Troisième Partie

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 Quelqu’un la secouait par l’épaule. Elle ouvrit des yeux gorgés de sommeil sur Kareha, tenta de se rappeler où elle se trouvait, et pourquoi Kurama ne se trouvait pas à ses côtés. Ah oui… L’intrusion dans la demeure de Nekomata… la fuite précipitée… la capture du Kitsune pour assurer le sauvetage de l’Okuri. Oui, elle s’en rappelait douloureusement à présent, tout comme des derniers bribes de son rêve… le beau temps avant l’orage.

 « Je ne peux vous laisser dormir plus longtemps, ma dame. Les Bakeneko sont toujours à votre recherche. Nous devons rallier le château Meian au plus vite. Votre père saura comment s’y prendre pour apaiser le courroux de Nekomata-sama. Levez-vous et suivez-moi. »

 Elle hocha la tête, l’œil encore hagard, frissonna de froid dans ses vêtements déchirés mais hâta le pas derrière Kareha. Ils s’engouffrèrent dans la plaine déserte après moult précautions et cavalèrent de toute la force de leurs longues pattes bâties pour la course. Ils adoptèrent rapidement leur forme quadrupède et ordonnèrent au vent et à la terre de hâter davantage leurs pas vers le château, à plusieurs heures de marche de la frontière. Heureusement que la nature les avait pourvus de ces dons, car un être vivant normal se serait assuré un voyage similaire sur plusieurs jours.

 Ils parvinrent enfin à l’entrée des hauts plateaux qui marquaient l’entrée du domaine du shogun Shiranui Meian. Le château d'ivoire avait été bâti sur les flancs d’une chaîne de montagnes à l’est du pays, formant une masse édentée et inégale, peu propice à la construction et au maintien d’une forteresse imprenable. Et pourtant… au pied des contreforts rocheux s’ouvrait une large vallée encaissée, riche en paysages, traversée par une rivière sinueuse et abondante. Une grande porte massive, noire comme la nuit, l’encadrait sur ses deux rives, à l’entrée du défilé, de deux petites ouvertures, une de chaque côté du cours d’eau, qui permettaient l’accès aux riverains : la Porte des Étoiles Jumelles. Deux tourelles immaculées à quatre étages, surmontés chacun d’un toit, pour le dernier niveau, ou d’un avant-toit incurvé, pour les niveaux inférieurs, soutenus par des poutres en bois, surplombaient les premières hauteurs de la montagne. Des balustrades d'un rouge vermeil encadraient chaque étage, laissant le vent s'immiscer entre leurs barreaux et porter aux arrivants le brouhaha métallique cadencé de dizaines de pas, ou le fracas assourdissant et de deux titans, épaule contre épaule, épées fendant l'air contre éventails d'acier, fruits d'un entraînement ancestral poussé à son extrême, là, quelque part, au-delà des murs de pierre. L'ouverture des portes en papier de riz sur chaque niveau, derrière les rampes écarlates, formait autant d'yeux et d'oreilles pour le château majestueux découpé en arrière-plan, dans la vallée. Une fumée à l'odeur âcre leur parvint ; Tsubaki et Kareha levèrent leur museau vers le ciel et contemplèrent une langue de feu vert émeraude qui s'élevait, tel un dragon entortillé voguant vers les nuages, porter un message d'importance au reste de la citadelle : la fille du Shogun était sauve et rentrait au pays.

 La princesse et son garde du corps reprirent tous deux leur forme bipède en poussant l’une des deux petites portes des Étoiles, sur la rive gauche de la rivière mugissante. Une immense cour pavée de pierres naturelles, grises et rondes, comme autant de taches éparses en liseré sur le pelage vert d'un chien, se tenait derrière celles-ci, et plusieurs ponts de bois rouge ouvragé enjambaient nonchalamment le cours d’eau clapotant à vive allure, ouvrant passage ombragé à l'abord des deux rives. Des jardins florissants s’étendaient çà et là, disputant leur présence aux constructions, jusqu’à se transformer en forêts touffues sur les versants de la montagne, ainsi qu’à leurs pieds. De même, des champs profitaient des hauteurs et des températures plus clémentes du fond de la vallée pour offrir des récoltes abondantes de riz, de soja, de blé et d’orge. Le château lui-même se trouvait à mi-hauteur entre le plancher des vaches et le sommet de la plus imposante montagne de la vallée, au bout d’un chemin rudimentaire zigzaguant paresseusement jusqu’à lui. Construit sur les mêmes bases que les tours de garde, le château Meian se dressait fièrement sur les contreforts d'un à-pic rocheux, et toisait les environs avec un panache majestueux des plus tapageurs, avec ses murs d'un blanc éclatant. Une impressionnante porte noire en bois massif, assez large pour y faire tenir cinq Okuri côte à côte, en barrait l'entrée à qui n'était pas invité à la table du seigneur local. Deux hautes tourelles en flanquaient le bord gauche, semblables à leurs jumelles de la Porte des Étoiles, l'une orientée en direction de la Lune, l'autre vers le Soleil d'or qui daignait honorer les murs d’ivoire de son éclat, et malheur au pauvre mortel qui s'essayerait alors à les admirer ! Bon nombre d'Okuri en avaient perdu la vue par trop de témérité, murmurait-on dans les chaumières aux enfants, comme s'il s'était agi d'une légende vieille comme le monde, et non des boniments de paysans aveuglés par leur stupidité.

