Chapitre 31

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Paris, mardi 24 décembre 2024

 Les rues de Paris hivernaient sous une fine couche de neige fraîchement tombée. Quelques traces laissées ici et là témoignaient de la présence encore récente de quelques créatures à l’allure vaguement humaine. Mais un vent glacé avait eu tôt fait de les chasser de la forêt des rues, les obligeant à se terrer dans leurs tanières de pierre.

 Je les enviais comme jamais. L’épais manteau que je portais n’empêchait pas la bise hivernale de déposer ses baisers glacés partout sur mon corps, et c’est transi de froid que je traversai Paris.

 Mes doigts gelés ne trouvaient pas plus d’abri à l’intérieur de mes poches et c’est avec soulagement que je lus le nom du général Delestraint sur la plaque bleu et blanc de la rue en question.

 C’est sur le site Gamma, ou appartement C comme nous l’appelions entre nous, que Charles nous avait donné rendez-vous. Il restait trois minutes avant que neuf heures ne sonnent. J’allais être à l’heure pour une fois.

 De l’autre côté de la porte d’entrée de l’immeuble se trouvait l’infatigable Verdun.

 — Rome ? me lança-t-il alors qu’il me dévisageait à travers la vitre gelée de la porte.

 — Ouvre-moi plutôt la porte, on meurt de froid dehors, m’impatientai-je.

 — Je ne fais qu’appliquer la procédure... Rome ? répéta-t-il.

 — Mais bon sang, tu vois bien que c’est moi !!! m’énervai-je franchement.

 — La procédure… souffla-t-il à travers la vitre.

 — Byzance, lâchai-je irrité.

 Comme un sésame, la porte devant moi s’ouvrit immédiatement et Verdun afficha un large sourire.

 — Tu te trouves malin, peut-être ? pestai-je.

 — Eh ! C’est toi qui as mis en place cette procédure de reconnaissance.

 — Pour le tunnel du métro, lorsqu’on est plongés dans le noir et qu’on ne peut pas se reconnaître !

 — La procédure, c’est la procédure, un point c’est tout.

 Derrière lui, son chien se mit à japper gaiement en me reconnaissant et vint fêter mon arrivée dans le hall morne et décrépi. Je caressai l’arrière de son crâne de mes doigts engourdis.

 — Comment se passe l’entraînement de Marius ?

 — Très bien, il apprend vite. Il est très intelligent, tu sais.

 — Je n’en doute pas. Bon, j’imagine que tout le monde est déjà là en train de m’attendre.

 — Non, il manque encore Castillon à l’appel.

 — C’est étrange, il n’est jamais en retard d’habitude. Et les autres ?

 — Austerlitz, Iéna et Marne sont là-haut. Castillon n’a convoqué personne d’autre.

 — Etrange… Et tu sais de quoi il en retourne ?

 — Non. Mais Austerlitz va te mettre au parfum.

 — Très bien, merci Verdun, répondis-je en me dirigeant vers l’escalier.

 — A votre service, mon lieutenant !

 — Arrête de m’appeler lieutenant, tu sais très bien que je n’aime pas ça, lui signifiai-je en me retournant vers lui.

 — Que tu le veuilles ou non, tu es notre lieutenant depuis que Castillon t’a désigné comme son second.

 — Foutue hiérarchie militaire…

 C’est le grand Marne qui m’ouvrit la porte de l’appartement C. Il semblait n’avoir pas fermé l’œil depuis plusieurs jours. A notre dernière assemblée, Iéna et lui avaient reçu pour ordre de surveiller les abords du QG américain sur l’île de la Cité. Une mission de routine guère excitante. Je me demandais bien ce qu’il avait pu se passer pour le retrouver trois jours plus tard dans cet état de fatigue.

 — Bonjour Marne.

 — Ah, c’est toi, Normandie. Bonjour à toi aussi. Castillon n’est pas avec toi ? s’étonna le grand gaillard.

 — Non, il semble qu’il soit en retard, pour une fois.

 — Ça pouvait pas tomber plus mal, maugréa-t-il.

 — Pourquoi donc ? Qu’est-ce qu’il se passe ici ?

 — Entre, me fit-il d’un signe de la tête, on t’expliquera tout en détail à l’intérieur.

 Bien que chauffé par les rayons du soleil levant, l’appartement C n’en demeurait pas moins glacial et c’est grelottant que je me débarrassai de mon manteau sur le portant du couloir. Je soufflai dans mes mains pour tenter de les réchauffer un peu.

 — Par ici, Austerlitz et Iéna sont dans le grand salon.

 Je suivis les grincements de pas du grand Marne sur le parquet gangréné d’humidité. Arrivé au bout du couloir, celui-ci m’ouvrit la porte du salon et me fit signe d’entrer.

 Le salon surprenait par son dénuement. Tout comme les autres pièces de l’appartement C, il avait été abandonné précipitamment par ses propriétaires lors du bombardement de Paris avant d’être rapidement visité par une bande de maraudeurs. Ces derniers en avaient profité pour le vider de tout son mobilier. Et lorsque mes camarades et moi-même avions découvert ce site, il ne restait plus rien de sa vie passée. L’on pouvait cependant, en prêtant une attention particulière aux détails, reconstituer le mobilier disparu de la scène de crime : des rideaux arrachés, ne laissant que le givre pour recouvrir des fenêtres mises à nu ; un tableau évanoui, n’ayant marqué de son empreinte que la peinture blanche du mur ; un piano kidnappé, dont les arêtes saillantes avaient éraflé le mur dans une ultime résistance ; une table en cavale, n’ayant laissé derrière elle que la trace précipitée de ses pas dans la poussière.

 En lieu et place de ce confort petit-bourgeois aujourd’hui disparu, nous avions installé une simple chaise au centre de la pièce. Maintenue au sol par quatre arceaux en acier, elle retenait en ce moment même un homme par l'entremise de colliers de serrage en plastique placés à chacun de ses poignets et chevilles. Sa tête était recouverte d’une espèce de sac en toile crasseux. En m’entendant entrer dans la pièce, il s’agita et se mit à geindre sans qu’aucun mot audible ne sorte de sa bouche. Il était probablement bâillonné sous son masque de toile.

 En face de lui, Austerlitz et Iéna se tenaient debout contre le mur, les bras croisés. Il fixait chacun le captif sans dire un mot. Je m’approchai d’eux et les saluai d’un signe de tête. Iéna ne réagit que faiblement à mon entrée, il semblait lui aussi totalement épuisé.

 — Vous pouvez me dire qui c’est et pourquoi vous le retenez ici ?

 — Iéna, reste ici pour le surveiller, commanda Austerlitz à son camarade, je vais informer Normandie des récents événements.

 Le dénommé Iéna, un jeune homme plutôt fin et chétif, approuva d’un imperceptible signe de tête. Austerlitz, à l’ossature plus épaisse et d’un naturel plus énergique, m’entraîna dans la cuisine en face du salon. Marne s’y trouvait déjà, affairé à se faire bouillir un thé sur un réchaud à gaz. Il tremblait devant, essayant de capter un peu de la chaleur qui se dégageait des flammes bleutées.

 — Tu n’es pas sans savoir que le protocole d’urgence Gamma a été déclenché, commença Austerlitz.

 — Oui, je ne serais pas là sinon.

 Le protocole d’urgence Gamma ne pouvait être déclenché que par Castillon lui-même. Lorsqu’il prenait la responsabilité de l’initier, il chargeait Verdun de prévenir chaque résistant de la tenue d’une réunion de crise. Par mesure de sécurité, Verdun ne connaissait pas nos adresses exactes, il ne connaissait que le nom des rues où nous vivions. C’est pourquoi, dans chacune de ces rues, il déclenchait un dispositif sonore miniature suffisamment puissant pour être entendu de chaque habitant de la rue en question. Et lorsque le vacarme strident retentissait à nos oreilles, nous pouvions en déduire la nature du protocole d’urgence au nombre de ses répétitions. Il y avait eu un long sifflement hier soir dans ma rue, suivi de trois répétitions, ce qui correspondait au protocole Gamma. A partir de là, je savais qu’on m’attendait le lendemain à neuf heures précises sur le site Gamma, ou appartement C.

 — Tu n’es pas sans savoir que Marne et Iéna ont été affectés récemment à la surveillance du QG ennemi, reprit Austerlitz.

 — Je suis au courant, oui.

 — La mission s’est pour une fois éloignée de la routine traditionnelle. Marne, raconte-lui ce que Iéna et toi avez vu.

