Tomates crevettes et fleurs de sels

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Telle une torpille molle tirée depuis les fourrés, Octine zigzaguait à tout berzingue entre les fleurs avachies sous le poids de l'hiver. Ses frères et sœurs marins, avec leurs rêves de gloire et de conquêtes, lui apparaissaient à présent nauséabonds, voire périmés, à la façon de ces plats de crustacés que l'on glissait parfois sous le nez de sa maîtresse et qu'elle s'empressait d'éloigner du bout des doigts d'un air dégoûté. C'était à cette vénérée aristocrate qu'elle devait fidélité, et tant pis pour l'océan et ses velléités à monter. Raz de marée, typhons, vagues traitresses et tsunamis n'était désormais plus de ses amis, mais bien des catastrophes à éviter. Pour se faire, elle se sentait prête à la révolution, à manifester dans les rues, faire des grèves de la faim ou courir à demi-nue, le corps couvert de brulots haineux. La mer n'avait rien à faire ici, elle n'avait qu'à rester dans les bras de son père et surtout dans son lit !

— Hé, sis ! la héla, en pleine course, une voix qu'elle redoutait comme la peste.

Elle se tourna vivement, s'emmêla tentacules en dentelles et trébucha. Ses ventouses et ses yeux pleins de gravier, elle se redressa et trouva, entouré d'hamamélis troublés, son demi-frère, sa majesté le prince Calicoba.

— Qui va là ? feinta-t-elle, faussement sénile, en changeant sa voix comme son visage pour ressembler à un vieillard étique.

— Allez, sis, fit-il, bien trop fort. Tu sais qu'on me la fait pas. Je suis pas un terrestre ! Ton nez, tes oreilles, tes cheveux, j'vois d'ici tous tes filtres.

Déçue, Octine reprit sa tête habituelle, celle qu'elle avait élue depuis son arrivée comme sienne. A cette maudite conversation elle ne pourrait échapper, tandis que sa maîtresse disparaissait déjà derrière les fourrés.

— Tu la connais, non ? Interrogea le chouchou de service.

— Qu'est-ce que tu fais là ? fit tout à trac la poulpesse, raccommodant sa nouvelle tenue déjà souillée. C'est beaucoup trop tôt, mon travail n'est pas fini !

— Changement de plan sœurette, papa et moi on joue le tout pour le tout, mariage ou...

— Il suffit ! Tu es occupé à détruire tous mes efforts. Tu ne sais pas t'y prendre avec les marcheurs, en particulier celle-ci. N'as-tu pas senti à quel point la marquise était sensible, ingénue et douce. Il s'agit d'une âme noble, tendre et subtile, faire le mal est hors de sa portée, elle est la pureté même ! Je vais, moi, lui parler, afin de redresser tes erreurs de débutant.

Le prince ne l'écoutait que d'une oreille, préférant contempler ses pieds, qu'il avait jolis et pédicurés.

— Papa a dit...

— Rien du tout, trancha Octine, d'autorité. Tu es né d'hier et lui n'est qu'un vieux poulpe trop heureux d'avoir enfin un héritier. Laisse ta grande sœur faire !

Si quelque lamantin ou crevette tigrée lui avait dit, il y a quelques années, qu'un jour elle parviendrait à tenir tête au tout puissant héritier des mers, Octine s'en serait tapé les tentacules de rire. Et voilà qu'elle y parvenait, elle, la petite poulpette, cinquante-huitième fille de Krakaine et de Cheloo, roi de R'lyeh. D'ailleurs Calicoba n'en revenait pas. Ses pieds, il les délaissa, éberlué. Il leva un doigt, puis l'abaissa. Murmura un « Du coup » faiblard, qu'Octine méprisa, comme sa maîtresse juste avant, avant de reprendre sa course en le laissant planté en cette terre qui lui était étrangère.

Il y eu soudain un bruissement parmi les fougères, accompagné d'un « Yataaaa » strident. À la façon d'un anatopique ninja, une ombre véloce virevolta hors des fourrés. Après moulte pirouettes et quadruple axels, il s'immobilisa enfin. Il s'agissait d´un homme tronc, constata la pieuvre. Un homme tronc, en armure.