 Un chemin de terre sinueux zigzaguait paresseusement entre la demeure du shogun et les taches de pierres grises des allées principales, en contrebas. Il était bordé de maisons spacieuses, promettant chacune leur lot d'excentricités : la première se parait de mille couleurs vives, de portes aux poignées d'or et d'argent ; la seconde comportait un enclos de paons blancs au chant mélodieux ; la troisième débordait des longues plumes colorées de mauve, fuchsia, bleu, rouge, jaune canari des Yosuzume, ces grands oiseaux bipèdes qui leur servaient de montures ; et les suivantes ne rougissaient pas de leurs efforts pour éblouir les yeux des promeneurs, serviteurs et voyageurs itinérants. Les nobles et courtisans de la cour y tenaient leurs quartiers, sans conteste, compte tenu de leurs riches atours et de leurs tentatives désespérées de s'attirer les yeux du seigneur local sur leur personne, en bien... comme en mal, parfois. Sur la rive droite de la rivière, sur le contrefort rocheux opposé, vivaient les moins lotis : paysans, marchands itinérants ou sédentaires, artisans de tous poils et de tout art habitaient de petites maisons troglodytes, dans une formation désordonnée, comme si un enfant s'était amusé à poser des cubes les uns sur les autres en équilibre précaire. Heureusement, le roc était solide, aucun risque de chute. Des plateformes rudimentaires, munies de grands paniers et d'un système de cordes et de poulies, y avaient été bâties pour faciliter l'ascension ou la descente entre les différents niveaux de ce village qui se prédestinait à devenir une ville de plus grande importance, avec l'accroissement de la population, d'année en année, depuis la fin de la guerre de Shiramata qui avait longtemps opposé les Okuri et les Bakeneko. Une trêve avait été conclue vaille que vaille entre Shiranui le Sage et Nekomata le Fou, et une paix toute relative s'était installée entre les deux dirigeants, au fil si ténu qu'un rien suffirait à la briser, et à déchaîner sur le pays la colère des chats de l'ombre. Du moins, il ne s'agissait ici, à nouveau, que de vagues rumeurs craintives énoncées par les habitants les plus pauvres, ceux qui avaient souffert le plus du conflit, ayant perdu pour certaines un mari, pour d'autres femmes et enfants.

 Le château s’était embrasé dès le flambeau de la tourelle aperçu par-delà les murailles et une procession en sortit bientôt, avec à sa tête le seigneur Shiranui, le Loup Blanc, ainsi que son épouse Inuki, Okuri-Inu de grande taille au poil gris, roux et blanc… qui ne put s’empêcher de se précipiter sur sa fille dès qu’elle la reconnut.

 « Tsubaki-chan ! Tsubaki-chan ! J’ai eu si peur qu’il ne t’arrive malheur ! Que t’est-il passé par la tête ? Est-ce que tout va bien ? Merci, Kareha-san, de nous l’avoir ramenée, ajouta-t-elle pour le garde d’un hochement de tête appréciateur.

 — Dame Inuki-sama, ce fut pour moi un honneur de vous ramener votre précieuse fille. Mais je vous prie de me pardonner, elle a échappé à ma vigilance. Elle n’aurait jamais dû quitter le château si je m’étais montré à la hauteur de vos attentes.

 — Il suffit, Kareha-san, l’interrompit Shiranui en parvenant à leur hauteur. Vous avez fait tout votre possible. Aucun Okuri n’est parfait, toute erreur est hélas possible. Je vous suis redevable. Veuillez raccompagner ma fille dans ses appartements, je vous prie. »

 Le sourcil réprobateur ne la trompa guère : son père était d’humeur irritable. Il le serait davantage en apprenant ce qu’elle avait fait.

 « Shiranui-sama ? Je me dois de vous apprendre une triste nouvelle : je ne serais pas étonné que Nekomata-sama marche sur nous, à la tête d’une grande armée. Votre fille et mon jeune apprenti ont pénétré dans son domaine sans s’annoncer au préalable. Tsubaki-sama en aura réchappé, grâce aux Kami, mais Kurama-kun…

 — Nekomata-dono ne laissera pas pareil affront impuni, certes, répondit Shiranui dans un profond soupir. Préparons-nous à l’accueillir comme il se doit. Je ne veux pas d’effusion de sang inutile. »

 La petite fille baissa les oreilles et le nez, penaude. Puis, mue d’une impulsion subite, elle saisit la patte de son père.