 Le Marne en question sursauta à l’annonce de son nom. Il s’arracha à la contemplation de l’eau frémissante et se retourna vers moi :

 — Euh, oui. Il était à peu près quatre heures du matin hier lorsque ça s’est produit. On se les caillait avec Iéna depuis notre poste d’observation quand un véhicule blindé ennemi est sorti du QG pour gagner ce côté-ci de la rive. C’est déjà très rare qu’un véhicule blindé s’aventure seul en journée dans Paris, alors la nuit, tu penses bien, on n’avait jamais vu ça.

 — Très étrange, en effet.

 — Du coup, on a essayé de le suivre. On a pris nos vélos et on a tracé. Il était rapide mais on a réussi à ne pas le perdre de vue. Et puis, au détour d’une rue, une portière s’est ouverte et quelqu’un s’est fait jeter du véhicule en marche. Le véhicule a alors accéléré et on l’a perdu.

 — Il s’agit de la personne que vous retenez ici ?

 — Oui. Avec Iéna, on l’a suivi discrètement. Il est rentré chez lui et n’en est pas ressorti de toute la journée d’hier. Pendant que Iéna continuait de planquer devant l’appart’ du gars, je suis allé déposer un message dans notre boîte aux lettres secrète du cimetière du Père-Lachaise. Castillon est venu nous retrouver quelques heures plus tard en bas de l’immeuble du type qu’on surveillait.

 — Et alors ?

 — Alors tu te souviens de la cellule numéro 12 ?

 — Le groupe de résistants qui a disparu il y a 3 semaines sans laisser la moindre trace ? Oui, je m’en souviens parfaitement. C’est à cause de cet événement que nous avons mis en place les différents protocoles d’urgence.

 — Eh bien Castillon est allé voir Valmy pour le prévenir. Il possède les véritables identités et les adresses de tous les résistants de cette ville.

 — Et donc ?

 — L’adresse du type retenu de l’autre côté de cette porte correspond à celle d’un membre de la cellule numéro 12. Un certain Victor Bousquet.

 Le brouillard s’épaississait. Si cet homme faisait partie de la résistance, que faisait-il au QG ennemi ? Et où se trouvaient ses camarades ?

 — Et qu’est-ce que Castillon vous a dit d’autre ?

 — Il nous a chargés de le ramener ici pendant qu’il prenait soin d’activer le protocole d’urgence. Alors on est entrés par effraction dans son appartement et on l’a chopé. Ça a pas été simple de le ramener jusque ici sans éveiller les soupçons.

 — J’imagine. Vous l’avez déjà interrogé ?

 — Castillon nous a dit de l’attendre avant de commencer tout interrogatoire.

 — Très bien.

 La bouilloire se mit à siffler et Marne se précipita pour couper le réchaud. Il versa alors l’eau bouillante dans trois grandes tasses et nous les servit. La porcelaine brulante réchauffa mes mains gelées et l’eau parfumée mon gosier engourdi.

 Une heure avait passé et Castillon ne s’était toujours pas montré.

 — On ne peut plus attendre, m’avertit Austerlitz.

 — Oui, tu as raison, acquiesçai-je. On va commencer cet interrogatoire. Va me trouver une chaise.

 Je revins dans le grand salon et posai la chaise en face de notre prisonnier. Je m’assis et fis signe à Iéna d’ôter le sac de toile qui recouvrait sa tête. Il écarquilla les yeux, hébété, et me regarda fixement. Seul face à lui – mes trois camarades ayant préféré rester en retrait derrière lui –, j’en profitai pour le détailler. Ni beau ni laid, ni fade ni singulier, son visage était d’une banalité affligeante, d’une banalité qu’on ne remarque point, si bien qu’aucun préjugé, bon ou mauvais, ne caractérise jamais ce genre d’individu.

 Iéna arracha d’un coup sec le gros morceau de scotch noir qui recouvrait sa bouche. Il poussa un grognement et me foudroya du regard.

 — Qui vous êtes ? Vous me voulez quoi ? questionna-t-il aussitôt.

 — C’est à toi de nous le dire, répliquai-je sur un ton aussi neutre que possible.

 — Je ne sais pas ce que vous me voulez, je ne suis qu’un pauvre gars qui n’a rien demandé à personne.

 — Et je ne demande qu’à te croire. Comment tu t’appelles ?

 — Pourquoi ?

 — Cela nous permettra de vérifier que nous n’avons pas fait d’erreur sur ta personne.

 — Je m’appelle Bastien, Bastien Aubrac.

 — Très bien Bastien, peux-tu nous expliquer pourquoi tu as été vu en train de descendre d’un véhicule blindé américain il y a un peu plus de vingt-quatre heures ?

 — Quoi ?! Mais non, jamais de la vie !

 Je ne réagis pas à ses protestations et poursuivis mon exposé des faits :

 — Lequel véhicule se trouvait précédemment dans le quartier général ennemi…

 — Mais c’est du délire, j’étais chez moi toute la journée d’hier !

 Il feignait magistralement bien l’incompréhension et l’ignorance. A tel point que le doute commençait à s’insinuer en moi.

 — Tu auras compris, Bastien, que nous ne sommes pas la police et que nous agissons en dehors de tout Etat de droit. Je te laisse donc une dernière chance de tout nous expliquer.

 — Mais je vous dis la vérité ! Je m’appelle Bastien Aubrac, je n’ai jamais été sur l’île de la Cité depuis que les américains y ont établi leur quartier général, et encore moins dans un de leurs véhicules !

 — Tu ne nous laisses donc plus le choix, annonçai-je en me levant de ma chaise.

 Je fis signe à Marne et Iéna de me suivre dans la cuisine. Au moment de quitter le salon, le détenu, totalement paniqué, s’agita dans mon dos :

 — Mais puisque je vous dis que je ne sais rien !!! Vous allez où ?! Vous allez me faire quoi ?!!

 Il y avait dans sa voix une angoisse réelle. Restait à découvrir si cette angoisse était celle de l’innocent accusé à tort ou du coupable craignant d’être puni.

 Une fois dans la cuisine, je me tournai vers mes deux camarades :

 — Vous me garantissez tous les deux que la personne retenue dans l’autre pièce est la même personne que vous avez vue descendre du véhicule américain ?

 Iéna se tourna vers son acolyte et lui adressa un regard gêné. Marne baissa les yeux et se tourna vers moi :

 — Euh, c’est-à-dire que le blindé avait pris de l’avance sur nous et on ne l’avait plus en visuel quand le mec en est sorti. Mais on a bien entendu le claquement de portière du blindé et quand on est arrivés dans la rue dix secondes plus tard, on a vu ce type qui rejoignait son immeuble. Je suis convaincu qu’il se trouvait dans le blindé juste avant.

 — Pareil, tenta timidement Iéna.

 — Vous vous foutez de moi tous les deux ?! Ce n’est pas de convictions dont j’ai besoin, mais de certitudes ! Vous vous rendez compte que je me prépare à torturer un homme peut-être innocent ?!

 — Oui, bredouilla Marne.

 — C’est bon, laissez-moi seul. Retournez surveiller le prisonnier.

 Les deux quittèrent la cuisine la tête basse. Je fis les cent pas pour réfléchir. Il fallait que je me débarrasse de ces principes moraux qui m’encombraient l’esprit et m’empêchaient de prendre une décision objective. Après dix bonnes minutes de tergiversations intérieures, je m’approchai d’un meuble de la cuisine, ouvris l’un des tiroirs et en ressortis une poignée de cure-dents. Avec un couteau, j’en effilai les pointes. Puis je retournai dans le salon. Ma décision était prise.

 De retour dans le salon, mon prisonnier me faisait toujours face et semblait toujours aussi désemparé.

 — Sais-tu que l’homme a une faiblesse très caractéristique au niveau des ongles ? avançai-je sur un ton doctoral tout en lui dévoilant la dizaine d’échardes que je tenais dans la main.

 — Qu’est-ce que… Qu’est-ce que vous allez me faire ? bafouilla-t-il.

 Des gouttes de sueur commençaient à perler sur son front. Je repris mon explication :

 — En fait, c’est dû aux extrémités nerveuses. Elles y sont très nombreuses au bout des doigts et le moindre corps étranger qui pénètre sous l’ongle provoque une souffrance extrême.

 — Vous allez pas me faire ça ?! Mais puisque je vous dis que je ne sais rien ! Non, je vous en supplie, je sais rien du tout, j’ai rien fait !

