Chapitre 1

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Livre I : Avant.

Abidjan, dimanche 3 avril 2011

 « Prends soin de ta sœur » furent les derniers mots de ma mère. Je n’avais pas 10 ans lorsqu’elle me confia cette mission. Elle avait l’habitude de me faire passer pour l’homme de la maison en l’absence de mon père : « Un homme doit tout faire pour protéger sa famille », me répétait-elle souvent.

 Lorsque le tout-terrain s’éloigna de notre maison avec ma sœur et moi à son bord, je ne réalisais pas encore à quel point les événements avaient pris une tournure dramatique.

 Nous étions en pleine crise politique ivoirienne à la suite des élections présidentielles de novembre 2010. Le président au pouvoir avait contesté le résultat du scrutin et refusé de céder la place au vainqueur désigné par les suffrages. Les partisans de ce dernier, après plusieurs semaines d’affrontement avec les forces loyalistes, avaient fini par encercler la capitale ivoirienne à la fin du mois de mars. Le 31, ils entrèrent dans Abidjan. Quatre jours plus tard, devant la multiplication des affrontements et des pillages, la France organisa le rapatriement de tous ses ressortissants. C’est ainsi que ma mère, qui devait terminer de faire nos bagages et attendre le retour de mon père parti récupérer des documents à son travail, nous confia, ma grande sœur et moi, à notre chauffeur Idriss. Ce dernier, toujours prompt à donner un coup de main, devait nous conduire jusqu’à l’aéroport d’Abidjan alors contrôlé par les forces françaises de maintien de la paix.

 Nous vivions jusqu’alors dans le chic quartier de Cocody, au centre-est d’Abidjan, dans une de ces villas sans charme aucun réservées à de riches familles d’expatriés. Il y avait là tout l’espace et le confort nécessaires (immense jardin avec piscine, vaste terrasse à l’étage, pièces surchargées de matériaux nobles et de meubles kitsch) pour tromper l’ennui de ces familles restées à la maison, guettant le retour d’un mari ou d’un père absorbé par son travail six jours sur sept, quinze heures sur vingt-quatre.

 C’est donc sans regret que je regardai cette maison s’éloigner de moi à travers la lunette arrière de notre véhicule, bien content d’échapper pour une fois à la monotonie habituelle. Et puis Idriss conduisait très vite. Le véhicule faisait de larges bonds à chaque nid de poule rencontré. Et il faut bien avouer que la chaussée défoncée en comptait un nombre conséquent. Je m’amusais comme un fou. Ma sœur, à côté de moi, beaucoup moins. Je la regardais s’évertuer à ne pas se cogner la tête contre le plafond du véhicule du haut de ses 17 ans et de son mètre 75.

 Grande et dans la fleur de l’âge, voilà à peu près tout ce qu’un frère peut dire objectivement de sa sœur lorsqu’il convient de la décrire. Pour le reste, il fallait se référer aux garçons de sa classe. Et si l’on en croyait les regards qu’ils portaient sur elle, elle était belle, vraiment belle. Mais également farouche. Combien en ai-je vu tenter leur chance avant de battre aussitôt en retraite, défaits d’un simple sourire ?

 Bientôt nous arrivâmes dans le centre-ville. Le brouhaha de l’agitation se faisait de plus en plus sonore. On se retrouva rapidement pris dans les embouteillages. Il était devenu impossible de continuer en voiture. Idriss se retourna alors vers nous :

 — Descendez de la voiture, on va continuer à pied.

 Dehors, les rayons du soleil frappaient notre visage et nous obligeaient à plisser les yeux pour entrapercevoir cette douce confusion qui régnait alors sur l’avenue principale : les centaines de voitures à l’arrêt collées les unes aux autres ; le chant des klaxons qui venaient ponctuer le flot continu des injures et des vociférations ; les pleurs d’enfants incommodés par le bruit et la chaleur écrasante. Bientôt une sourde détonation se joignit à la piteuse symphonie des hommes et de leurs machines, et la clameur de la foule s'arrêta net.

