Ceci n’est pas un épilogue

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Dans une histoire traditionnelle, tout le monde s'estimerait heureux d'en finir là. Après tout, une bonne partie des personnages s'en sortent à merveille.

Jugeons-en par la gracieuseté de l'épilogue :

Dans une grande et sympathique beuverie, Piroulette et son héros, Fringard, festoyaient et semaient la joie dans une ville de moins en moins aigrie. Si le premier avait retrouvé l'amour de sa vie, le second l'avait fabriqué de toutes pièces, à l'aide de ses pouvoirs et de ses... envies. Mais qu'importe ! leur bonheur rayonnait, comme brille le phare qui domine Maravutpieddesmontsglaviotetracksurmer. L'ambiance devenait plutôt bonne, même solaire.

L'avenir s'annonçait doux, sans une once d'amer. Octine retrouverait bientôt Louise et jetterait sans hésiter cette affreuse donzelle qui la remplaçait du haut des remparts de Beoffroy. La marquise, libérée pour cause de "méprise", épouserait un gentil gentilhomme friqué, lui offrant de renflouer les caisses de son domaine, rabibochant au passage père et mère. La duchesse placerait ses actions en valeurs boursières et éviterait les crashs grâce aux taxes sur la bière. Le duc sortirait de sa folie grâce à l'invention de la psychiatrie : placé en centre, on pouvait le clamer guéri – un fou qu'on ne voit plus n'existe plus.

En récompense de ses bons et loyaux services, Thrasybule recevrait sans doute un nonos couvert – ô joie – de vieux morceaux de viande fossilisés ayant appartenu à Sophocle ou à Parménide d’Elée.

Enfin, le vieil homme à la toison poivre et sel s'avérerait finalement être un chic type qui n'avait d'inquiétant que les miettes légèrement périmées qui jonchaient sa barbe séculaire et mentholée.

Ceci aurait pu être la conclusion auquel nous serions arrivés si Fringard, fort de son pouvoir de narration, s'était décidé à réaliser la paix dans le monde, sinon dans l'histoire.

Or, Fringard n'était pas homme subtil, ni malin, diront certains. Il ne pensait guère à utiliser son talent pour redresser le récit et en faire une chouette histoire qui finit bien. Il n'y songea même pas. Il n'en fit rien.

Exit l'épilogue chouette. Ça continue. Hélas.

Alors, reprenons. Traversons à nouveau les sirupeuses vapeurs de la Morue bourrée et plongeons avec elle dans cet océan d'alcool douteux dans lequel viennent se noyer toutes les créativités.

Là, entre les corps engourdis, se faufilait un être mou et alangui. Se rappelant l'art de la natation, Octine glissait. Elle avait plus ou moins repris forme humaine, mais perdu sa fraîcheur d'antan. Surtout après le piétinement qu'elle venait de subir, laissant sur son corps meurtri les traces peu esthétiques de souliers véhéments, ainsi qu’un léger – très léger – étourdissement, dû à la fatigue, nécessairement.

C'est néanmoins vaillante qu'elle se pressa, faisant rouler ses membres hésitants sur les résidus de fête déclinante, afin de retrouver celui qui avait arrangé toutes ces outres – dont elle ne ferait certainement jamais partie.

C'est son fidèle compagnon canin qui la retrouva en premier au détour de deux jambes vivement mordillées. La flairant, il s'exclama :

— « On cherche le bien sans le trouver, on trouve le mal sans le chercher. »

— Moi... aussi... fidèle ami, ânonna-t-elle sans avoir saisi un traître mot de ces salmigondis aboyés dans le tumulte. Où est le barde ?

Thrasybule la mena vers la table où Lazare chantait, emberlificoté au rustre qu'on osait appeler chevalier. Ils semblent reconciliés, songea la poulpe en contemplant cette scène étrange ou d'autres acteurs avaient entretemps été mêlés. En plus du barde, Fringard se serrait à une opulente jeune femme – peut-être une autre poulpe vu son abondance en courbes – et faisait face à un...

Ce visage ! Cette barbe !

Octine tiqua, ce bel homme lui disait quelque chose, malgré le monde qui persistait à tourner avec insistance autour d'eux. Elle le connaissait, mais d'où ?

— Tiens tiens, s'amusa le personnage en l'inspectant de la tête aux pieds, avant de se tourner vers l'énamouré. Tu la connais ? Fringard (Espèce d'imbécile fini) ?

