Chapitre 13

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Moscou, jeudi 21 juillet 2022

 Je ne me souviens plus du jour exact où je me suis compromis. Ce jour précis où je suis passé de l’exception à l’habitude ; de l’extraordinaire au commun ; du mal au banal.

 Cela a dû se faire naturellement. J’avais d’abord accepté ce travail de maquereau pour sauver ma peau. Je l’avais poursuivi en pensant être un moindre mal pour ces jeunes filles. Et maintenant j’y trouvais, je crois, mon compte.

 Car si mes empreintes sur l’arme qui avait tué mon prédécesseur étaient une manière de me contraindre presque physiquement à travailler pour Anton, la vie de luxe et de débauche que je menais alors – et le plaisir que j’en retirais – était une manière de corrompre mon âme. Diablement plus efficace.

 Le travail que j’effectuais n’était guère harassant. Les filles dont j’avais la charge étaient au nombre de douze, ce qui est relativement peu au regard de la concurrence. Mais leurs prestations haut de gamme, et les tarifs qui allaient avec, dégageaient d’importantes sommes d’argent. Je gérais leurs rendez-vous, démarchais les nouveaux clients et me chargeais de veiller à la discrétion de l’ensemble.

 La femme que j’avais rencontrée dans une ruelle un soir de novembre portait le numéro 8. Et quand je dis qu’elle portait le numéro 8, je parle au sens propre. Anton avait pris l’habitude de tatouer un numéro sur chacune de ses filles. Une manière de marquer sa propriété et de réduire ces jeunes femmes à l’état de bétail. Nina, c’est ainsi qu’elle se prénommait, portait le sien sur l’intérieur du poignet gauche. Elle était de loin la plus demandée, celle pour qui les clients étaient prêts à dépenser sans compter. Je crois que c’est parce qu’elle avait conservé une certaine innocence dans le regard. Et le client adorait ça : payer une fille une fortune pour s’imaginer ne pas l’avoir payée. Là était le véritable luxe, là était la véritable perversion.

 Nina était aussi celle avec qui j’avais le plus d’affinités. Non pas que je ne m’entendais pas avec les autres, mais elles se contentaient de faire ce qu'elles avaient à faire et disparaissaient aussitôt. Nina, elle, restait souvent longuement avec moi. Avant ou après avoir rencontré le client, cela dépendait. Je préférais avant ; après, il y avait en elle comme une sorte de mélancolie lasse. Ses sourires, parce que trop fugaces, ne masquaient alors plus suffisamment son mal-être.

 C’est ainsi qu’un soir, alors que je venais la récupérer après un rendez-vous dans un hôtel du centre-ville, elle me demanda de la raccompagner à pied :

 — Cela ne te dérange pas ? Je préfère marcher jusque chez moi.

 — Pas de problème. Je viendrai récupérer ma voiture demain.

 — Merci.

 Nous marchâmes ainsi dans les allées du quartier de Tchistye Proudy, près des bassins endormis. La nuit était avancée et le quartier plongé dans un paisible silence.

 — Nathan ?

 — Oui ?

 — Pourquoi tu travailles pour Anton ? Pourquoi tu travailles pour un monstre pareil ?

 — Parce que si je ne le fais pas, quelqu’un d’autre le fera. Et je refuse de voir une autre brute « veiller » sur vous.

 Elle me lança un de ses regards désabusés :

 — Je sais que tu es quelqu’un de bien, Nathan. Mais en restant ici, tu sombres un peu plus chaque jour.

 — Je fais ce qui doit être fait.

 — Si j’avais le choix, je partirais loin d’ici dans la seconde. C’est ce que je compte faire une fois mes études de médecine terminées. J’irai en Europe, en France peut-être. On m’a dit qu’il n’y avait pas assez de médecins dans les campagnes françaises, que les médecins français préféraient la ville. Moi, je m’en moque, j’ai grandi dans un petit village de l’Oural, alors les villages français...

 — Nina, pourquoi fais-tu ce métier ?

