Dans l’œil du renard

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     Dans le bosquet, les rayons de l’aube percent la barrière feuillue des arbres, illuminent les parterres sauvages en d’innombrables taches dorées, accrochant çà et là les couleurs de quelques primevères, pissenlits, violettes et autres pervenches. La brise légère secoue les frondaisons ; soulève un froissement agréable pour l’oreille parmi les écorces ; anime les arbustes qui projettent alors leurs ombres claires sur le tapis de mousse, chassant les mouchetures lumineuses du soleil que pour mieux leur laisser place à nouveau, dans un scintillement incessant et fascinant. Un ruisseau coule là, clapotant son eau limpide contre les rochers lustrés par le courant, accueillant entre ses flots des poissons étincelants et nacrés. Des champignons de toutes formes et toutes teintes émergent entre les racines épaisses et le lierre rampant ; les brins de verdure se courbent en d’élégantes inclinaisons ; les feuilles virevoltent et frôlent le sol de leurs pointes craquantes et craquelées. Des effluves fruités s’élèvent des arbustes porteurs de framboises rebondies, de mûres ébène, de baies écarlates, de groseilles rondelettes, de fraises sucrées ; parfois le souffle du vent transporte même des émanations que l’on associe vite au miel cuivré.

     La nature s’éveille doucement. Les oiseaux lissent leurs plumages chatoyants, ouvrent le bec pour lancer leurs piaillements cristallins. Les écureuils sortent de leurs trous, agiles, l’on ne voit alors plus que leur queue passer entre les branches. Les hérissons glissent leur museau de sous leur toit de feuilles, reniflant la sûreté de l’air avant de sortir du nid. Les lapins quittent la chaleur de leurs terriers, avançant prudemment pour enfin s’élancer dans des bonds enjoués. Les serpents glissent et susurrent des sifflements guillerets, étalant les anneaux puissants de leur corps ondulé. Les abeilles tortillent leurs antennes et leurs petites pattes avant de se poser dans les pétales ouverts, tout juste prêts à offrir leur nectar.

La forêt offre une splendeur brillante, vivifiante et nourrissante que l’on retrouve rarement avec autant d’opulence ; cette grandeur se ressent dans chaque bruissement de feuille, chaque clameur animale, chaque respiration parfumée.

     Perché sur les vestiges morts d’un tronc brisé, un renard s’élève. Sa toison brille de mille nuances ambrées et porte encore les gouttes de la rosée, qui éclatent toutes en une myriade de reflets irisés ; les poils de sa fourrure ondoient sous le zéphyr. L’on croirait à une sculpture nitescente, tant il est beau et calme. Il reste dressé, avec une immobilité telle qu’elle en devient inquiétante. Seuls les mouvements subtils de ses oreilles et de sa truffe témoignent de la vie qui court dans ses veines, car ses iris bistres restent fixés au travers des arbres. Ses sens l’ont mis en alerte. Il voit, il sent un trouble dans l'atmosphère que les autres animaux ignorent encore.

     Les secondes s’étiolent, alors l’irrégularité ressentie dans la nature n’est plus un simple pressentiment pour le canidé. Il baisse la tête pour humer davantage cette odeur qui le gêne, tandis que d’autres animaux redressent eux aussi le cou. Les oiseaux se taisent, les écureuils se figent sur les branches, les lapins s’immobilisent sur leurs pattes arrières, les hérissons tournent la tête, les serpents cessent leurs ondulations, les abeilles se posent. La nature tout entière est soudain tendue, alerte, en attente. Puis tout explose.

     De grandes créatures sur deux pattes surgissent entre les troncs, bruyantes, puantes ; elles écrasent les fleurs, impriment le sol de leurs empreintes lourdes, hurlent de rire, crachent sur la mousse, brisent les brindilles. Des outils tranchants aux reflets métalliques sont brandis, mordent la chair du bois dans de grands fracas explosifs, éparpillent les copeaux des arbres qui gémissent leur agonie jusqu’à s’échouer dans un soupir sur leur lit mortuaire. L’on démembre les cadavres après les avoir ainsi fendus en deux, l’on s’acharne à découper des tronçons rondelets, ne laissant plus à la nature que les souches, vestiges de leur existence passée.

La faune fuit d’un seul mouvement face à cet éclair agressif ; bonds et courses s’enchaînent tandis que les bêtes tournent le dos aux intrus, la peur au ventre. Elles sont loin bientôt, mais il en existe une pour rester en arrière.

     Tapi à l’ombre de son tronc brisé, le renard se cache, le renard observe. Le poil hérissé, la queue gonflée par le danger, les griffes profondément enfoncées dans le limon de la terre, les muscles bandés, il se tient prêt à se défendre ou à s’échapper sans être vu. Il regarde les nids des oiseaux et les glands des écureuils s’échouer en même temps que leurs demeures, il entend les plaintes des fuyards retardataires ; le tout en gardant une attention pleine et entière pour ces étrangers destructeurs qui approchent inexorablement vers l’entrée de son terrier. Ils découpent, ils arrachent, ils entassent, ils emportent. La forêt devient nue après leur passage. Silencieuse. Morte.