— On ne bouge plus, stridula le plastron en laissant émerger des pinces à l'emplacement où on aurait dû trouver des bras. Le prince ne t’a pas congédiée !

— Kravos ? hasarda Octine, voyant les deux petits yeux maladroits qui débordaient du col métallique.

C'est alors que, d'un galop oblique, une paire de guibolles toutes harnachées de fer se mirent à débouler hors des fougères.

— Non, car Kravos, c'est moi, proclamèrent les gambettes, en entamant une gigue arbitraire. Il n'est que Tourtos, mais il a raison ! Gamine, sa majesté ne t'a pas congédiée, or il est ton roi !

— Mon prince, précisa Octine, et mon petit frère, de surcroît. Alors laissez-moi !

Et elle s'en alla, négligeant leurs acrobatiques pantomimes et pas chassés. Ce n'était pas des militaires qui allaient faire la leçon à une descendante du roi. Et puis on était sur la terre ferme ici, ils n'avaient aucun droit, qu'ils soient crabes, sirènes ou belugas.

— Gardes ! meugla le crabe en pantalon de fer, avant qu'Octine n'ait le temps de fuir le petit cercle de haies qui cachait cet enfer.

Car l'endroit n'avait plus rien de charmant. En un instant, sur fond d'étamines, pistils et cuticules s'imposèrent méduses, otaries et limules. Ce bosquet, de fleuris, devint étalage de poissonnerie. Octine vit, choquée, des homards armurés se mettre à en garder l'entrée, éloignant les convives. Elle était coincée.

— Tu as... osé... me... gronder !

Tel fut le gémissement qu'elle entendit couler dans son dos, tel une rivière de trémolos. Entre Kravos et Tourtos, elle retrouva son prince tout à coup chétif et le regard endoloris. Sa fierté, sa prestance, gisaient désormais à ses pieds - qu'il avait jolis et pédicurés.

— Oh, pardon, jeune prince, fit Octine, tout à coup désemparée - Après tout, ce damoiseau, si costaud soit-il, n'avait jamais que quatorze ans. Allons allons, là là, tout va bien.

— Nan ! Ça va paaass, du coup ! grinça le prince doré et fumant. Tu peux paaaas m'engueuler, personne m'a jamais grondé !

Octine soupira. Les cadets, franchement. Les petits chouchous-marins à leur mémère. On élève une seule fois le ton, et c'est l'océan entier qui s'écoule.

— Ecoutez votre grande-sœur, je ne suis que la cinquante-septième, certes, mais j'ai bien plus d'expérience en diplomatie. Retournez donc dans les jupes de votre mère.

— Naaaan ! ulula le gamin géant. Môman, elle m'aime pas. Elle aime personne, même pas pôpa !

Evidemment, sa mère étant une huitre, elle n'avait que peu d'expression faciale, et encore moins des moyens d'exprimer son affection.

— Je suis sûre que votre môman vous aime, au fond de son... (Octine s'arrêta, se demandant si ce genre de coquillage était pourvu d'un cœur... Probablement pas) ... au fond de l'eau ! Elle est capable d'amour, vu qu'elle a épousé mon père.

—Tu parles ! Un mariage arrangé !

Et il fondit en larme comme une cascade salée. Octine lui tapota le dos, d'un air un peu désolé. La vérité c'est qu'elle ne savait pas trop quoi dire, ce pauvre gamin n'avait pas grandi comme elle, dans la rigueur et l'austérité. La perle de ses parents, non, de tout l'océan, n'avait en somme aucune maturité. Alors, comme une mère - du moins, une mère moins encoquillée -, grande-sœurette, sur son front, déposa un baiser.

— Allons allons, là là, séchez-moi donc ces grosses larmes iodées et allons boire un bon chocolat chaud, j'irai ensuite rejoindre ma maîtresse. Tout ira pour le mieux, vous verrez.

Les deux perles du regard princier se levèrent. Métalliques, elles avaient cédé la détresse contre autre chose. Une dureté, une détermination.

— En vrai : sœurette, à présent, tu vas mourir...

C'est alors que la poissonnerie sur fond de fleurs explosa.

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