 — Parce qu’il n’y avait que deux façons pour moi d’intégrer la faculté de médecine de Moscou : terminer dans les cinquante premières places au concours d’entrée, ou bien payer les administrateurs de l’université. La première option suppose d’avoir fréquenté les meilleurs lycées du pays. La seconde, d’avoir des parents très aisés. Je ne remplissais aucune des deux conditions.

 — Mais maintenant tu y es entrée et les études y sont gratuites. Tu pourrais arrêter et prendre un petit boulot pour payer ton loyer et tes à-côtés, non ?

 — Parce que tu crois vraiment qu’Anton me laisserait partir comme ça, sans rien dire ? J’ai déjà essayé de le quitter, il m’a envoyé deux jours à l’hôpital et a menacé de me tuer si je recommençais. Mais lorsque j’aurai passé et réussi le concours de l’internat, dans un an, il n’aura pas d’autre choix.

 — Pardon, mais je ne comprends pas en quoi devenir interne en médecine changerait quoi que ce soit vis-à-vis d’Anton. Tu es celle qui lui fait gagner le plus d’argent.

 — Il me laissera partir parce qu’il n’aura plus aucun intérêt à me garder.

 — Je ne te suis toujours pas, lui avouai-je, perdu.

 — Si mon visage devient trop repoussant pour le client, je ne serai plus d'aucune utilité pour Anton.

 — Nina, tu commences à m’inquiéter. Qu’est-ce que tu veux dire par là ?

 — Qu’un accident est vite arrivé. Il suffirait d’une blessure suffisamment profonde pour entailler une partie de mon nerf facial et je serais alors bonne à jeter.

 Je vis tout de suite qu’elle ne plaisantait pas.

 — Mais tu ne peux pas te mutiler sciemment ! Tu te rends compte à quel point c’est radical ?

 — Et toi tu ne sembles pas réaliser à quel point ce métier nous ronge de l’intérieur. Je ne pourrai pas supporter de faire ça encore des années. Alors sacrifier mon visage est un moindre mal.

 — Mais non, il doit y avoir d’autres solutions !

 — Non, il n’y en a pas. Je suis bien placée pour le savoir. Si la cicatrice est trop peu profonde, il m’obligera à subir une chirurgie réparatrice pour retrouver mon visage d’origine. Mais si le nerf est touché et que les lésions entraînent une paralysie définitive d’une partie de mon visage, alors il ne pourra rien faire pour réparer cela.

 Ses yeux se mouillèrent à cette idée et je ne sus lui répondre qu’un regard navré. Elle semblait à ce point désespérée que sacrifier l’exceptionnelle beauté de ses traits était devenu un prix à payer bien dérisoire en comparaison de la liberté qu’elle recouvrerait alors.

 Une fine pluie d’été commença à agiter l’eau des bassins. Bientôt les feuilles des arbres cessèrent de nous protéger. Et les fines bretelles de la robe de Nina ne semblaient guère disposées à préserver sa peau du contact de l’eau froide. Je passai alors ma veste sur ses épaules et une enveloppe en profita pour s’échapper de ma poche intérieure et tomber sur le sol légèrement mouillé. Nina se pencha pour la ramasser. Elle observa la fine inscription dessus.

 — Cette enveloppe est à ton nom.

 — Oui.

 — Pourquoi tu ne l’as pas encore ouverte ?

 Ma gorge se noua.

 — Parce qu’elle m’a été écrite par ma sœur.

 — Et tu n’es pas curieux de savoir ce qu’elle t’a écrit ?

 Mes yeux s’humidifièrent à leur tour, sans qu’il en sortît cependant la moindre larme.

 — Elle est morte.

 Nina s’arrêta subitement de marcher et son visage se figea dans un regret sincère.

 — Nathan, je suis désolé.

 — Tu n’as pas à l’être, ce n’est pas ta faute. C’est la mienne. Je n’ai pas su la protéger, je n’ai pas su lui parler. Si je l’avais fait, elle serait encore là. Au lieu de cela, il ne me reste que cette lettre d’adieu.

 Voilà qui était dit. Ma sœur était morte par ma faute. Tous ces souvenirs enfouis, tous ces kilomètres parcourus, tout ça pour quoi ? Pour voir la douleur renaître encore et toujours ? Pour voir la douleur prendre les traits de Nina et la défigurer à jamais comme elle a jadis défiguré ma sœur ? Oui, la douleur renaît toujours et encore à travers le souvenir. Le bonheur jamais.