     Bientôt, un importun s’avance trop près. Le renard fait un bond, glapit, les oreilles rabattues et les babines retroussées sur des crocs menaçants. L’intrus sursaute et jure avant de reprendre contenance. Le pouls du renard s’excite, ses pupilles s’étrécissent, mais il ne fait pas peur à son adversaire. L’inconnu tire une longue tige ocre de derrière son dos, la pose contre une corde tendue selon un mécanisme étrange pour l’animal, puis la flèche fuse.

Le renard survit de peu. Le carreau effleure l’arête de son crâne, arrache une touffe de poils et fait jaillir un liquide chaud et carmin sur le pelage roux. La bête saute, atterrit et rebondit, puis recommence jusqu’à disparaître dans les fourrés. Le cœur dans la gorge, évitant les autres attaques, le renard ne se retourne pas et fuit à corps perdu.

     Il ne reviendra pas. Ni lui, ni les oiseaux, ni les écureuils, ni les hérissons, ni les lapins, ni les serpents, ni les abeilles. L’invasion s’étendra inéluctablement, telle une infection mortelle. La frontière de la forêt reculera encore et encore, chassant ses habitants, tuant ses refuges ; ne laissant derrière elle que du bois éteint et sec, des squelettes désolés et des terriers abandonnés. Des constructions de fer et de pierre viendront écraser ces vestiges, dépasser de loin les anciennes hauteurs des arbres. De grands panaches de vapeur et de suie s’échapperont des scieries et des ateliers, les déjections viendront souiller les ruisseaux et étouffer l’air de leurs remugles. Le rusé renard ne retrouvera jamais son terrier ni les terres de sa naissance ; il faut migrer, loin encore, fuir ces assassins. Etablir une nouvelle existence, voler parfois de la volaille dans les poulaillers des grands chemins – comme une provocation mêlée de consolation face aux fieffés gêneurs. Il oubliera d’où il vient, ne voyant plus qu’en rêve les souvenirs de son bosquet luxuriant, des ruches bourdonnantes, du chant des oiseaux, des bruissements des feuilles et des teintes des fleurs ; jusqu’à s’éteindre dans une campagne froide et maigre.

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     Dans la vallée, les rayons de l’aube percent les nuages clairs et cotonneux qui s’amoncèlent dans le ciel, embrasant de leur caresse lumineuse les tourelles et les reliefs tranchants des bâtiments. La ville, majestueuse, surgit entre les montagnes, impose ses propres monticules briqués et cimentés. Ces derniers brisent la douceur des courbes du petit vallon, détournent ses sillages et sa rivière, ouvrent son ventre verdoyant en d’immenses tunnels sombres. L’herbe ne pousse plus que là où on l’y autorise, les primevères et les pervenches ont disparu au profit de pavés gris et limés par le temps. Les constructions étendent leurs confins jusque dans les retranchements de la nature, qui ne peut que se plier face aux assauts et grignotements de leur avancée dévorante.

Les bâtisses s’élèvent à des hauteurs surnaturelles ; bravent les lois de la gravité et de la vallée dans des circonvolutions audacieuses ; assombrissent les venelles de l’ombre de leur grandeur. Les façades offrent les couleurs pastels de leurs volets, les toits celles de leurs ardoises, comme une célébration silencieuse au sein de ces convexités imposantes. Les vitres miroitent les effets de l’aurore et font resplendir la cité d’une somptuosité rare. Elle domine les creux de la région sans avoir besoin de frémir d’activité, car elle dort encore, souveraine dans ces terres auparavant sauvages.

Le vent gémit entre les pierres, murmure des mots angoissants aux fenêtres des habitants, soulève un seau qui roulera le long de la grande rue, envole un drap qui pendait sur un fil. Quelques portes claquent et l’écho résonne longtemps dans les venelles toujours calmes.

     La cité s’éveille doucement. Les oiseaux chantent dans les tuiles, les rideaux s’ouvrent, les citoyens sortent de leurs chaumières. Les cheminées commencent à cracher une épaisse fumée. Les enfants rient et crient en courant dans les intersections, troublant la quiétude dont le temps est sérieusement compté ; les passants se hâtent vers leur destination quotidienne ; les femmes rougissent aux galants qui leur sourient ; les hommes interpellent les commerçants qui installent déjà leur marché.

     Perché sur la colline environnante, un renard s’élève. Tache rousse au milieu des herbes smaragdines, il se remarque facilement, mais il n’y a personne alentour pour le voir. Une poule au cou rompu dans le creux de ses mâchoires puissantes, il domine l’agglomération depuis les hauteurs de la nature. Il s’est hâté de regagner ces dernières ce jour-là ; car il est empreint d’un sombre pressentiment dicté par son instinct. La terre ne résonne pas comme à l’accoutumée, le ciel tremble discrètement, irritant ses sens facilement inquiétés. Comme son ancêtre, il perçoit une ambiance face à laquelle les bipèdes en bas restent aveugles.

