CHAP.14 : Le bidonville

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La bouche grande ouverte et sombre du tunnel de Saint-Cloud nous dominait. Pendant toute mon enfance ce passage routier souterrain était le symbole de la porte enchanteresse sur le monde fantastique de la ville lumière. Plus tard, il était devenu l’enfer bouchonné d’un trafic de plus en plus dense. Pour en arriver là, nous avions parcouru environ cinquante kilomètres en trois jours. Nous avions passé la première nuit sous l’épais pont d’Aubergenville surplombant l’autoroute. Nous n’avions pas déroulé la tente et avions dormi à la belle étoile sous le tablier du pont. Un sentiment de claustrophobie et de danger avait émergé à l’idée d’être enfermé sans visibilité dans la toile de camping. La matinée suivante, nous croisâmes furtivement pour la première fois cinq de nos semblables. Alertés par un concert de pétarades, un groupe d’hommes chevauchant des moto-cross nous dépassâmes sans s’attarder. D’autres petits malins bricoleurs avaient réussi à redonner vie à quelques mécaniques. Je pensai fortement à Karl à la vue de ces machines vivantes. Nous passâmes notre seconde nuit à nouveau sous un autre pont solide à Orgeval. La température avait nettement baissé durant cette journée. Nous décidâmes de monter la tente et d’y dormir. Pas très rassuré quand même, chacun d’entre nous, à tour de rôle, nous avions assuré un tour de garde. Pour la dernière étape, après avoir été agréablement surpris de constater que la plus part des ponts étaient debout, nous dûmes contourner deux ouvrages écroulés ; celui au niveau de Rocquencourt et celui au niveau de Vaucresson.

Nous fîmes face à l’entrée du tunnel de Saint-Cloud qui avait des allures de caverne. D’épaisses fourrées de mauvaises herbes avaient envahi les pieds de l’arche de l’ouvrage. Des plantes grimpantes, genre lierres, arpentaient la façade. Deux lapins surgirent de l’obscurité pour disparaitre aussitôt dans les herbes hautes. L’absence des bruits des véhicules à moteur nous révéla un autre son inattendu pour nos oreilles ; le bruit de l’air circulant dans ce boyau de béton. A première vue, l’accès du tunnel était sain. La distance sous terre était de neuf cent mètres. Neuf cent mètres dans le noir total, sans l’assurance de les parcourir entièrement. Un tronçon aurait très bien pu s’écrouler, un amas de véhicules carambolés pouvait boucher l’accès, mais c’était l’accès le plus court et rapide aux bords de seine.

Confiants, peut-être trop, nous nous engouffrâmes dans le tunnel éclairé par notre lampe-torche. Au deux tiers de la distance, après la courbure sur la gauche de l’axe, nous aperçûmes la lumière naturelle à l’extrémité du tunnel, mais bien d’autres choses aussi. Une série de voitures était alignée dans la largeur, nous barrant la route. Cela avait été organisé par la main de l’homme. Nous surmontâmes l’obstacle en grimpant sur le capot d’un des véhicules. Après quelques mètres, plusieurs sources de lumière originaires de feu de camps éclairaient à ce qui ressemblait à un bidonville. L’éclat des flammes dansait sur les parois courbes du tunnel. A notre grand étonnement, la vie s’était installée à l’abri de l’ouvrage. Nous traversâmes ce petit village préfabriqué doucement et calmement pour ne pas apeurer leurs habitants. Un ballon roula jusqu’à mes pieds. Je le contrôlai sous mon talon. Quatre enfants accoururent vers moi et stoppèrent net à la vue d’un inconnu. Je tapai délicatement du plat du pied dans le ballon en direction de la petite fille en tête des petits footballeurs. Elle stoppa la balle avec ses mains. Hésitante, elle finit par me remercier et courut à l’opposer de notre position. Notre passage discret se transforma en attraction pour cette communauté troglodyte. Les regards se fixèrent sur nous et les têtes pivotaient au rythme de notre avancée. Des rumeurs inaudibles flottaient jusqu’à nos oreilles. Nous arrivâmes au bout du tunnel et découvrîmes une vue imprenable sur Paris et la Tour Eiff… Non, il n’y avait plus de Tour Eiffel.

