Bouquet garni

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Un bouquet de têtes colorées se dressa au-dessus du rocher. Sur ce fond terne de plaine calcinée, leurs teintes chatoyantes les faisaient passer pour de grandes fleurs égayant des prés desséchés. Amputé de son pote, le barde, découvert, prit la parole d'une mine pâlotte.

— Mes biens chers comp... Non... Pardon, dragons, je me présente à vous, certes, balbutiant mais sachez que ce n'est pas la terreur qui m'en somme ; c'est votre allure, splendide et florale, qui m'impressionne... hum... Je veux dire : si votre ramure se rapporte à votre armure, vous êtes, sans conteste, les parterres – que dis-je ? –, les jardinières, des hôtes de ces déserts !

— Qu'est-ce qu'il dit ? interrogea l'une des têtes ; la jaune, celle qui avait l'air bête.

— Il nous compare à un bosquet, répondit en maugréant le violet.

— Non, il parle d’un bouquet, ce doit être un fleuriste, gronda un autre, couleur améthyste.

— Pour sûr, il nous insulte, nous injurie franchement ! clama le quatrième aux reflets cyan.

— Silence ! Il sera dévoré ! trancha abruptement l’écarlate aux reflets mordorés.

Le barde n'avait plus un seul millilitre d'urine à confier à ses culottes. À la place, son corps entier se couvrit d’une chair qui aurait fait sensation dans les poulaillers les plus tendance.

Il songea, en rigolant, à son destin pressant : dévoré par ceux qui n'avaient pas achevé sa mère. Dans l'estomac de ces monstres, Piroulette prendrait la place de la jambe qu’ils n’avaient pas su déguster. Était-ce un juste retour des choses ? Le barde n'en était pas certain.

Certain, d'ailleurs, il ne l'était plus de rien...

— Nous ne t'offrirons aucun procès, fourbe humain, tes mots et toutes tes poésies ne te serviront à rien, gronda le rubescent. Tu n'ignores pas que ton "ami" a occis l'un de nos adolescents. Et ta présence en ces lieux suffit à décréter ta culpabilité. Agenouille-toi et reçois notre feu.

Le ménestrel laissa ses rotules frapper la plaine. Adieu belles odes, adieu le preux. Adieu maman, adieu ses yeux. Il partira, n'ayant que peu vécu mais, malgré tout, heureux.

Adieu... Ah, dieu ! Oui !

— Permettez-moi quelques derniers mots, ô magnifiques animaux.

— Tu nous insultes de plus belle sans même le savoir, clama la colline aubergine. Qu'on le crame sans attendre !

— Laisse le parler, l'interrompit le carmin, dont la chefferie gonflait la crinière.

— Merci, reprit le trouvère, espiègle. J'ai à dire ceci : Mon bon seigneur, accueillez-moi au paradis, bénissez au passage mes ennemis, gloire à eux au plus haut des cieux, que votre félicité les baigne, que vos anges les peignent... Eh bien ?

Le bouquet reptilien resta bel et bien de marbre. Pas un éternuement, nul œil qui pique, aucun orage anaphylactique. Le barde s’en trouva bien déconfit.

— Tu rêvais de nous terrasser avec tes incantations ? ricana le jaune canari. Tu peux toujours y aller, nous sommes des dragons immunisés !

— Insensibilisation, ajouta le cyan persifflant, c'est un allergologue du quartier qui nous l'a recommandé. Un cantique chaque soir, par gramophone, jusqu'à adaptation ! Faut croire que ça marche ! Hein, Perdition ?

— Ne donne pas mon nom à un humain, sombre cloporte ! rugit le vermillon. Et dévore-le rapidement, avant que je ne te tranche l'aorte !

Le chanteur, entendant ce nom, s'emporte :

— Tu es en mon pouvoir, dragon ! Car je connais à présent ton nom ! Rends-toi, Perdition ! Détourne-toi et déchire tes compagnons !

