III

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En ce temps-là, je faisais mystère d’un amour au secret éventé depuis longtemps pour une brunette prénommée Anna, qui habitait non loin de là, rampe d’Olbiche.

Cet amour datait de mes quinze ans, peut-être avant, j’en ai perdu le souvenir exact, et depuis je pensais avoir acquis auprès d’elle le statut de « petit ami », comme on disait alors.

Il n’en était rien. Tout juste tolérait-elle que je la raccompagne jusqu’à son domicile, le soir, après les cours, lorsqu’elle se séparait de son amie Laurence, qui habitait place Littré, quelques centaines de mètres plus haut.

Paralysé par le trac et la timidité, j’avais vécu dans cette illusion jusqu’à l’été de mes seize ans, où la frustration et l’éloignement m’avaient amené à me déclarer dans une missive enflammée.

Hélas, ma lettre était restée sans réponse. J’avais espéré encore, mais elle n’était pas venue au rendez-vous fixé, au Jardin des Plantes tout proche. Alors, pour exorciser cet échec, je m’étais amouraché d’autres filles, avec aussi peu de succès.

Puis, bac littéraire en poche, le jour de la rentrée universitaire, j’avais rencontré celle qui, trois ans plus tard, allait devenir mon épouse. Mais, pendant des années, et jusqu’il y a peu encore, cette fille que je n’avais embrassée que sur la joue et dont je ne savais plus trop si je lui avais tenu la main, avait peuplé mes rêves, par intermittence.

Mystérieuse persistance du premier amour.

Le jour baisse. Mon café est bu depuis longtemps. Je commande un cognac, pour me remettre d’une vérité qui vient de se révéler à moi : si j’ai sollicité mon inscription à ce salon, c’est avec l’espoir secret de la revoir !

Autant chercher une aiguille dans une botte de foin, me souffle ma raison.

Un autre fait récent me revient alors en mémoire, en guise d’avertissement : aux obsèques de l’épouse d’un de mes amis, décédée des suites d’une longue maladie, comme on dit pudiquement pour ne pas nommer ce mal si commun qu’est le cancer, une autre de mes amies de jeunesse est venue vers moi et… je ne l’ai pas reconnue !

- Et pourtant, je l’avais déjà revue dix ou quinze ans auparavant, lors d’une journée de retrouvailles d’anciens moniteurs et monitrices de centre aéré.

- Eh bien, ton Anna non plus, tu ne la reconnaîtrais pas !

- Silence ! Moi, je te dis que je la reconnaîtrais, peut-être pas au premier regard, mais je la reconnaîtrai…

- Chiche !

Je sors mon smartphone, ouvre le navigateur et tape son nom dans la fenêtre de recherche. Zut ! Je me suis trompé d’orthographe. Toujours cette confusion avec le nom d’un personnage de Balzac. Je rectifie. Plusieurs liens apparaissent.

Le premier date de quatre ans et relate le décès d’un guitariste de jazz bien connu en Normandie et même au-delà. Je blêmis. C’était son frère. Dom et moi étions ensemble en Terminale. C’était déjà un formidable musicien, remarquable au piano et à la guitare.

Cela me fait un coup d’apprendre que quelqu’un de mon âge, à peine retraité, a trouvé la mort, de façon brutale, sans signes avant-coureurs.

J’ajoute le prénom d’Anna à ma recherche avec une appréhension secrète.

Deux liens apparaissent. L’un vient de ces sites qui recensent les photos de classe. Mais il n’y a pas de photo ! Le second émane d’un réseau social. Et cette fois, avec une photo de profil. Une photo de couple.

Eh, oui, elle est mariée. Un de mes frères, qui vit toujours sur place, me l’a appris incidemment plusieurs années en arrière. Avec Paul. J’ai joué au tennis de table avec lui, quelquefois, dans les anciennes halles, quand nous avions douze ou treize ans.

Ils sont là, sur cette photo de profil, Paul et Anna, tous les deux enlacés, chaudement vêtus, photographiés devant une architecture de style Baltard.

Curieusement, je ne ressens rien.

Je grossis le cliché, scrute les visages. Dans mon souvenir, Paul était petit et mince, Anna plus grande. C’est le contraire ! Non, je ne la reconnais pas vraiment. Elle me rappelle quelqu’un, c’est tout. Il faut dire que je ne l’ai pas vue depuis plus de quarante ans !

Et la seule photographie en ma possession, ce n’était pas elle qui me l’avait donnée ! Je l’avais achetée chez le professionnel qui couvrait chaque année le défilé de la Fête des Fleurs. Costumée d’une tunique courte en satin, elle fronçait le sourcil, à cause du soleil peut-être ou mécontente de sa tenue, tout en marchant au pas de la fanfare. Ce cliché figure toujours dans mon premier album photo.

Après que ma mère ait déménagé pour venir vivre auprès de moi, je ne suis revenu dans ma ville de jeunesse que pour la Toussaint, et jamais je n’ai croisé Anna, ni au cimetière où repose son père décédé brutalement quelques années après (ou avant ?) le mien, ni en ville, lors de mes brèves promenades.

Habite-t-elle toujours la ville, d’abord ? Un instinct mystérieux me dit que oui. J’ouvre l’application des pages jaunes. Passe à l’onglet des pages blanches. Tape son nom de femme mariée. Une adresse apparaît. J’hallucine. Drôle de coïncidence, tout de même !

Elle habite à quelques centaines de mètres de son ancienne adresse, toujours aux abords du Jardin des Plantes, à deux rues de là où doit se tenir le salon auquel je me rends. N’est-ce pas un signe ?

Sonné par cette découverte, je dîne rapidement dans l'établissement le plus proche, autrefois dépendance de la maison Bertheaume. Du museau vinaigrette, suivi d’une andouillette purée. Toutes choses habituellement bannies de mon régime.

La soirée est douce. On est fin avril et le printemps s’épanouit. À peine suis-je sorti de table que mes pas m’emmènent comme malgré moi vers le Jardin des Plantes.

Parvenu Place Carnot, j'entreprends de traverser les pelouses pour me diriger vers la salle Victor Hugo, mais soudain je bifurque pour regagner la Place du Petit Palet, emprunter la rue du Collège, avec l'intention de boucler par la rue Changeons, puis celle du Gué de l'Épine.

Cela a tout de l’acte manqué.

Devant la maison supposée d'Anna, ayant cru percevoir un mouvement de rideau, je me sens ridicule brusquement, rebrousse chemin et m’éloigne à grandes enjambées vers mon hôtel.

Dans quel guêpier me suis-je fourré ?

(à suivre)


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