La lumière du jour commençait à décliner. La fatigue due à notre marche soutenue entamait aussi notre physique.

— Vous pouvez bivouaquer chez nous, pour la nuit si vous le désirez, proposa un homme en poste à l’entrée du tunnel.

Je me tournai surpris par sa proposition ayant plutôt l’habitude de la méfiance contre les visiteurs inconnus.

— Merci beaucoup monsieur ?...

— Robert !

— Merci Robert.

Avant de répondre, je consultai mes camarades du regard. A la vue des mines cernées, j’en déduis une volonté d’une halte bienvenue.

— C’est avec plaisir que nous acceptons votre invitation. Nous espérons ne pas vous déranger outre mesure.

— Non pas le moindre. En contrepartie, vous nous raconterez les dernières nouvelles de la banlieue.

— Avec plaisir ! Je m’appelle Micaël, et voici mes compagnons de route ; Vanessa, Fabrice et Frédéric.

— Enchanté, suivez-moi, je vous emmène dans mon humble demeure.

Nous le suivîmes à la queue leu leu. Je m’adressai à mes amis en aparté.

— Super sympa ce mec de nous inviter.

— Ouais, peut-être un peu trop, se méfia Vanessa. Tu as vraiment tendance à faire trop vite confiance aux gens.

— Tu vois le mal partout.

— A nous trois, avec le contenu de nos sacs à dos, nous possédons certainement plus d’objets utiles et de valeur que ces pauvres gens.

— Elle n’a pas tort, concéda Fred.

— Restons sur nos gardes, prévint Fab.

Nous parcourûmes une partie de l’allée centrale du bidonville, éclairée par des torches imbibées de goudrons, par des braseros et des feux de bois.

— Voilà des entrants ! nous entendîmes par ci, par là.

— Encore des chercheurs d’espoir ! par ci.

— Il n’y a rien à espérer ici ! ils ne trouveront que désastre et malheur ! par là.

Robert s’arrêta et fit un signe de la main pour nous indiquer un petit abri cubique composé de tôles ondulées et pièces de carrosserie de voiture tel un capot et un haillon de coffre. A l’entrée, une femme s’affairait à griller deux petits animaux que je craignais être des rats. Trois enfants à côté essayaient tant bien que mal d’épousseter une paillasse qui allait surement accueillir l’unique repas de la journée.

— Vous tombez le bon jour, ce soir c’est ; viande et protéines au menu.

— Non, je vous en prie, nous avons notre propre nourriture que nous pouvons partager et vous offrir aussi pour vous remercier de votre hospitalité.

— Mic… grogna Vanessa.

— Ok pas de problème, les enfants ont besoin de se nourrir, valida Robert. Voici ma femme Elvige, mes deux gosses Kylian et Justine, et Romao, un orphelin que nous avons recueilli. Dites bonjour les enfants, vous n’avez pas été élevé par des gueux.

Les jeunes s’exécutèrent à l’unisson.

— Les formules de politesse sont devenues tellement surfaites aujourd’hui à l’heure de la survie, intervint Vanessa.

— Détrompez-vous jeune fille, la politesse et le langage bien parlé nous maintiennent comme des êtres encore civilisés. La parole construite et intelligible nous différencie des bêtes sauvages.

— Depuis la catastrophe, nous avons constaté que certains êtres humains régressaient, dit Fab.

— Et ça fait plaisir de rencontrer des personnes aussi aimables et serviables, repris-je. Tout espoir en l’espèce humaine n’est pas perdu.

Nous nous assîmes à côté des enfants sur la paillasse, notre sac-à-dos entre les jambes. Robert observa notre installation méfiante d’un air amusé.