 L’onde de choc nous atteignit de plein fouet. Le temps de nous relever pour voir des véhicules de guerre débouler derrière des carcasses de voitures encore fumantes, et ce fut le plus complet chaos. Les cris d’exaspération avaient cédé la place à des hurlements de terreur. Tous descendirent de leurs véhicules pour échapper au massacre et très vite la vague des gens nous submergea. Ma sœur m’attrapa la main et me tira hors de la foule. Lorsqu’un semblant de calme fut revenu, nous nous trouvions elle et moi dans une ruelle déserte de la capitale. Quant à Idriss, il avait disparu.

 — Il faut le retrouver ! Il faut le retrouver ! implorai-je ma sœur.

 — On n’a plus le temps, Nathan, me coupa-t-elle, on doit rejoindre l’ambassade au plus vite. Une fois là-bas, ils nous conduiront eux-mêmes à l’aéroport.

 — Mais on ne sait même pas où on est ! Comment on va faire pour la trouver cette ambassade ?!

 — Ne t’inquiète pas, je sais très bien où l’on est. Allez, viens, il ne faut pas traîner.

 Une bonne demi-heure durant, nous progressâmes dans un dédale de ruelles souvent sombres, parfois lumineuses, mais toujours oppressantes. Il n’y avait personne dans ces rues, toute vie semblait avoir déserté la capitale.

 Je pense que c’est du haut de son immeuble qu’il nous remarqua pour la première fois. Ou plutôt, qu’il remarqua ma sœur. Il a ensuite dû sortir discrètement et nous suivre sur quelques dizaines de mètres. Ce n’est qu’arrivé à un embranchement qu’il ramassa une pierre sur le bas-côté et m’asséna un violent coup derrière la tête. Eloïse n’eut pas le temps de réagir que déjà il s’emparait d’elle et la traînait jusque chez lui.

 Resté inconscient plusieurs secondes, je fus ramené à moi par les hurlements de ma sœur. Je me levai péniblement, du sang mêlé de poussière maculant l’arrière de mon crâne. Parvenu dans l’allée d’où provenaient les cris d’Eloïse, j’eus tout juste le temps de la voir disparaître dans l’immeuble du bout de la rue.

Perdu dans l’obscurité de la cage d’escalier, ses cris étouffés me guidèrent jusqu’à la porte de l’appartement où tous deux se trouvaient. Ma vue encore troublée par le coup porté à ma tête, il me fallut plusieurs secondes pour arriver à saisir la poignée de la porte. L’homme n’avait même pas pris la peine de la refermer à clé et celle-ci s’entrouvrit d’un simple mouvement de poignet. Parvenu dans la pièce principale, je me déplaçai à pas feutrés. Dans la chambre attenante, l’effroi de ses cris, la terreur de ses pleurs, les râles du monstre qui la possédait, tout cela me parvenait dorénavant avec une intensité décuplée. Pris de nausées, je rejoignis le coin cuisine avant de m’approcher de la chambre et de pousser délicatement la porte restée entrebâillée.

 Dos à moi, son corps répugnant et à demi nu était penché au-dessus de ma sœur. Je m’approchai du lit pieds nus, pas après pas, centimètre après centimètre. Lorsque mon bras s’abattit sur lui, un son rauque s’échappa de sa bouche. Glissée entre deux côtes, une lame de couteau de cuisine venait de le traverser de part en part. Aussitôt, son cœur s’arrêta et son corps s’effondra. Eloïse, qui se débattait depuis d’interminables minutes, se dégagea enfin de l’abjecte étreinte et se précipita dans un coin de la chambre, vêtue uniquement d’un drap de lit blanc. Elle resta là de longues minutes, recroquevillée, le regard perdu dans le vide, des larmes coulant le long de son visage.

 Quant à moi, je restai interdit, tremblant de toute part, un couteau ensanglanté entre les doigts. Je n’avais pas 10 ans et je venais de tuer un homme.

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