 — Nathan...

 La voix douce et suave de Nina m’arracha à mes sombres pensées…

 — Pourquoi tu n’ouvres pas cette lettre ?

 … Pour mieux m’y replonger aussitôt.

 — Parce que si j’ouvre cette lettre, lui répondis-je, ma sœur ne m’écrira plus jamais.

 Il est de ces pensées qui vous affectent infiniment plus lorsqu’elles sont prononcées à voix haute. Ma réponse faisait partie de celles-là. Je ne pus retenir mes larmes plus longtemps : je les sentis glisser le long de mon visage ; s’attarder près de mes lèvres tremblantes ; et filer noyer leur amertume dans la pluie.

 — Je crois que je comprends, avança prudemment Nina. Tant que cette enveloppe reste cachetée, il lui reste quelque chose à te dire, un peu comme si elle était encore en vie.

 J’acquiesçai sans rien répondre.

 La pluie accélérait maintenant sa cadence et nous nous remîmes en route sans plus parler. Bientôt nous parvînmes en bas de son immeuble. C’est alors qu’elle me tendit ma veste et plongea ses yeux dans les miens :

 — Il pleut beaucoup. Tu devrais peut-être venir t’abriter le temps que cesse la pluie.

 Et elle m’embrassa.

 — Allons chez moi, ajouta-t-elle dans un murmure porté à mes oreilles.

 Elle poussa la porte de l’immeuble et pénétra à l’intérieur. Je ne bougeai pas. Sans dire un mot, elle monta les quelques marches qui menaient à son logement. Je l’entendis tourner sa clé et la vis demeurer sur le seuil. J’étais trempé de pluie mais ne bougeais toujours pas. Elle m’observa, intriguée. Je finis par sortir de ma torpeur :

 — Dormez bien, Nina Mikhaïlovna.

 Et je disparus dans la rue, emporté par la pluie.

 Je la revois encore aujourd’hui, à travers le rideau de la pluie. Je revois son visage. Je revois sa déception, éphémère. Je revois sa compassion, sincère. Et je revois son visage ; je revois celui d’Eloïse ; je revois la pluie.

 Le lendemain, je reprenais les rendez-vous professionnels, encaissais les liasses de billets et démarchais les nouveaux clients potentiels : je dégustai des cognacs hors de prix avec des hommes d’affaires allemands intrigués ; je discutai jeux érotiques avec un ambassadeur letton tout émoustillé ; négociai les prix avec des journalistes américains tatillons ; détaillai les diverses prestations possibles à des médecins français enthousiastes. Mais je tâchais surtout de continuer à vivre ma vie d’apparat, paradant dans des costumes taillés sur mesure et écumant les clubs les plus huppés de la capitale un verre à la main, balayant la piste du regard. Une fois ma proie repérée, je ne la quittais plus des yeux jusqu’à ce qu’elle me repère également. Puis je déroulais le même discours balisé : français, homme d’affaires, logeant dans un loft tout près, loin de chez lui, se sentant seul... Et puis j’arrachais ses vêtements, son vêtement bien souvent, alors que nous n’étions encore que dans l’ascenseur de mon immeuble. Ensuite je prenais ce qui était à prendre : un soupçon d’extase et une dose de réconfort qui m’évitaient de passer la nuit seul. Puis un autre jour se levait et je recommençais : les rendez-vous, l’argent, l’alcool, la fête, les filles. La mécanique était rodée, sans surprise. Ce qui était jeu de séduction au départ s’était mué en pure consommation : je choisissais le soir, prenais la nuit et jetais au petit matin.

 Je mis quelques mois à comprendre que si ma vie d’alors se rapprochait du bonheur tel que certains l’entendent, avec son lot de sexe, d’argent, d’opulence et de vacuité, je préférais mille fois le malheur qui bientôt m’accablerait. Un malheur comme seul Paris sait en causer, mais un malheur ô combien salutaire pour ma conscience.

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