— Vu la précaution que vous prenez pour garder vos sacs m’indique tout de suite que leur contenu a de la valeur pour vous et donc certainement pour nous.

Nous nous regardâmes gênés. Je bougeai ma sacoche derrière moi et m’y adossai.

— N’ayez crainte, vos bagages sont en sécurité avec nous. Si nous avions réellement voulu vos sacs, vous auriez déjà été dépouillé au niveau du barrage de bagnoles.

— Merveilleux, j’ai l’impression d’être arrivée dans le village coloré des bisounours, s’esclaffa Vanessa. Chez nous, nous avons dû tuer un homme pour de simples duvets. Nos amis ont été tabasser et l’un d’entre eux sévèrement larder pour deux ou trois boites de conserve. Désolé monsieur Robert, mais permettez-moi de rester méfiante.

— Vanessa, calme-toi, dis-je.

— Non, je comprends votre méfiance. Nous-même avons vu des hommes s’égorger pour se disputer quelques cadavres de rats.

Mes amis se détendirent et s’installèrent plus confortablement. Je sorti une boite de fayots et le donna à Elvige pour qu’elle les réchauffe sur le feu.

La chair bien cuite du rat lubrifié avec les sucs et l’amidon des haricots s’ingurgita parfaitement, presqu’avec délice. A la fin du repas, les enfants débarrassèrent les couverts de la natte en osier et allèrent les laver au bac à eau collectif. Leur mère les surveillait du coin de l’œil en se décalant au centre de l’allée. Robert sortit une bouteille d’un casier fermé par un cadenas, accompagné de quatre mini verres.

— Les invités ont le droit au verre de l’amitié. Une petite vodka ?

Nous acceptâmes pour ne pas contrarier Robert et il faut dire que moi personnellement, elle me faisait envie. La lueur du jour avait complètement disparu pour laisser place à une nuit d’encre. Trois hommes se joignirent à nous ; deux du même âge que Robert à peu près et un ancien qui semblait être le sage du bidonville.

— D’où venez-vous les jeunes ? demanda le vieil homme.

— Nous arrivons de Mantes-La-Jolie. Pour arriver jusqu’à vous, nous avons fait trois jours de marche sur l’autoroute A13.

— Hum Mantes, je connais très bien, et cette ville est-elle toujours aussi jolie comme son nom l’indique.

— Miraculeusement, le plus beau monument de notre ville ; la collégiale Notre-Dame est restée debout, annonça Fred. Seuls quelques éléments de la toiture ont disparu.

— Magnifique, mais pas étonnant quand on sait qu’une telle structure a été bâti pendant trois siècles avec de lourdes et solides pierres.

— Des pierres ! Et sinon, ça vous importe les milliers d’habitants mantais morts ? admonesta Vanessa.

— Vous avez raison jeune fille. J’étais moi-même maire de Billancourt.

— Vous l’êtes toujours monsieur, confirma l’homme assis à côté de lui.

— Oui, jusqu’aux prochaines élections, ironisa le vieil homme. Et j’ai été dévasté par la disparitions des trois quarts de mes administrés.

Le maire de Billancourt ! un élu de la république ! un homme d’état ! quelle chance pour notre premier soir aux abords de Paris, je rencontrais déjà une possible connexion avec le gouvernement. Il pourrait nous mener au bunker secret.

— Avez-vous été en contact avec les membres survivants de l’administration gouvernementale basée à Paris ? Demandai-je excité.

— Non, bien sûr que non, aucun signe de vie venant de qui que ce soit de l’état.

Mon excitation déclina aussi vite qu’elle était venue. Je repris mes esprits.

— Nous avons été contacté par radio par une base militaire située dans la capitale regroupant des responsables militaires, des membres du gouvernement, des députés et d’autres élus survivants.

— Vous avez une radio chez vous ?

— Oui par chance, le camp principal de notre ville s’est tout de suite bien organisé grâce à des personnes compétentes et volontaires.

— Nous avons quand même attendu trois mois avant d’avoir ce contact radio, précisa Fab.