 « Je ferais ce qu’il faut pour réparer ma bévue, je te le promets. Je vous le promets à tous. Pardon... Pardon. Je ne sais pas ce qui m’a pris…

 — Tu en as assez fait pour aujourd’hui, répondit abruptement le loup blanc et seigneur de ces terres. Kareha-san, ramenez ma fille dans ses appartements. Je m’occupe de la suite. Une nouvelle guerre entre Bakeneko et Okuri n’est ni souhaitable, ni à faire.

 — Bien, Shiranui-sama. »

 Elle fut emmenée par son garde personnel sans plus de cérémonie, son intervention complètement ignorée par son père courroucé. Qui sème le vent récolte la tempête, dit-on. Ce dicton était on ne peut plus véridique… Dire qu’elle s’était laissé embarquer dans toute cette histoire pour une bête question d’amour-propre blessé.

 Accompagnée de Kurama, Tsubaki s’était rendue dans la cour arrière, qui servait de lieu d’entraînement aux guerriers et nouvelles recrues potentielles. Kareha avait aussitôt fondu sur le garçon-renard dès qu’il l’avait aperçu.

 « Tu es en retard, le gourmandait-il déjà de sa voix bourrue. Comment espères-tu devenir samouraï si tu n’es même pas capable d’arriver à l’heure aux entraînements ? Que vais-je bien pouvoir faire de toi ? »

 Son poil brun s’était hérissé jusqu’au sommet de son crâne et ses crocs d’ivoire découverts. Ses mâchoires claquèrent dans un grondement réprobateur, et Kurama se réfugia derrière la princesse avec un regard d’excuse.

 « Kareha-san ? répondit Tsubaki sur un ton de sucre et miel. C’est entièrement de ma faute si Kurama-kun n’a pu se présenter à l’heure. Mes plus plates excuses. Il est tout à vous, ne soyez pas trop dur avec lui. Puis-je également me joindre à vous ?

 — Je regrette, Tsubaki-sama, mais je ne puis me permettre de vous apprendre le maniement des armes sans l’autorisation expresse de votre père. »

 Dans un tourbillon de tissus, Tsubaki s’en était alors retournée fulminer contre son entêté de père et sa « bienveillance » paternelle bien pensante. Il avait refusé d’accéder à ses demandes à de multiples reprises, prétextant qu’il ne siérait pas à une dame de la haute cour de prendre les armes et qu’il s’agissait là d’affaires d’hommes.

 « Pourquoi ne pas plutôt te perfectionner dans l’art de la danse et de la calligraphie ? Tu excelles dans ces deux domaines, et c’est pour moi une grande fierté », concluait-il toujours invariablement leurs entrevues, faisant fi des sourcils froncés et des dents serrées de sa fille.

 Peu importait, elle avait alors demandé à Kurama de lui enseigner les quelques bribes de son enseignement, lorsqu’ils se retrouvaient tous deux dans leurs escapades nocturnes. Jusqu’à ce qu’elle lui demande un test de courage stupide : renouveler l’exploit de la rumeur du Tanuki invisible aux yeux des Bakeneko. Voilà bien un exploit digne d’elle, et de lui ouvrir les portes du maniement des armes si cher à son cœur !

 Seule dans sa chambre, Tsubaki ruminait son idiotie, nerveuse quant à la suite des événements. La citadelle tout entière s’activait à amasser vivres et boissons en vue d’un grand banquet qui se tiendrait d’ici quelques jours. Organiser une fête alors que Nekomata s’apprêtait à leur fondre dessus avec ses chats et ses morts-vivants, une idée saugrenue ? Peut-être… mais c’était souvent les plans les plus farfelus qui fonctionnaient à merveille.

 Les éclaireurs allumèrent le flambeau sur la tour qui flanquait la porte des étoiles jumelles, à l’entrée de la vallée, et la fausse bonne humeur ambiante se mua en murmures terrifiés. Un cortège approchait. Fébrile, Tsubaki avait revêtu ses plus beaux atours : un nouveau kimono blanc au liseré rouge, un diadème de perles dans les cheveux retenus en un chignon compliqué, les paupières et les joues colorées d’un rose délicat. Elle jeta un coup d’œil déterminé à son reflet dans le miroir avant de descendre, suivie de près par ses dames de compagnie. Elle rejoignit ses parents et son petit frère Riri sur le pas de la porte, serrant bien fort la main de sa mère.

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