Conte de Noël

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En ce temps-là, l’Homme avait peur pour l’avenir de sa planète, ce qui ne l’empêchait pas de fêter Noël dans une débauche de lumières, d’emballages non recyclables, de vols low cost à 19 francs 99 et de canons à neige. On commandait des habits pour la fête avant de les renvoyer le 27 en port dû et on se gavait de foie gras.

Dans un petit village fribourgeois, la famille Ducrot était réunie autour du sapin, le père, la mère, le fils Christian, sa sœur Camille. Et il y avait aussi la tante Emma qui était arrivée dans l’après-midi de Münsterlingen-Scherzingen. On était bien obligés de l’inviter, elle était vieille fille, avait dépassé depuis longtemps l’âge canonique, et était très riche, les enveloppes pour les enfants contenaient toujours plusieurs billets bleus. Il fallait aussi s’assurer qu’elle ne léguât pas sa fortune à une œuvre de bienfaisance. La tante Emma était encore alerte et ingambe, on s’inquiétait de sa santé pour la forme en espérant qu’elle n’en aurait plus pour longtemps.

Après le souper, la traditionnelle fondue bourguignonne, les enfants déballèrent leurs cadeaux et disparurent dans leur chambre. Christian lut le livre qu’il avait reçu. À 23 heures, la mère les appela, il fallait se préparer pour la messe de minuit. Comme chaque année, le père prétexta une migraine pour ne pas s’y rendre, il avait trop bu pour conduire. La mère s’était abstenue, elle savait bien que la tante Emma n’aurait manqué cette messe pour rien au monde. Christian dit qu’il faisait froid et qu’il allait attraper un rhume, la mère lui fit les gros yeux. Tout ce petit monde prit place dans le SUV et on se rendit à la cathédrale de Fribourg.

Ils n’avaient pas beaucoup d’avance lorsqu’ils entrèrent dans l’église, ce n’avait pas été facile de trouver une place de parc, ils durent s’asseoir devant, sur la première rangée. Cela dérangea Christian, il ne pourrait pas lire les messages que ses potes lui enverraient.

L’officiant ouvrit la cérémonie, rappelant aux fidèles qu’ils étaient des pécheurs, Christian se rappela ce qu’il avait fait le matin même sous ses draps avant de se lever, espérant que le Seigneur ne fouillait pas les poubelles. Il somnola jusqu’à ce que qu’il entendît un jeune chanteur soliste interpréter un chant de Noël traditionnel : Les Anges dans nos campagnes.

Christian était fasciné par le jeune homme, qui n’était qu’à quelques mètres de lui, devant le chœur paroissial. Il avait de longs cheveux blonds, était vêtu d’une chemise blanche au col ouvert et de pantalons noirs. Il ne semblait pas beaucoup plus âgé que Christian. Sa voix était curieusement haute. D’après le programme de la cérémonie, le chanteur s’appelait Yasen et c’était un contre-ténor.

La messe dite, les fidèles se rassemblaient sur le parvis. Christian resta un moment dans l’église et se rapprocha du jeune homme.

— C’était très beau, lui dit-il, j’ai été ému par tes chants, j’avais les larmes aux yeux.

— Merci, répondit le chanteur, je suis heureux que ça t’aie plu. J’aimerais continuer à étudier la musique au conservatoire en Suisse.

Christian invita Yasen à boire un verre de vin chaud aux épices à l’extérieur. Ils firent plus ample connaissance. Yasen était réfugié, arrivé depuis peu après avoir traversé la moitié de l’Europe, seul car il était orphelin. Il avait fui car il ne sentait pas en sécurité dans son pays. Il expliqua aussi qu’il séjournait dans un centre pour réfugiés de la région.

— Mais pourquoi sais-tu si bien le français ? demanda Christian.

— J’ai choisi cette langue à l’école en option, elle me plaisait car j’avais entendu des opéras dans cette langue.

Christian présenta ensuite Yasen à sa famille. Il eut soudain une idée :

— On va inviter Yasen pour passer la nuit chez nous et pour le brunch de demain matin.

Cette proposition ne déclencha pas l’enthousiasme. La mère dit :

— Mais tu sais bien que nous n’avons pas de place, la chambre d’amis est occupée par tante Emma.

— Il dormira dans ma chambre, fit Christian.

— Ou dans la mienne, ajouta Camille.

— Voyons, objecta la tante Emma, il pourrait te… enfin, tu m’a compris.

Christian se fâcha :

— Vous n’avez pas écouté l’homélie, on doit s’aimer les uns les autres, accueillir l’étranger. Pour une fois que nous aurions l’occasion de mettre en pratique ce qu’on nous enseigne.

La mère et la tante Emma étaient toujours renfrognées.

— Si vous n’acceptez pas, dit Christian, c’est moi qui irai dormir avec Yasen au centre de réfugiés.

— Tu n’y penses pas, fit la tante Emma, ça doit être sale et rempli de poux.

— Bon, soupira la mère, c’est bien parce que c’est Noël. Je suis d’accord.

Christian sauta au cou de sa mère et lui fit la bise. Personne ne parla pendant le retour à la maison. Yasen était un peu intimidé, c’était la première fois qu’il montait dans une si grosse voiture. À leur retour, le père, endormi devant la télévision, s’inquiéta à peine du nouvel arrivant.

On alla rapidement se coucher. Dans sa chambre, Christian demanda à Yasen :

— Je t’ai un peu forcé la main avec cette invitation, mais j’ai eu pitié de toi. Ce ne doit pas être agréable de passer la nuit de Noël seul.

— J’aurais refusé si ça m’avait dérangé. Je te remercie, ça m’a touché.

— Tu vois, mon lit est étroit, on devra se serrer, mais il n’y avait pas d’autre solution. Je ne pense pas que tu voulais dormir avec la tante Emma.

— J’ai eu des conditions bien pires durant mon voyage, je ne vais pas te raconter maintenant, ne gâchons pas la magie de cette nuit.

— Dis-moi, Yasen, pourquoi as-tu quitté ton pays ? Avais-tu peur d’être persécuté parce que tu es chrétien ?

— Non, parce que je suis homosexuel.

Christian regarda le crucifix au-dessus de son lit, entre deux posters de footballeurs. On l’avait accroché comme chaque année pour faire plaisir à la tante Emma.

— Et cela ne te pose pas de problèmes avec la religion ?

— Le Christ n’est pas venu sur la terre pour juger les Hommes, il est venu pour les aimer, tant pis pour ceux qui n’ont pas compris son message.

Christian eut l’impression que le Christ s’était réveillé et avait un sourire énigmatique sur les lèvres. Il décrocha le crucifix et le rangea dans un tiroir sous une pile de sous-vêtements.

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