 Il avait les yeux grand exorbités et de la sueur coulait le long de ses tempes. Mais ce n’est pas ce qui me troublait le plus. Non, ce qui me troublait vraiment, c’était l’angoisse, la panique totale qui transparaissait à chacune de ses paroles. Je n’avais encore jamais torturé personne et c’est Charles qui aurait dû s’en charger à ma place. La formation militaire qu’il avait suivi auprès de son père eût été d’un grand secours. Mais il n’était pas là. Et comme Verdun me l’avait rappelé, il m’avait nommé pour le suppléer.

 Je finis par me lever et tranchai les liens qui maintenaient sa main gauche à un pied de la chaise en fer. Il hurla, implora ma pitié, s’agita tellement qu’Austerlitz et Marne durent s’y mettre à deux pour le maintenir immobile.

 J’approchai la première écharde de son index. Le morceau de bois pénétra la chair, décollant l’ongle dans un frottement sinistre. Le détenu se mit à hurler et à s’agiter avec encore plus de force. Tout son corps se soulevait et s’animait comme secoué par une force invisible. L’écharde était à présent enfoncée de moitié et bientôt un sang noir, épais, s’écoula de l’ongle tourmenté.

 — Comment tu t’appelles ?

 — Arrêtez, je vous en prie, je vous en prie !

 — Ton nom ! tonnai-je.

 — Aubrac, je m’appelle Aubrac !!!

 Je pris une seconde écharde et répétai l’opération avec le majeur de la même main. Les hurlements, le sang, le frottement de l’écharde contre l’ongle, tout recommençait avec une intensité décuplée.

 Au troisième doigt, le prisonnier eut un réflexe malheureux et j’enfonçai par mégarde l’écharde à travers la pulpe de son annulaire. L’écharde traversa son doigt de part en part. Je voulus la retirer violemment, en un seul coup, pour faire le moins de dégât possible, mais celle-ci se brisa et j’arrachai malgré moi un morceau de chair. Le lambeau s’échoua au sol dans une flaque de sang brunâtre et l’homme poussa un cri à vous glacer d’effroi. Je vis Iéna manquer de défaillir devant l’horreur de la scène. Un haut-le-cœur soudain l’obligea à quitter précipitamment la pièce, une main devant la bouche.

 Au bout du quatrième doigt, son sang maculait mes habits de sombres et larges gouttes. A chaque doigt, je reposais la même question, invariablement :

 — Comment tu t’appelles ?!!

 Et à chaque fois la même réponse suivie du même gémissement, invariablement :

 — Aubrac ! Je vous en prie, par pitié arrêtez, arrêtez…

 Sa main gauche achevée, nous passâmes à la droite. Austerlitz rattacha sa main enjolivée d’épines pendant que Marne libérait son autre main. Le prisonnier s’était tellement démené sur sa chaise que ses liens avaient fini par pénétrer la chair de son poignet, laissant suinter un liquide noir et caillé, mélange putride de crasse et de sang vicié.

 Il se remit à geindre alors que je m’apprêtais à m’occuper de son index droit.

 — Pitié, PITIÉ !!! Je vous en prie…

 Et il se mit à pleurer, les yeux perdus dans le vide. Je l’attrapai alors par les cheveux et le forçai à me regarder. Sa face défraîchie était traversée de spasmes aussi brutaux que disparates, lesquels déformaient sa bouche en un abîme infini, creusaient ses joues en vallées décharnées et animaient son regard d’un feu de mort.

 — Ton nom !!!

 — Bousquet ! Je m’appelle Victor Bousquet ! lâcha-t-il en un long sanglot.

 — Très bien Victor. Que faisais-tu dans ce blindé ennemi ?

 — Il me ramenait chez moi. Enlevez-moi vos échardes, je vous en prie.

 — Quand tu auras fini de répondre à nos questions. Pourquoi te ramenaient-ils chez toi ?

 — Parce qu’ils voulaient que je continue à infiltrer la résistance !

 — Où sont tes camarades de la cellule numéro 12, Victor ?

 — Morts.

 — Qui les a tués ?

 — Les américains. Enlevez-moi ça, par pitié.

 Il ne cessait de geindre, à tel point que ça en devenait pénible à écouter. Quand bien même, il me fallait continuer à l’interroger :

 — Bientôt, Victor, bientôt. Comment ont-ils su où vous trouver ?

 Il ne répondit rien et m’obligea à réitérer mes menaces :

 — Il faut me répondre, Victor. Ou bien je me verrai obliger de reprendre notre séance d’acuponcture. Comment est-ce qu’ils ont su où vous trouver ?

 — Je les ai donnés ! Je les ai tous donnés. Les américains devaient me laisser aller en Suisse ensuite. Mais au lieu de ça, ils m’ont jeté dans une de leurs geôles pendant trois semaines pour m’interroger et quand ils ont eu tout ce qu’ils voulaient, ils m’ont renvoyé ici au lieu de m’exfiltrer !

 — Que leur as-tu dit exactement ?

 — Tout, je leur ai tout dit : ce que je savais sur notre fonctionnement, sur les cellules autonomes, sur Valmy.

 — Alors pourquoi t’ont-ils renvoyé ici ?

 — Parce qu’ils veulent mettre la main sur Valmy et qu’ils n’y arrivent pas ! Je devais me faire passer pour un rescapé de la cellule 12 et essayer de rencontrer Valmy. Ils ont compris que si Valmy tombe, c’est toute la résistance intérieure qui tombe.

 — Je vois. Marne, fis-je en m’adressant à mon camarade resté en retrait, retire-lui ses échardes. Et Iéna, va chercher de quoi panser ses plaies et arrêter le saignement. Austerlitz, il faut qu’on parle.

 Austerlitz et moi étions de retour dans la cuisine. On pouvait entendre le prisonnier pousser des cris à travers la porte chaque fois que Marne retirait une de ses échardes.

 — Qu’est-ce que tu en penses ? lui demandai-je en versant de l’eau fraîche dans un grand verre.

 — Que ce salopard est responsable de la mort de beaucoup de nos frères d’armes.

 — Effectivement. Mais à part ça ?

 — A part ça, il a indiqué avoir passé trois semaines sur l’île de la Cité. Je pense qu’il y a là une carte à jouer si on veut en savoir plus sur le fonctionnement du QG ennemi.

 — Oui, je pensais également l’interroger sur ça. Mais j’aimerais qu’il se sente en confiance avant d’attaquer cette partie de l’interrogatoire.

 Je prêtai alors une oreille attentive aux bruits provenant du salon et, à mon grand soulagement, n’entendis plus aucun cri.

 — Bien, voilà qu’il a cessé de geindre, je pense qu’on peut y retourner.

 Je me dirigeais déjà vers le salon avec mon verre d’eau lorsqu’Austerlitz me fit part de son inquiétude quant au retard de Charles :

 — Normandie, ça va faire bientôt trois heures que Castillon aurait dû nous rejoindre.

 — Cela m’inquiète tout autant que toi, mais nous n’avons aucun moyen de savoir où il est.

 — Non, mais on doit se préparer au pire.

 — A quoi tu penses ?

 — Au protocole d’urgence Delta. On ne peut pas se permettre de connaître le même destin que la cellule 12.

 — Je préfère ne rien précipiter pour le moment. Allons terminer cet interrogatoire et nous en rediscuterons après si Castillon n’a toujours pas pointé le bout de son nez.

 — Très bien, mais j’espère qu’on ne prend pas un risque inconsidéré en restant ici, conclut-il d’une voix de Cassandre.

 Dans le salon, le prisonnier semblait avoir repris quelques couleurs et les traits de son visage s’étaient adoucis. Les bandages à l’extrémité de ses doigts n’y étaient probablement pas étrangers.

 — Tiens, bois un peu, lui conseillai-je en approchant mon verre de ses lèvres.

 Il but quelques gorgées et ses yeux semblèrent me remercier de cette attention.

 — Victor, tu nous as indiqué avoir passé près de trois semaines sur l’île de la Cité. Qu’est-ce que tu peux nous apprendre sur le fonctionnement du QG américain ?

 — Euh, pas grand-chose, balbutia-t-il, j’ai passé l’essentiel de mon séjour dans une cellule de 2 mètres sur 2.

 Sa voix accusait la fatigue. Certes, il allait mieux que tout à l’heure, mais il restait tout de même très éprouvé par sa séance de manucure forcée.

 — Tu peux me dire combien il y a de ces cellules et où elles se trouvent ?

 — Je dirais une centaine, toutes disposées dans le sous-sol de la Conciergerie.