— Ok peut-importe, recentra Robert. Vous dites qu’il y a quelque part dans Paris un lieu structuré, piloté par ce qui reste de nos dirigeants parisiens ?

— Oui, mais l’opérateur militaire qu’on avait à l’autre bout du fil n’a pas voulu nous révéler sa localisation, continuai-je.

— Pour des raisons de secret-défense ! compléta Vanessa.

Robert se redressa et tous marquèrent un moment de silence pour assimiler l’information.

— Et tu ne saurais pas où il se trouve, Hubert ?

— Non, je ne suis que maire ! peut-être que les maires des arrondissements de Paris sont au courant, mais pas moi. Nous n’avons même pas de salle de crise ou de panic room dans ma mairie.

— Avez-vous un moyen de communication spécifique et directe avec les pouvoirs publics à la mairie.

— Oui, mais plus en état de marche. C’était un smartphone portable ultra-moderne, sécurisé et crypté. Tu parles, le premier choc sur le coin de mon bureau et il était brisé. La bonne époque du bon vieux téléphone rouge à cadran manuel, nous aurait peut-être sauvé la mise.

— Oui, c’est sûr, mais vous sauriez si ce téléphone est toujours accessible.

— C’est-à-dire ?

— Est-ce que vous savez où il est ? Et si on peut le récupérer ?

— Mais je vous ai dit qu’il était hors d’usage.

— Monsieur, c’est une machine, et comme pour toute machine en panne, ça se répare.

— Sauf s’il est complètement broyé sous un parpaing, suggéra Vanessa.

« J’aime ton optimisme constant » pensai-je.

Monsieur le maire réfléchît quelques secondes, désemparé.

— Je ne sais pas… Tout s’est passé tellement vite… Peut-être, oui…

— Même si nous retrouvions ce téléphone, il faudrait le réparer, le recharger et surtout avoir du réseau, dit Fred. Ce n’est pas aussi simple que la radio qui fonctionne par ondes radio. Là il faudrait qu’il y ait des antennes relais en état de marche et le réseau satellite encore actif.

— Et un opérateur téléphonique encore ouvert et un téléphone à l’autre bout du fil, continua Fab.

— Pour l’opérateur, ce n’est pas un problème. Nous utilisons une ligne directe prioritaire, rassura monsieur le maire.

— Ça fait beaucoup d’hypothèses pour se lancer à la recherche de ce téléphone, en déduit Robert.

— Oui, mais cela vaut peut-être le coup de le tenter, dis-je.

Il y eu un moment de flottement où tout le monde s’observa. Je ne devais plus prendre de décision à froid, trop hâtive. Nous devions prendre quelques minutes pour revoir toutes les hypothèses. Etaient-elles vraiment réalistes ? En cas de black-out complet, y avait-il réellement encore du réseau téléphonique ? Il fallait penser aux choses auxquelles nous n’avions pas pensées. Et si la mémoire interne du téléphone avait été endommagée, effaçant le contact prioritaire.

Robert se leva.

— Bon, je pense qu’une bonne nuit de sommeil fera décanter toutes nos idées sur ce sujet.

— Oui, et je pense que nous en avons bien besoin, confirma Fab.

— Ça vous fera peut-être revenir à la réalité, dit Vanessa.

Elle avait peut-être raison et j’étais épuisé. Une chape de fatigue s’abattit sur moi d’un seul coup.

Les trois derniers invités à la soirée dont monsieur le maire partirent. L’un d’entre eux vérifia à chaque bord du bidonville que les gardes de surveillance étaient bien tenues. Elvige fit entrer les enfants dans le cube de tôles. Robert nous salua et suivit sa famille en tirant l’épais rideau de l’entrée. Nous nous empaquetâmes dans nos sacs de couchage autours du feu mourant où seules les braises émettaient une forte chaleur agréable. Comme pour une anesthésie au masque avant une opération chirurgicale, je n’eus pas le temps de compter jusqu’à dix avant de m’endormir profondément.

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