     Les secondes s’étiolent, le renard bat de la queue en attendant que quelque chose de plus concret se manifeste. Un frémissement lui fait lâcher sa proie inerte ; il se baisse, le dos courbé, les pattes tendues. La colline elle-même semble se figer dans un ultime avertissement. Tous les autres ont déjà fui, et les chiens ont beau se mettre brutalement à aboyer en bas, leurs maîtres ne comprennent pas. Puis tout explose.

     De grands tremblements terrifiants se mettent à déchirer la terre, troublent les reliefs qui paraissent alors doublés tant le sol s’anime. Les bâtiments de la cité tanguent de manière alarmante pour s’effondrer de tout leur poids sur les passants innocents, les pavés se fendent pour offrir des routes aux crevasses abyssales, les clochers d’une église résonnent d’un coup final. Les fondations ne sont pas assez puissantes dans cette vallée sauvage, l’imprévu est trop brutal, et la cité érigée depuis des siècles, dont la grandeur ne cessait de croître, chute d’un coup presque unique. Les reliefs s’abaissent soudainement, les panaches de fumée ne sont désormais plus le résultat d’une industrie active mais celui d’une explosion de poussière et de débris.

La population tente de fuir d’un seul mouvement. Le renard, recroquevillé contre le sol qui tempête, terrorisé par le déchaînement de la nature, se sait pourtant à l’abri sur la colline. Il observe les vieux conquérants, similaires à des fourmis depuis son perchoir, s’élancer dans des courses folles à travers les ruelles. Les hurlements parviennent jusqu’à ses tympans délicats, ainsi que le résonnement du choc des pierres sur les os, puis enfin les effluves du sang portés par le vent.

     Un sombre craquement déchire et domine les cris de la foule, et l’on voit alors la montagne se déplacer. Les cimes se meuvent, les rochers célestes chutent et dégringolent, emportant avec eux éboulis torrentiel et glissement de terrain. Les habitants de la vallée n’ont aucune chance. Une vague de fange caillouteuse d’une puissance mortelle s’abat sur les rares qui auraient pu survivre, engloutissant de manière définitive les splendeurs résistantes de la cité. Les éléments s’acharnent, dévastateurs, cruellement indifférents, balayant des générations de développement et de prospérité. La cité est ravagée après leur passage. Silencieuse. Morte.

     Bientôt, le renard s’introduit dans la cité détruite. Intrus dans ces terres qui étaient autrefois celles de son espèce, il marche sur les pavés éclatés, louvoie entre les devantures, les débris et les cadavres. Tout est calme et immobile ; c’est inquiétant et mélancolique à la fois.

Un homme agonise là-bas, le crâne enfoncé, la respiration haletante. La bête s’approche, dilatant ses naseaux à l’odeur de la peur et de la mort. L’homme le regarde en silence, plongeant ses prunelles dans celles, étrangères, du renard. Ce dernier avance encore, jusqu’à effleurer de son museau la peau luisante du condamné. Doucement, il lèche sa joue et sa paupière dans un geste affectueux. L’homme rend alors son dernier soupir, le regard fixé désormais vitreux, soulagé dans ses derniers instants par une nature qui venait pourtant de tout lui prendre.

     Ils ne reviendront pas. Ni les femmes, ni les hommes, ni les enfants, ni les chiens. La déliquescence de la ville sera inévitable, telle une malédiction sur des terres ancestrales. La frontière de la nature avancera encore et encore, engloutissant le tranchant des bâtiments fendus. Le lierre investira ses doigts pénétrants entre les pierres éclatées des ruines, les arbres renaîtront au travers des fissures, dominant les vestiges d’une urbanisation passée. La mousse recouvrira les dépouilles ; les fondations rocheuses s’effriteront et deviendront vétilles, saupoudrant l’humus de leurs cendres argentées. Quelques vestiges habilement conservés sous les décombres persisteront parfois, témoins muets de la décadence de leur temps et leur existence ; mais ils ne seront que petits et déchus face à la nature imposante et envahissante. Les écureuils reviendront courir dans les branches, les lapins creuseront au pied des racines, les hérissons se cacheront sous les feuilles flétries, les serpents susurreront près des abeilles bourdonnantes. Un renard guidera ses petits sur une forêt fertile et luxuriante, pleine à nouveau de framboises juteuses et de ruisseaux gonflés par les eaux. Ils n’auront plus à chasser des poulets emprisonnés dans des grilles de ferraille ; la nature est là, ouverte toute à eux.

Jusqu’à ce qu’une menace singulière leur fasse redresser l’échine.

Ecouter le craquement des brindilles.

Regarder l’horizon.

Cela recommencera-t-il ?

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