Le serpent aux teintes coquelicot partit d'un rire tonitruant.

— Ce petit humain, décidément, m'amuse. Au lieu de le manger ou de le faire frire, peut-être devrais-je en faire ma muse ?

— Tu n'y penses pas, Perd... Frère brûlant, cette charogne mérite nos flammes, intervint le purpurin.

Le trouvère renchérit :

— Oui ! C'était, bien entendu, une piètre farce, je ne prétendais pas vous occire de mes mots, dragon, même en employant votre prénom !

— Cette petite chose est décidément charmante, elle croit qu'après avoir voulu nous séduire, nous allergiser, me dominer ; elle pourrait s'en sortir en bon compte au lieu d'être sacrificiée ? J'en ris de mes quatre cœurs, quelle belle naïveté. Adoptons-le ! Il sera notre chanteur !

— Excellente idée ! clama le barde, sans savoir s’il devait être soulagé ou dépité.

— À la place de tout de suite te manger, nous écouterons tes odes en dégustant un à un tes doigts de pieds. Chaque jour un récit de geste – nous "adorons" les chevaliers – et un nouvel orteil à grignoter ! Et puis le reste, lentement... Tu es chétif mais devrais tenir jusqu'aux frondaisons, avant de te résumer à un fin sauciss...

Mais le carmin ne put finir sa phrase d'oraison. Il se mit à hurler en tous sens, avec déraison. Les quatre autres créatures en furent saisies et se crispèrent derechef. Ils tournèrent leurs grands cous serpentesques en direction des extrémités du rubicond, en quête d'explication.

Un humain fulminant avait planté dans le fondement de leur frère une épée qu'il faisait pivoter pour cruellement en approfondir la plaie. Le carmin désespéré hurla de plus belle, grattant l'air pour essayer de l'atteindre, mais le preux se débrouillait pour rester hors de portée.

Tel un chandelier nauséeux, les quatre têtes déversèrent leurs fureurs sur leur frère et son postérieur, alors que le vengeur venait de décamper.

Le grenat hurla comme si on l'avait démembré, il ouvrit largement les ailes pour tenter d'aérer son arrière-train incendié. Au passage, il frappa ses frères de ses ailes immenses, qui ripostèrent avec une grande véhémence.

Le chevalier se faufila sous leurs membres en train de s’écharper, ajoutant sa lame à la confusion, en les laissant croire que c'était en réalité les griffes de leurs frères qui les entaillaient.

S'ensuivit un baroud d'honneur, un conflit ouvert, une vraie horreur.

Piroulette regardait la scène, soulagé, mais un peu désespéré. Il en fut néanmoins inspiré. Quand il ouvrit la bouche pour prononcer ses premiers vers, la silhouette fumante du chevalier vint se poster à ses arrières.

Ils regardèrent ensemble les dragons s'entretuer avec fureur.

Le chanteur sentit ses larmes couler, pendant que le fier posait son coude sur son épaule d'un air de commentateur patenté.

— Ah... Ces enfants... Ils sont incorrigibles !

Le ménestrel lui fit face, voulant l'enlacer, l'étreindre, le couvrir même de baisers. Mais quand il ouvrit la bouche pour lui déclarer sa flamme, le doigt du chevalier vint doucement se poser sur ses lèvres entrouvertes.

« Chhuut, ne dis rien… Je sais… (Piroulette cru qu’il allait l’embrasser) Toutes les femmes vont m’admirer ! Rédige en silence tes psaumes et ne m’interroge plus sur ma déité ! Il n'y a rien à expliquer, dit-il avant de changer de visage, laissant le trouvère à ses rêveries frustrées, puis ajouta : Seulement plus de morts à aller provoquer ! Yaaahhaaaa ! »

Là-dessus, Fringard le regard funeste, se jeta à nouveau dans la mêlée, tel un lion furibard.

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