 La conciergerie, ce gigantesque bâtiment médiéval posé sur les bords de la Seine, avait servi de prison dès le XIVe siècle et avait vu défiler depuis les criminels les plus célèbres de l’Histoire de France. Et voilà que les américains avaient eu le bon goût de la réhabiliter.

 — Comment est-ce qu’on accède à ces cellules ?

 — Y a de nombreuses sécurités. C’est impossible de toutes les passer sans se faire repérer.

 — Dis toujours.

 — Y a une première porte blindée. Elle est contrôlée par un scanner rétinien. Seul un soldat américain peut passer ce premier contrôle. Ensuite, on se retrouve dans un sas isolé du reste de la prison par de hautes grilles en fer. Là, un gardien situé dans le poste de contrôle de la prison demande à voir l’autorisation d’entrée ou de sortie du prisonnier.

 — Ce poste de contrôle, à quoi il ressemble ?

 — C’est une toute petite guérite située à gauche juste en entrant. Elle est intégralement protégée par du verre pare-balles. Y a toujours au moins un gardien à l’intérieur, mais ils sont le plus souvent deux. Et ils contrôlent toute la prison depuis des écrans de contrôle. Il y a des caméras dans chaque cellule et ils peuvent voir tout ce qu’il s’y passe.

 — Ok. Et ensuite, que se passe-t-il ?

 — Le gardien vérifie l’autorisation d’incarcération et ouvre la grille en fer depuis un bouton situé dans le poste de contrôle. Il fait de même pour ouvrir la porte de la cellule qui a été attribuée au prisonnier.

 — Donc en temps normal, seuls deux gardiens surveillent l’ensemble de la prison ?

 — Oui, mais le reste de la garnison n’est jamais très loin en cas de problème.

 — Est-ce que tu sais combien ils sont au total ?

 — Impossible à dire avec certitude. Des hélicoptères chargés de soldats vont et viennent, c’est une rotation permanente. Mais je dirais au moins deux ou trois cents.

 — Qu’est-ce que tu peux me dire d’autre ?

 — Leur commandant, un homme sec et austère, mais qui parle un français parfait et presque sans accent. C’est lui qui m’a interrogé. Il a fait de Valmy son obsession et veut le détruire à tout prix. Et l’autre jour, alors qu’il m’interrogeait…

 — Tu veux dire, alors que tu trahissais ton pays et vendais tes camarades, accusa sèchement Austerlitz.

 — Austerlitz, ça suffit, coupai-je. Victor, reprends tes explications, je te prie.

 Je n’en pensais pas moins, mais il nous fallait des réponses et je ne pouvais pas laisser notre prisonnier se braquer et se renfermer. L’amener à parler avait été déjà suffisamment éprouvant pour nous tous.

 — Euh, oui, reprit le prisonnier visiblement déstabilisé par la saillie d’Austerlitz, eh bien, on était dans son bureau et, alors qu’on était en train de, euh, parler, il s’est subitement levé et s’est approché de la fenêtre. Là, il m’a désigné le Louvre du doigt et a prononcé cette phrase que je n’oublierai jamais : « Vous autres français, vous ne méritez pas les merveilles de ce pays. ».

 — Alors tâche à nous de lui prouver le contraire. Victor, Iéna ici présent va prendre ma place avec de quoi dessiner. Je veux que tu l’aides à reconstituer les plans de la prison. Ensuite, et seulement ensuite, nous te remettrons ce sac en toile sur la tête et te relâcherons dans une rue loin d’ici. Mais souviens-toi bien que nous savons où tu vis et que toute la résistance sera bientôt au courant de ta trahison. Donc le mieux pour toi serait de raser les murs et de te faire tout petit.

 Il sembla rassuré par mes dernières paroles et me remercia. Iéna, qui s’était entre-temps éclipsé, venait de réapparaître avec du papier et un crayon. L’étudiant en architecture qu’il était s’assit à ma place et commença à interroger le prisonnier sur la configuration de la prison. Marne resta surveiller leur travail pendant qu’Austerlitz et moi nous nous retirions une nouvelle fois.

 — Tu n’es pas sérieux lorsque tu dis que tu vas le relâcher ? s’indigna Austerlitz alors que nous avions à peine franchi le seuil de la cuisine.

 — Bien sûr que non, mais j’avais besoin de gagner sa confiance. La dernière chose dont on a besoin, c’est qu’il se mette à nous mentir.

 — Alors tu comptes faire quoi de lui ?

 — Pour l’instant, il est bien là où il est.

 — Non, il n’est pas bien là où il est. Castillon n’est toujours pas arrivé, Normandie. C’est plus qu’alarmant à cette heure-ci. Il faut que tu actives les protocoles d’urgence. Toi seul connais l’emplacement des sites Bêta et Delta.

 Je jetai un coup d’œil à ma montre : 13 heures 55.

 — Oui, tu as raison, il faut qu’on se replie.

 En tant que second, j’avais été chargé de trouver un site Bêta connu de moi seul au cas où la confidentialité du site Alpha, à savoir la station de métro, serait compromise. La disparition inquiétante de Charles constituait un motif de repli sur le site Bêta. Quant au site Delta, il s’agissait là aussi d’un lieu que je tenais secret, un appartement où nous pourrions tous nous retirer. Nous n’oubliions pas que Charles était le seul d’entre nous à connaître les véritables identités de chacun ainsi que leurs adresses exactes. En cela, sa disparition nous mettait tous en danger.

 — Tu vas te charger du déménagement sur le site Bêta, indiquai-je à Austerlitz. C’est une chapelle du 8ème arrondissement, au 29 de la rue Pasquier. Lorsque le Père Chélan viendra t’ouvrir et te demandera ce que tu viens faire là, tu lui répondras exactement ceci : « Ne croyez pas que je sois venu apporter la paix sur la terre ; car je ne suis pas venu apporter la paix, mais l'épée. ». Seulement alors il te laissera entrer. C’est bon, c’est enregistré ?

 Et Austerlitz de me répondre avec sa concision habituelle :

 — Oui : Chapelle ; rue Pasquier ; numéro 29 ; Père Chélan ; Matthieu chapitre 10 verset 34.

 — Parfait. Maintenant va informer Marne qu’il t’accompagne sur le site Alpha pour entamer le transfert de tous les documents sensibles et du matériel facilement transportable. Je vais parler à Verdun afin qu’il prévienne tous les autres.

 — Ok, mais le prisonnier, tu comptes en faire quoi ? Si l’appartement C est compromis par la disparition de Castillon, le laisser ici représente un risque.

 — Ne t’inquiète pas, je me charge personnellement de régler ce dernier détail, répondis-je dans un soupir.

 Je sortis de l’appartement C et descendis les quatre étages. Verdun guettait toujours l’entrée, emmitouflé dans un manteau de fourrure si grand que seul sa casquette à la gavroche dépassait de l’encolure.

 — Verdun !

 — Oui Normandie ?

 — Toujours aucune nouvelle de Castillon ?

 — Rien de rien. Ça va faire près de cinq heures qu’il devrait être là.

 — Je sais, oui. C’est la raison pour laquelle j’ai décidé de déclencher le protocole Delta.

 — T’es sûr de toi, là ?

 Le protocole Delta, quatre répétitions sonores, obligeait chacun à quitter définitivement son logement et à rejoindre le parvis de l’église Saint-Vincent-de-Paul avec un minimum d’affaires sur soi. Une fois là-bas, il était convenu que je mène le groupe jusqu’au site Delta.

 — Oui, on a déjà trop tardé et je ne veux pas risquer la vie de chacun plus longtemps. Comme tu l’as dit, en son absence, je suis le seul responsable. Donc, tu vas partir immédiatement déclencher le protocole Delta.

 — De jour ?

 — On n’a pas le temps d’attendre la nuit, quand bien même nous sommes en hiver.

 — Mais c’est que je risque de me faire choper, moi !

 — Il neige et il fait un froid de canard, alors je doute qu’il y ait grand monde dehors pour te surprendre. Et quand bien même, je suis persuadé que tu sauras te débrouiller.

 — Et si y en a qui sont pas chez eux ? Les protocoles d’urgence ont été pensés pour prévenir les camarades lorsque le couvre-feu est actif et qu’on est sûr que tout le monde est chez soi.

 — Tu feras un deuxième passage à la nuit tombée si certains ne se présentent pas sur le parvis de l’église. Mais en attendant, il est urgent de prévenir un maximum de camarades. C’est bon, c’est O.K. pour toi ?

