ses yeux emplis de larmes et rosir ses joues pâles de chagrin. J’aurais voulu rester toute une vie à contempler ce visage. Mais le temps reprit brutalement son cours : les bruits de bottes s’étaient faits plus pressants. Chloé me jeta un dernier regard, d’une tristesse infinie, puis ferma les yeux pour oublier.

 A 9 heures 29, j’avançais d’un pas et Chloé disparaissait.

 A 9 heures 30, je sortais du musée, Austerlitz faisait sauter la palissade, m’extirpait du jardin et me jetait dans une épave pilotée par Marne.

 A 9 heures 33, Verdun nous guidait dans un dédale d’égouts souterrains.

 A 9 heures 50, ce même Verdun nous faisait ressortir à l’air libre et Austerlitz sonnait la fin de l’opération Extraction. Il ordonna aux autres de rejoindre la station de métro et resta avec moi. Je me souviens encore de ses paroles censées me réconforter. Car la lâcheté n’est jamais seule, elle vient toujours accompagnée de son cortège d’hypocrisies : « Tu n’y pouvais rien. » ; « Tu es tombé dans un piège que personne ne pouvait prévoir. » ; « Si tu étais resté, tu aurais été capturé avec Camerone. » ; « Tu n’avais pas d’autre choix. ». Pas d’autre choix ? Il n’y a bien que les lâches pour raisonner ainsi. Les autres, les braves et les courageux, ceux pour qui l’honneur n’est pas un vain mot, ceux-là auraient fait demi-tour, seraient montés au premier étage, auraient protégé Chloé et affronté ses assaillants sans ciller.

 La vérité est que j’avais été lâche. Les beaux discours sur le sens du sacrifice, le combat pour nos pairs, l’héroïsme vertueux et incandescent de nos actes, tout cela s’était fracassé contre le mur d’une guerre bien réelle, elle.

 Lorsqu’Austerlitz et moi parvînmes sur le quai de la station de métro, ils étaient tous déjà là, en train de discuter à voix basse. En m’apercevant, ils se turent tous et Charles s’avança vers moi :

 — Nathan, écoute…

 Mais je n’écoutais déjà plus et fondais sur lui. Il s’écarta alors d’un petit pas rapide sur le côté et je m’étalai de tout mon long sur le sol lisse du quai.

 — Nathan, je suis…

 Mais déjà je me relevais et abattais toute ma rage contre lui. Il para chaque coup, les repoussa les uns après les autres. Il était plus rapide et plus fort, mais porté par la haine que je lui vouais en cet instant, je finis par réussir à le frapper au genou avec mon tibia. Déstabilisé, il posa un genou à terre et je le frappai au visage une première fois. Je voulus le frapper une nouvelle fois, mais il bloqua mon poing de sa main gauche et m’envoya un uppercut directement dans les côtes. Le souffle coupé, plié en deux sous la violence du choc, il en profita pour se redresser, se positionner derrière moi et m’enserrer le cou avec ses bras. Je tentai de me dégager en le frappant aux côtes avec mes coudes, mais aucun de mes coups ne le fit vaciller. Bientôt le manque d’oxygène me retira toute force et mes jambes cessèrent de me porter. Charles relâcha alors lentement son étreinte et me déposa sur le sol.

 Misérable, allongé telle une loque inoffensive, Charles me toisait du haut de son mètre quatre-vingt-dix. Il ne semblait avoir aucunement souffert de notre combat. Les autres, tout autour de nous, n’osaient rien dire. Ils me regardaient, incrédules.

 — Tu l’as condamnée, soufflai-je péniblement. Tu l’as condamnée et je vais te tuer pour ça.

 — Nathan, je suis désolé, je n’avais pas prévu que les choses tourneraient ainsi. Il fallait qu’elle se rende au Louvre comme tous les jours pour ne pas éveiller les soupçons de Marmont. Personne n’avait prévu ce qui se passerait, tenta-t-il de se justifier.

 Je me relevai pour me jeter sur lui. Mais Austerlitz et Marne s’interposèrent.

 — Tu m’as trompé ! Tu m’as fait croire que tu allais la prévenir !! Je te faisais confiance. Mais tu nous as trahis et Chloé n’est plus là...

 Je me retournai pour frapper l’acier dur et froid de la rame de métro. Lorsque la douleur dans mes phalanges fut suffisamment insupportable pour dissiper la rage qui m’embrumait l’esprit, je me retournai pour pointer du doigt le plan de Paris affiché contre le mur :

 — Ecoutez-moi bien, je vais sortir Camerone de sa prison, dussé-je mettre à feu et à sang toute cette ville. J’agirai avec ou sans vous, mais gardez-vous bien de vous mettre en travers de ma route. Camerone sera bientôt libre, j’en fais la promesse devant vous.

 Et je sautai sur les voies avant de disparaître dans l’obscurité du tunnel.

 Une promesse, voilà tout ce qui me restait à présent. Tenir cette promesse devenait ma seule raison d’être et le seul moyen de regagner un semblant d’honneur. Il le fallait, pour moi, pour elle.

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