— Hu ? Quoi ? réussit à répondre le preux, aux prises avec l'opulence de l'une, le chant de l'autre et les godets qu'on lui déposait en boucle. Qui, quoi ?

— Tu es copain avec une fille de la mer ? interrogea l'inquiétant personnage en la toisant avec insistance.

Si la pieuvre avait été saoule (ce qui était impossible, bien entendu), elle aurait désaoulé instantanément devant la menace qui émanait de cet homme. Mais d'où le connaissait-elle ?

— Une fille de la mère de qui ? ricana Fringard en pinçant le nez délicieux de Lulu qui essayait de lui croquer le doigt, sous le regard chargé de Piroulette qui chantait à tue-tête.

La barbe bougea sans que des sons n'en sortent, vit Octine. Puis une voix retentit, lestée de ce que l’intrigant avait prononcé juste avant.

— Les profondeurs océaniques cachent des choses, mon ami, dont tu n'as pas idée, s'amusa l'homme en sirotant son thé glacé. Cette petite, bien déguisée (quoiqu’à la robe sinistrée), en fait partie.

La pieuvre, se sentant soudain mise à nu, se tendit comme une trique, sa peau rose vira au jade.

— Qu'es-tu beugle, encore, le vieux ? s'énerva Fringard. On est pas dans un reportage animalier, que je sache – tavernier, une nouvelle tournée ! – alors, fous-moi la paix !

Octine fit glisser discrètement ses tentacules en guise de pieds vers l'ailleurs ; si bien que des témoins, inexistants car tout le monde s'en fichait éperdument, l'auraient imaginé sur un tapis roulant – ces fameux accessoires dont les nobles fainéants avaient truffés leurs palais et qui fonctionnaient grâce à des armées courantes de furets.

— Comme tu voudras, (imbécile heureux, mais si tu savais ce que sa seule présence présage, tu rirais moins), comme tu voudras...

— Et arrête avec tes airs sombres, glapit Fringard, chopant à tout va - godets comme diva. On est pas bien là ? Pourquoi tu m'emm...

Mais Octine n'entendit pas la suite, elle glissait à nouveau entre les corps lubrifiés par l'alcool. Vite, filons, pensait-elle, inondée d'images affreuses de ce personnage barbu, voguant sur les océans en commettant l'irréparable. Un irréparable trouble, pourtant, car elle ne se souvenait plus de son crime.

Elle retrouva bientôt l'entrée, flanquée de Thrasybule qui, il fallait bien le dire, l'avait à la bonne. Les péripatétichiens adoraient le poisson, et Octine flairait bon.

Derrière la porte et les fenêtres, la fête battait son plein, tandis que les alentours dormaient. Entre deux maisons sordides brillait doucement l'horizon inondé de lune.

— « La démesure est fille de l’impiété », renifla le chien-chien en toisant l’immensité sublunaire.

— J'imagine cher ami, dit-elle doucement, en pensant à sa maîtresse.

Allait-elle bien ? Dormait-elle en ce moment, bien au chaud dans un lit à baldaquin, avec une petite chandelle pour l'immuniser contre la peur du noir ?

— Elle me manque...

— Elle nous manque tous, fit une voix poisseuse, derrière elle.

Ses membres mous mais musclés se tordirent derechef pour faire face à celui qui avait parlé. Hors des ombres émergea un soldat. Un très petit, minuscule, soldat.

— Et la voir là, sans pouvoir y plonger, est encore plus difficile à supporter, je trouve, continua l'homme miniature. Je suis Kravos, ton contact. Suis-moi.

Octine, en hochant de son crâne mou, s'enfonça dans la nuit avec ce soldat qui lui arrivait à la taille. Thrasybule les suivit. Ces deux-là humaient délicieusement la poiscaille.

Par-delà le port, fouetté par les vagues de l’océan ténébreux, quelque chose suivait leur progression entre les vieilles demeures bouffées par les bernacles. Si des pêcheurs nocturnes, le genre peu enclins à manger des légumes, avaient eu la mauvaise idée de passer par là, ils auraient sans aucun doute été troublés par ce qui émergeait des profondeurs.

Il n'était pas commun de voir un brocoli de la taille d'une frégate observer de son œil vaporeux les ruelles soucieuses du bord de mer.

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