 — Oui lieutenant !

 Il ouvrit alors la porte d’entrée et laissa un vent glacé chargé de lourds flocons s’inviter dans le hall. Marius, surexcité, essaya d’en croquer quelques-uns.

 — Dernière chose : je te saurais infiniment gré si tu pouvais passer en premier par la rue où vit Camerone.

 Il afficha un sourire goguenard :

 — C’est comme si c’était fait.

 La porte claqua, et son chien et lui disparurent, happés par le blizzard.

 De retour dans l’appartement, je croisai Marne et Austerlitz sur le départ. Iéna, lui, apportait les derniers détails au plan de la prison. Je le congédiai aussitôt son croquis terminé et lui intimai l’ordre d’aller récupérer quelques affaires chez lui avant de nous retrouver sur le parvis de l’église Saint Vincent-de-Paul. Un claquement de porte plus tard, je me retrouvais seul avec mon prisonnier.

 Après avoir fouillé les placards de la cuisine, je retournai dans le salon un rouleau de scotch à la main. Victor était toujours là, attaché à sa chaise.

 — Je suis content qu’il n’y ait plus que vous. Vos amis ne me portent guère dans leur cœur. Vous, vous semblez plus compréhensif.

 Je m’assis face à lui.

 — Je ne sais pas si je suis plus compréhensif, mais en tant que meneur, je dois me garder de verser dans un manichéisme simpliste et étriqué.

 — Oui, absolument, il faut arrêter de penser qu’il n’y a de choix qu’entre le Bien et le Mal. Quand comptez-vous me relâcher ?

 — Très bientôt.

 — Merci, merci infiniment. Vous n’entendrez plus jamais parler de moi, je vous le promets.

 — Je n’en doute pas, Victor.

 Je déroulai le rouleau de scotch et en découpai une large bande.

 — Tu comprendras, Victor, que je doive te remettre ce bâillon pendant tout le temps où nous te transporterons dans Paris. On ne peut pas risquer que tu éveilles les soupçons en te mettant à crier.

 — Vous préférez être prudent, je comprends.

 — Voilà, c’est tout à fait ça.

 Je me levai et lui plaquai le morceau de scotch contre la bouche avant de me rasseoir.

 — Victor, je voulais te remercier. Ta coopération nous sera précieuse, j’en suis sûr.

 Il opina du chef.

 — Seulement voilà, Victor, tu as trahi ton pays.

 Ses yeux marquèrent une soudaine inquiétude.

 — Des gens sont morts à cause de toi, Victor. Des gens qui luttaient pour notre liberté à tous, des gens qui te faisaient confiance et que tu as trahis. Quand je pense à ces camarades tombés à cause de toi, je vois les miens, je vois le jeune Verdun plein de vie, je vois Iéna l’idéaliste, je vois Austerlitz l’engagé, je vois Camerone. Tu as tué mes amis, Victor.

 Ma voix tremblait et les larmes me montaient aux yeux.

 — En tuant ces personnes, tu as tué mes amis.

 Il geignit et m’implora de ses yeux de lâche. Les mots peinaient à sortir tant ma gorge s’était nouée :

 — Tu n’aurais pas dû tuer mes amis, Victor.

 Il geignit et s’agita de plus belle. Je me levai et contournai sa chaise pour me placer derrière lui. Je sortis de ma poche une corde de piano et la positionnai autour de sa gorge. Puis je serrai de toutes mes forces jusqu’à ce que toute vie l’ait quitté.

 Il était un peu moins de quinze heures et la nuit était presque tombée lorsque je frappai à la porte de Chloé. Celle-ci m’ouvrit quelques instants plus tard et, sans même me saluer, m’interrogea directement :

 — Qu’est-ce qu’il se passe ? Pourquoi est-ce que le protocole Delta a été déclenché ?

 — Où sont tes affaires ? Comment se fait-il que tu sois encore ici ?

 Je traversai rapidement le couloir de son appartement et déboulai dans son salon. Là, un sac de voyage trônait sur la table basse. Des vêtements étaient éparpillés un peu partout sur les canapés et les fauteuils. La vue de ce joyeux foutoir m’irrita au plus haut point :

 — Ça doit faire plus d’une heure que Verdun est passé dans ta rue pour déclencher le protocole d’urgence et toi, tu n’es toujours pas prête à partir ?

 — Si je savais de quoi il en retourne, peut-être que je me presserais un peu plus, répliqua-t-elle d’emblée.

 — Ce n’est pas comme ça que les protocoles ont été pensés : d’abord on réagit et on se met à l’abri, ensuite on discute et on échange les points de vue.

 — Nathan, est-ce que tu vas enfin me dire ce qu’il se passe ?! s’impatienta-t-elle.

 — Charles a disparu, voilà ce qu’il se passe !

 — Et c’est pour ça que vous vous inquiétez ? Je l’ai vu hier midi, il a probablement décidé de passer son réveillon en amoureux avec sa fiancée.

 — Impossible. Sur son instruction, on devait se retrouver ce matin à l’appartement C avec quelques membres de la cellule pour interroger un homme, mais on ne l’a pas vu de toute la journée.

 — Et vous vous réunissez comme ça en petit comité sans prévenir les autres ? Sympa pour nous !

 — Parce que tu t’imagines qu’on était là-bas pour prendre du bon temps ? Ce n’est pas un jeu, Chloé ! Je viens de torturer et de tuer un homme !!

 Elle ne répondit rien et retourna préparer son sac. Je me mis subitement à trembler de tout mon corps. Les mots que je venais de prononcer avaient résonné dans toute la pièce avant de me revenir en plein cœur : oui, j’avais torturé un homme et je l’avais étranglé de sang-froid. Moi qui, après les événements de Moscou, m’étais juré de devenir meilleur, voilà que j’étais devenu tout à la fois tortionnaire, juge et bourreau.

 Chloé et moi marchions à présent côte à côte dans la neige. Côte à côte, mais comme de parfaits étrangers ; marchant d’un même pas fâché, nos regards se fuyaient en chœur et nos mains s’ignoraient à l’unisson. Il y avait une certaine poésie dans cette froide dispute. Les mouvements qui nous animaient étaient si parfaits, si coordonnés, que notre marche prenait l’apparence d’un ballet classique, d’autant plus élégant qu’il n’avait pas la moindre conscience de lui-même. Tout le long du trajet qui nous séparait du lieu de rendez-vous, nous n’échangeâmes pas un mot. Chloé avait même refusé que je porte son sac alors que je n’en portais pas moi-même. Et pour cause, je n’avais pas pris la peine de repasser chez moi. J’avais filé directement chez elle pour m’assurer qu’elle allait bien.

 Lorsque nous parvînmes sur le parvis enneigé de l’église Saint Vincent-de-Paul, une seule personne nous attendait : Iéna. Il jouait à la balle avec Marius qui, contrairement à son partenaire de jeu, semblait ravi du froid et de la neige qui tombait en abondance.

 — Iéna, comment se fait-il que personne d’autre ne soit encore arrivé ? m’alarmai-je.

 — Non, t’inquiète pas, quasiment tout le monde est là. Seulement, avec ce froid, ils sont rentrés s’abriter dans l’église. On se relaie tous les quarts d’heure pour attendre dehors. D’ailleurs, je crois que je suis en train de me faire avoir, ça doit faire bien vingt minutes que je me les caille.

 — Merci Iéna.

 Face à nous, l’église Saint Vincent-de-Paul avait revêtu son long manteau d’hiver. Sorte de temple grec surmonté de deux clochers aussi dépouillés qu’austères, la neige en recouvrait le large fronton et le vent en battait les immenses colonnes ioniques.

 A l’intérieur, trois personnes emmitouflées dans d’épais manteaux se réchauffaient près de cierges allumés.

 — Bonsoir tout le monde, fis-je en entrant.

 — Bonsoir, répondirent-ils tous d’une même voix.

 — Vous pouvez me dire qui manque encore à l’appel ?

 Verdun prit la parole :

 — Austerlitz et Marne ne sont pas encore arrivés.

 — C’est normal, ils sont occupés à déplacer le matériel sensible du site Alpha vers le site Bêta. Qui d’autre ?

 — A part toi, Camerone.

 — Non, elle est arrivée en même temps que moi, c’est juste qu’elle est restée dehors pour discuter avec Iéna.

 — Alors c’est bon, personne d’autre ne manque à l’appel. Excepté Castillon, bien sûr…

 Nous attendîmes encore une heure que Marne et Austerlitz nous rejoignent.

 — On a déplacé tout ce qu’on a pu sur le site Bêta, m’annonça Austerlitz.

 — Vous avez pu rester discret ?

 — Je pense, oui. La neige doit perturber les drones, on n’en a pas croisé un seul au-dessus de nos têtes pendant tout le transfert du matériel.

 — Un vrai miracle de Noël, ironisai-je.

 Nous quittâmes l’église pour regagner le parvis. Au-dehors, les ténèbres s’étaient totalement emparées de Paris et l’on ne voyait plus rien que nos ombres. Sans plus tarder, je pris le commandement de cet équipage damné et notre vaisseau fantôme se mit en route, voguant entre les volées de flocons immaculés.

 Au bout d’un quart d’heure de marche, je leur fis signe de s’arrêter et frappai à la porte d’un immeuble de la rue de Valenciennes. En attendant que l’on vienne nous ouvrir, je me tournai vers mes camarades pour leur adresser un dernier conseil :

 — Avant d’entrer, pensez à vous trouver un nouveau prénom. Je précise : un vrai-faux prénom, pas un nom de bataille alambiqué.

 Je frappai une nouvelle fois et entendis cette fois des pas se rapprocher de l'autre côté de la porte. Celle-ci était massive et le jeune homme derrière eut toutes les peines du monde à l’entrouvrir. Lorsqu’il m’aperçut, il laissa éclater sa joie aux accents hispaniques :

 — Nicolas ! Enfin te voilà ! Et tous tes amis aussi ! Quelle formidable nouvelle !!

 — Buenas Tardes Alberto. Merci de nous recevoir.

 Un large sourire se dessina au milieu de l’épaisse barbe de l’espagnol :

 — De rien mon ami. Mais je vous en prie, entrez tous.

 Nous pénétrâmes à l’intérieur de l’immeuble et suivîmes notre hôte. De taille moyenne et plutôt trapu, il nous éclairait de sa lampe frontale. Son faisceau se focalisa sur un large escalier de marbre qui nous mena au deuxième étage d’un bâtiment qui n’en comptait guère que trois.

 — Voilà, annonça-t-il alors que nous venions d’arriver sur le palier, tout cet étage est inoccupé. Vous y trouverez une vingtaine de matelas, des couvertures et des oreillers. Il y a des toilettes fonctionnelles au fond à droite ainsi qu’une douche aménagée juste à côté.

 — Merci beaucoup Alberto, tu n’imagines pas à quel point tu nous sauves la vie, déclarai-je infiniment reconnaissant.

 — Ce squat est là pour ça, mon ami ! Il est là pour accueillir les gens qui ont besoin d’un toit. Qui serions-nous, si l’on refusait de s’entraider en ces temps troublés ?

 — Pas grand-chose, effectivement…

 — Bien, je vais vous laisser vous installer. Quand vous aurez terminé, vous pourrez nous rejoindre à l’étage au-dessus. C’est là que nous allons réveillonner ce soir.

 — Très bien, à tout de suite alors.

 Alberto prit congé et le faisceau de sa lampe disparut dans la cage d’escalier. Nous dégainâmes chacun une lampe torche et partîmes à la découverte de notre nouveau foyer.

 En agitant ma lampe, je découvris que l’étage tout entier n’était en réalité qu’une seule et même pièce au sein de laquelle des cloisons en contreplaqué avaient été rajoutées pour créer un semblant d’intimité. Au plafond, les néons devenus aveugles et les bouches d’aération rendues muettes ne faisaient aucun mystère quant à la fonction première du bâtiment : il s’agissait d’un immeuble de bureaux. Mais, resté vide trop longtemps, celui-ci avait été finalement occupé par des squatteurs de tous bords : de l’étudiant sans le sou au militant altermondialiste, en passant par le travailleur sans papier. Puis le bombardement de Paris et son blocus avaient libéré un certain nombre de logements plus décents et le squat de la rue de Valenciennes s’était progressivement vidé de ses occupants. Aujourd’hui, seuls quelques irréductibles de la vie en communauté comme Alberto y vivaient encore.

 Alors que tous s’attelaient à trouver un matelas et un oreiller dignes de ce nom et que Marius courait en tous sens, j’observais la neige tomber au-dehors depuis l’embrasure d’une fenêtre. C’est alors que Iéna vint me trouver :

 — Normandie… commença-t-il.

 — Je m’appelle Nicolas ici, le coupai-je aussitôt.

 — Euh oui, excuse-moi. Nicolas, reprit-il, comment as-tu fait pour trouver cet endroit ?

 — C’est un squat très connu dans cette ville, tu sais.

 — Oui, mais j’imagine que ce cher Alberto n’accueille pas tous les inconnus avec la même chaleur.

 — Effectivement. S’il est si prévenant avec moi, c’est parce que je lui ai rendu un petit service il y a quelques semaines, à lui et à ses amis. Tu devrais savoir que connaître les bonnes personnes est devenu indispensable si on veut survivre dans cette ville.

 — Et quel genre de service tu aurais rendu à ces gens-là ?

 — Je leur ai apporté le « feu sacré ».

 — C’est-à-dire ?

 — J’ai indiqué à ce cher Alberto où lui et ses amis pourraient voler une importante quantité de bois de chauffage en prévision de cet hiver. En échange de quoi, je lui ai demandé de nous héberger si les choses venaient à mal tourner pour mes amis et moi.

 — Et ils ne savent rien de nos activités « secrètes » ?

 — Ce n’est pas dans l’habitude de ce genre de communauté de s’immiscer dans la vie des autres. Tout fonctionne sur une confiance a priori des personnes, et non a posteriori. Donc réjouis-toi d’être à l’abri le temps qu’on en sache plus sur la disparition de Castillon.

 — Ok. Merci Norm… Nicolas.

 Une petite demi-heure plus tard, nous nous présentâmes tous ensemble au dernier étage de l’immeuble pour y passer la soirée du réveillon. Bien que conçu selon le même plan que notre étage, l’atmosphère qui s’en dégageait était tout autre. Peut-être était-ce dû aux dizaines de bougies qui partout répandaient leur timide lumière, mais il y avait là comme un subtil parfum de contraste, une valse-hésitation entre splendeur et misère : la poussière et la suie tapissaient les murs, et les candélabres étouffés sous le poids de la cire fondue faisaient danser les ombres et les flammes ; les énormes bûches qui crépitaient dans l’âtre répandaient une douce chaleur ; les canapés au tissu déchiré et au rembourrage enfoncé respiraient la récup’ tandis que la longue nappe blanche et rapiécée de la table basse inspirait tendresse et miséricorde. Non, vraiment rien en ce salon ne rappelait le luxe ou l’ostentation, mais il y avait je ne sais quelle élégance désenchantée, quelle grâce poétique sublimée par cette nuit de Noël.

 Bientôt, le repas de fête préparé par nos hôtes aiguisa les appétits. L’on servit des blocs de foie gras sur du pain grillé au feu, l’on s’échangea les vins de Bourgogne les plus délicats, l’on s’enivra du parfum d’un confit de canard en conserve cuit directement sur le feu et l’on porta des toasts à chaque nouveau mets. Nos joues s’empourpraient et nos paroles s’entremêlaient. Enfin l’on apporta les desserts, montagne de chocolats belges assortie de biscuits parmi les plus divers, l’on fit sauter les bouchons d’une dizaine de bouteilles de champagne et l’on versa le précieux liquide dans des flûtes en cristal dérobées ici ou là. Nos visages s’illuminaient devant ces délicates friandises et nos yeux pétillaient sous les vapeurs envoûtantes du champagne.

 Les éclats de rire de mes amis et de nos hôtes, le feu qui crépitait dans la cheminée, les notes de musique échappées d’un violoncelle hors d’âge, la neige qui virevoltait et s’écrasait contre les vitres, tout aurait dû me réchauffer le cœur en cette nuit de Noël. Mais une ombre venait troubler le tableau de ce réveillon baroque : Chloé ne m’avait pas adressé la parole de la soirée et s’était assise loin de moi. Je passai ainsi le réveillon de mon côté, bavardant avec Verdun, Iéna, Alberto et quelques-uns de ses amis dont je n’ai pas retenu les noms.

 Vers trois heures du matin, les dernières braises qui rougeoyaient encore dans la cheminée s’apprêtaient à déclarer forfait. Le dernier de nos hôtes se retira et nous nous retrouvâmes entre nous. C’est Austerlitz qui, le premier, nous arracha à nos rêveries de Noël :

 — Comment est-ce qu’on va faire pour les vivres ? Si Castillon a bien été capturé par les américains et qu’il leur communique nos véritables identités, nous ne pourrons plus aller quémander notre ration hebdomadaire sans risquer de nous faire arrêter.

 — Ce squat dispose de suffisamment de réserves pour tenir un petit moment. Cela nous laissera le temps de trouver une solution, temporisai-je.

 Mais à peine avais-je maîtrisé ce premier feu, que Marne en alluma un autre :

 — Et comment on va faire pour contacter Valmy si Castillon n’est plus là pour nous servir d’intermédiaire ?

 Cette dernière question me mit très mal à l’aise. Et pour cause, je n’en connaissais pas la réponse.

 — Euh, je ne sais pas. Castillon et moi n’avons jamais abordé cette question.

 Aussitôt des murmures envahirent l'assemblée de toute part, chacun y allant de son commentaire, de sa petite phrase, de sa réprobation vis-à-vis de mon amateurisme. Chloé prit alors la parole :

 — Moi je sais comment le contacter.

 Je lui jetai un regard plein d’étonnement, regard qu’elle dédaigna magistralement. Elle continua :

 — Si Castillon ne refait pas surface, je suis chargée de servir d’intermédiaire à sa place.

 Elle venait de me crucifier sur place. Moi qui étais censé assumer la charge du groupe, je venais de passer pour un incompétent et un désinvolte devant mes troupes. Ma fierté mal placée accusa le coup et j’en voulus énormément à Chloé de ne pas m’avoir mis au courant plus tôt.

 — Et la poursuite de notre entraînement militaire, qui est-ce qui va s’en charger ? avança Iéna.

 — Ce sera tout, Iéna, l’interrompis-je péniblement, nous ne trouverons pas une solution à tous nos problèmes ce soir. La nuit porte conseil et je propose que chacun aille se coucher. Joyeux Noël à tous.

 Ils acquiescèrent tous plus ou moins franchement et quittèrent le salon pour rejoindre leur campement de fortune, probablement plus portés par le froid qui commençait à régner dans la pièce que par mon leadership égratigné.

 Chloé fut la dernière avant moi à abandonner le confort des canapés. Je la rattrapai dans l’escalier et lui agrippai le bras pour la retenir.

 — Aïe ! Mais ça va pas, lâche-moi !

 Je relâchai aussitôt mon étreinte trop vigoureuse.

 — Chloé, pourquoi est-ce que tu ne m’as pas parlé de Valmy ?

 — C’est donc tout ce qui t’intéresse ? Savoir pourquoi le brillant Normandie n’a pas été mis au centre du jeu pour une fois ?

 — Tu sais bien que ce n’est pas ce que je veux dire. Je pensais juste qu’on se disait tout entre nous.

 — Et c’est toi qui dis ça ?! Non mais j’en reviens pas…

 — Qu’est-ce que ça veut dire ?

 Elle déroba son regard au mien et marqua une courte pause avant de répondre :

 — Que toi non plus, tu ne m’as pas tout dit. Pourquoi est-ce que, par exemple, je n’ai pas été prévenue de vos péripéties d’aujourd’hui ?

 — Crois-moi, tu n’aurais pas voulu te trouver à l’appartement C aujourd’hui.

 — Ce n’est pas à toi d’en décider.

 Je m’emportai alors :

 — Ce qu’on a fait avec Austerlitz, Iéna et Marne, c’était une véritable boucherie. Ce que j’ai fait aujourd’hui, ce que j’ai fait à cet homme, cela noircit mon âme pour toujours. Si j’estime pouvoir assumer ce fardeau, je refuse de le partager avec toi.

 — Alors il est peut-être préférable que je me mette en retrait de la résistance.

 — Quoi ? Mais non !

 — Ecoute Nathan, je pense m’impliquer bientôt dans un tout autre projet. Je n’aurai plus le temps de participer à notre mouvement. A fortiori si je suis cantonnée à des tâches subalternes…

 — De quel projet est-ce que tu parles exactement ? Qu’est-ce qui pourrait bien être plus important que ce qu’on fait actuellement ?

 — J’ai récemment rencontré le conservateur du Louvre. Tu n’es pas sans savoir que le musée est gardé 24 heures sur 24 par un détachement de soldats américains. Eh bien, il m’a proposé de me faire rentrer à l’intérieur afin de produire une réplique exacte de la Joconde et de remplacer l’originale par sa copie au cas où les américains décideraient de piller le musée.

 — Mais c’est de la folie !! Tu vas te faire repérer et tu finiras dans une de leurs cellules !

 — Non, ce n’est pas de la folie, c’est très réfléchi au contraire. Lui et une douzaine d’autres personnes sont autorisés à entrer chaque jour dans le musée pour entretenir les œuvres et y faire le ménage. Il m’a assuré qu’il pourrait me faire passer pour l’une de ses employés.

 — Mais, et si l’un des soldats patrouille dans l’aile de la Joconde et te surprend en train de peindre ?!

 — Marmont m’a assuré que la dizaine de soldats américains ne pénétrait jamais à l’intérieur du musée. Ils se contentent de filtrer les entrées et les sorties, et de fouiller les employés pour s’assurer que personne ne vole quoi que ce soit.

 — Attends, tu viens de parler de Marmont ? Ce Marmont qui siège au conseil d’administration des Beaux-Arts ? Ce Marmont-là ?

 — Bien sûr, ce Marmont-là. Pourquoi crois-tu qu’il m’a contactée ? Il me connaît et sait que je suis l’une des rares à pouvoir lui livrer une réplique parfaite de Mona Lisa. Me dis pas que tu ne savais pas qu’il était également conservateur au Louvre !

 Marmont… L’homme que j’avais soudoyé pour pouvoir intégrer les Beaux-Arts. L’homme que j’avais suivi durant des jours entiers. L’homme que j’avais vu côtoyer les hôtels les plus luxueux en compagnie des filles les plus onéreuses. L’homme que j’avais surpris à gifler sa femme en pleine rue. Cet homme-là, imbu de lui-même, matérialiste et opportuniste, était venu trouver ma Chloé pour lui proposer d’œuvrer ensemble à la sauvegarde du plus beau joyau du patrimoine français ?

 — Chloé, je ne sais pas si c’est une bonne idée. Cet individu m’a toujours paru, comment dire, très égocentrique. Alors, le voir s’impliquer dans une entreprise aussi risquée, ça me paraît très suspect.

 — Il n’y a rien de suspect là-dedans, c’est un amoureux de l’Art, comme moi. Et comme toi, non ? Il ne cherche qu’à défendre notre patrimoine.

 Je ne pouvais décemment pas lui révéler ce que je savais sur lui sans lui dévoiler dans le même temps la vaste imposture dont j’étais l’auteur. Lui dire que ce Marmont aimait l’argent par-dessus tout revenait à lui dire que je l’avais payé pour entrer aux Beaux-Arts et que j’avais trompé Chloé sur mes compétences artistiques. Je ne pouvais me le permettre.

 Je décidai donc de trouver un nouvel angle d’attaque :

 — Et quand bien même, tu ne comptes pas réellement abandonner les vivants pour protéger les morts ?! A quoi ça sert de protéger un tableau, aussi sublime soit-il, s’il n’y a plus personne dans cette ville pour l’admirer ?

 — Tu ne comprends décidément rien à l’Art. A quoi ça sert de défendre des hommes et des femmes, s’il ne reste plus rien devant quoi s’émerveiller ?

 — Il restera des hommes et des femmes pour rebâtir un avenir.

 — Tu sais très bien que sans passé, il n’y a aucun avenir possible. De la stratégie de la table rase, il n’en ressort jamais aucune fondation assez bonne, assez solide pour y construire quoi que ce soit.

 — Je ne me perdrai pas en considérations métaphysiques. Je me bats pour ces gamins et ces gamines qu’on voit jouer chaque jour dans les rues.

 — Alors tout est dit. J’irai faire ce en quoi je crois. Et tu feras de même de ton côté.

 Je crus apercevoir une larme dans ses yeux. Mais je ne répondis rien. Je soupirai et la laissai s'en aller.

 Je restai un long moment seul dans l’escalier, sans parvenir au moindre raisonnement solide. Mon esprit tournait et retournait la situation dans tous les sens sans le moindre résultat : si je révélais à Chloé que je n’avais jamais su peindre, elle ne me le pardonnerait pas et je la perdrais définitivement. Si je ne lui révélais rien de ce que je savais sur le conservateur du Louvre, elle irait rejoindre son obscure combine et tous les risques que cela comprenait.

 Epuisé, je descendis me coucher. Malgré le froid qui régnait et les tourments qui m'animaient, je trouvai rapidement le sommeil, sans doute aidé par le brutal enchaînement des événements de la journée.

Mercredi 25 décembre 2024

 Un rayon de lumière froide traversa l’un des carreaux de la fenêtre et vint frapper mon visage. Il était un peu moins de neuf heures et les autres dormaient encore du sommeil du juste.

 Je me levai sans faire de bruit et traversai la pièce pour effectuer un rapide brin de toilette au lavabo. En retraversant la pièce dans l’autre sens, je fis un détour par la « chambre » de Chloé. Elle était étendue sur un matelas au sol. Seul son visage dépassait de l’épaisse couette qui l’enveloppait. Je l’observai dormir pendant de longues minutes : la douceur de ses traits endormis inspirait un poème, recommandait le pardon, étouffait mon ressentiment et ranimait mes passions assoupies.

 Je m’éclipsai rapidement lorsqu’elle remua légèrement ses lèvres et que ses paupières s’entrouvrirent.

 Dehors, les nuages gris qui toute la veille avaient saupoudré Paris, avaient finalement cédé la place à un ciel éclatant de lumière. Malgré tout, l’air demeurait glacé et la neige solidement ancrée au sol.

 Il me fallut près d’une heure pour rejoindre le Père-Lachaise. Lorsque j’arrivai devant la grille de l’entrée, je me retrouvai derrière un macabre convoi. Comme chaque jour depuis le début de l’hiver, l’on venait enterrer les décédés de la veille. Les températures négatives de ce mois de décembre faisaient des victimes par dizaine parmi les populations âgées ou malades, et il fallait bien les enterrer quelque part. En tant que plus grand cimetière parisien, le Père-Lachaise accueillait un nombre toujours plus important de ces pauvres hères qu’on n’avait pas su protéger des caprices saisonniers de Dame Nature.

 Je ne vis cependant aucune femme éplorée, aucun fils désolé dans le funeste cortège qui me devançait, rien que quelques employés de la ville chargés de transporter le contenu de leurs sacs mortuaires jusqu’à leur dernière demeure. Et quelle demeure ! Une simple fosse creusée à même le sol, entre les ronces et les hautes herbes, et où s’entassaient des centaines de cadavres tout juste recouverts d’un linceul blanc et de quelques pelletées de terre fraîchement remuée.

 Je laissai rapidement ces fossoyeurs à leur sinistre ouvrage et m’enfonçai dans le cimetière proprement dit. Le Père-Lachaise avait cette particularité d’être une véritable ville dans la ville, avec ses boulevards, ses hôtels particuliers, ses monuments et ses squares, mais ramenée à l’échelle flétrie de la mort. En des temps plus insouciants, l’on venait ici et l’on arpentait ses allées pavées, l’on admirait la variété architecturale de ses caveaux et de ses sépultures, l’on s’étonnait d’y rencontrer quelques connaissances, mortes celles-ci, l’on s’ébahissait devant divers monuments aux morts et l’on s’attablait à la terrasse d’un calvaire pour souffler un peu.

 Mais en ces temps troublés, il n’y avait guère plus que moi pour arpenter cette défunte ville, moi et mon ardent désir de retrouver Charles. Je filai donc entre les tombes gelées et les épitaphes enfiévrées, enjambai quelques buissons glacés, saluai Euterpe en pleurs au-dessus du corps endormi de Chopin, zigzaguai au milieu des tombes anonymes, faisant crisser au passage mes pas sur la neige, et tombai enfin sur la stèle tant recherchée.

 Ici reposait le colonel Fabien et trois de ses camarades tombés un même jour de décembre, il y a de cela quatre-vingt ans. Leurs visages sculptés dans la pierre dévisageaient les quelques badauds qui osaient encore venir à leur rencontre. Je m’approchai du monument funéraire et, dans l’interstice d’un mortier disparu, glissai un papier plié en deux. C’était là l’emplacement de notre boîte aux lettres secrètes, celle que nous devions utiliser lorsque nous voulions contacter Castillon en urgence. J’avais griffonné sur ce bout de papier l’adresse codée de notre nouveau lieu de résidence, au cas où Charles serait quelque part en train de nous chercher. Je ne croyais pas si bien dire.

 J’eus à peine le temps de glisser le papier dans la fente que l’on se jeta sur moi et que l’on me renversa sur le sol, face contre neige.

 — Nathan ?!!

 L’individu me relâcha aussitôt son étonnement exprimé. Je me retournai alors et découvris une bête traquée, en proie aux agitations les plus extrêmes. Le teint pâli par le froid, Charles semblait tout droit revenir du royaume des morts. Ses mains tremblaient, ses yeux jetaient des regards en tous sens et une profonde angoisse pouvait se lire sur chacun des traits de son visage. Qu’avait-il bien pu arriver au meneur calme et réfléchi que je connaissais ?

 — Mais bon sang, Charles, où t’étais passé ?!! m’exclamai-je en me relevant.

 Sans daigner me répondre, il m’assaillit de questions :

 — Quelle est la situation ? Les autres, ils vont bien ? Et nos plans, ils sont à l’abri ?

 — Charles, calme-toi, tout le monde va bien, répondis-je aussitôt pour tenter de l’apaiser.

 Mais, visiblement en état de choc, il ne m’écoutait pas et je dus le forcer à s’asseoir sur la tombe du colonel Fabien pour tempérer ses agitations. Son corps tout entier était gelé. Il ne portait sur lui qu’un simple blouson et je remarquai du sang caillé sur sa main droite.

 — Chloé ! Est-ce qu’elle va bien ? Et Verdun ?! Austerlitz ?! Bir Hakeim, Denain…

 — Arrête, Charles, et calme-toi. Je te l’ai dit, tout va bien. Tout le monde est à l’abri sur le site Delta. Raconte-moi plutôt ce qu’il t’est arrivé.

 Il réfléchit un long moment, comme s’il éprouvait des difficultés à se rappeler le fil des événements. Puis il bredouilla ces quelques mots :

 — Je… Ils… Ils ont tué Vanessa.

 Si mes souvenirs étaient les bons, alors Charles faisait référence à sa fiancée. Il ne m’en avait jamais parlé directement et était toujours resté très secret sur sa vie privée. C’est Chloé qui m’avait appris son existence. Je comprenais maintenant un peu mieux les raisons de son agitation.

 — Qui ça, Charles ? Qui a tué Vanessa ?

 Le ton de ma voix parut le rassurer légèrement et ses tremblements se firent plus faibles.

 — Les américains. Ils ont débarqué chez moi avant-hier soir. Elle m’avait tendu un guet-apens. Elle m’a trahi et ils l’ont tuée.

 — Tu parles de Vanessa ? Mais pourquoi aurait-elle fait ça ?

 — Parce qu’elle savait pour nous ! Parce qu’elle savait que je dirigeais notre groupe de résistants et qu’elle ne partageait pas notre cause ! Elle, tout ce qu’elle voulait, c’était quitter cette ville maudite. Elle a essayé de me convaincre de la suivre. Quand j’ai refusé, un groupe d’intervention a débarqué dans la cage d’escalier de mon immeuble. Ils se tenaient en embuscade depuis le début. Ils ont défoncé la porte d’entrée et elle a pris une balle perdue. Moi j’ai pu leur échapper par les toits. Mais ils n’ont cessé de me traquer toute la journée d’hier. J’ai dû me mettre à l’abri. J’ai passé la nuit dans un de ces caveaux. Mon Dieu, Nathan, je l’ai tuée ! Je suis responsable de sa mort !

 Le poids de la culpabilité l’accabla subitement et il s’effondra à genoux sur le sol, le visage entre ses mains. Le spectacle de cet homme d’habitude si sûr de lui faisait peine à voir. Je ne trouvai rien de mieux que de le gifler pour le forcer à se ressaisir :

 — Non, Charles, tu n’es responsable de rien ! Elle t’a trahie et ce sont les américains qui l’ont abattue. Relève-toi et reprends tes esprits, je te ramène auprès des autres.

 Ainsi prit fin la situation de crise dans laquelle nous nous trouvions depuis vingt-quatre heures. Heureusement pour nous, Charles avait échappé à l’ennemi et nos identités n’avaient pas été compromises. Chacun put ainsi regagner son doux foyer. Un autre miracle de Noël…

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